Neige

 

 

 

Entre décembre et mars, quand la terre est par trop malheureuse, privée comme elle l’est de feuillages clairs, de fleurs, de jeux et de rires enfantins, qui sont toute la grâce de la vie, - il arrive que le ciel, de qui dépendent tant de choses, la prenne en pitié et tout doucement descende vers elle en de très petites parcelles légères comme un duvet, immatérielles comme le baiser des anges ; mais qui, à peine touchée la terre, après un frêle pétillement, s’évanouissent.

 

Le ciel ne se laisse pas décourager pour si peu. Qu’on le laisse faire et que chacun retourne tranquillement à ses occupations ! Il connaît son affaire, le ciel.

 

Il a commencé par envoyer de gros flocons, un peu hésitants, en éclaireurs : la terre est-elle prête à recevoir cette manne d’en haut ? Oui, elle l’est. La preuve, c’est que, dans les écoles, les enfants, se poussant du coude, ne peuvent s’empêcher de tourner vers les fenêtres des yeux émerveillés ; en sorte que le maître a toutes les peines du monde à les intéresser aux mystères de la règle de trois et aux clauses du traité de Westphalie.

 

 

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Le ciel se met donc à multiplier ses flocons, il les charge un peu, il les fait descendre bien droit, en rangs serrés. Déjà troènes et thuyas, sapins et buis, tout ce qui porte en mon jardin livrée d’un vert sombre, picoté, se ponctue de blanc. Les choses iront moins vite avec les chemins et les routes : il y a tant à faire par là, et l’on est sans cesse dérangé !

 

Merveilleuse est la persévérance de la neige, et sa minutie, son impartialité n’ont d’égales que celles de sa sœur pauvre la Pluie… Chaque brin d’herbe a son flocon, chaque ramille son liseré et les pointes mêmes de ma grille s’offrent une évanescente petite étoile.

 

Il neige, il neige. Où le ciel prend-il toute cette blancheur, lui si gris apparemment ? Il doit y avoir du miracle là-dedans – de la magie peut-être ?

 

Mais non, cela a l’air sérieux, cette fois. Même les toits se prennent par places, eux si glissants d’habitude. Pourvu que ça tienne ! Faites, mon Dieu, que ça tienne !

 

En silence – dans un extraordinaire silence – la neige poursuit, la neige a déjà presque parachevé son grand jeu de patience.

 

 

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Ce matin, une lumière blanche inhabituelle flottait au plafond de ma chambre. Je suis allé à ma fenêtre. La Neige ! Oui, c’était bien elle, la fidèle, la sœur enfantine – immaculée, mais parfois si décevante ! – du sable des plages.

 

J’ai regardé en direction du potager. Plus de potager ! Effacées, les plates-bandes à l’abandon, les allées envahies par l’herbe ; effacée avec elles la mauvaise conscience d’un jardinier point trop zélé. Une vie nouvelle commence, c’est jour de vacances pour les travaux de la terre.

 

L’épouvantail à moineaux du voisin, qui s’est paré pour la circonstance d’un chaperon d’hermine et qui n’a jamais été moins épouvantable, - il n’y a qu’à regarder pour comprendre que, s’il le pouvait, il serait le premier à donner sa pâture au moineau perché sur sa tête.

 

Une grande paix est descendue sur le monde. Aujourd’hui, nous savons que les avions de la base voisine ne décolleront pas. Les chiens se taisent, devinant qu’il se passe des choses émouvantes qu’ils ne peuvent comprendre. Dans la rue, qui commence à brunir par traînées (Dieu sait pourtant que le ciel n’a pas ménagé le blanc !), les rares voitures circulent avec une lenteur d’un autre âge ; à peine les entend-on. Ce ne sont plus des ennemies : tout juste de craintives, de respectueuses personnes, comme nous.

 

Tranchant joyeusement la neige à grandes pelletées pour ouvrir un passage de notre porte jusqu’à la grille, au bout j’ai rencontré le voisin d’en face qui en faisait autant. Nous avons causé un bon moment et plus gaiement que d’habitude : encore un signe des temps nouveaux. Son toit est tout blanc comme le nôtre, comme tous les autres toits – ça a tenu, vive Dieu ! Chaque maison couve son bonheur d’être bien calfeutrée, et le mince filet de fumée bleue qui s’en élève la relie au ciel.

 

Toute la lumière du monde naît maintenant de la terre. Noël peut venir. Noël est déjà sur la terre.

 

 

décembre 1965, juillet 1993