L’ARBRE
Quand le sage Arunâ, ayant vieilli par les
chemins de la terre, qui sont innombrables et embrouillés comme ceux de la mer,
connut enfin quelle vanité c’est de chercher au dehors Celui qui n’habite que
dans le sanctuaire de notre cœur, il dépouilla le peu qui lui restait de
vêtements en faveur d’un pauvre hère qui passait par là, et s’assit dans la
poussière, les jambes croisées selon le rite. Il fit de son corps une tige bien
droite, leva le front vers le ciel, ferma les yeux, revit en esprit sa vie tout
entière et fit cette prière :
- Père des créatures, me voici donc, à ces
quelques pauvres feuilles près, tel que je sortis jadis du ventre de ma mère,
ne possédant plus rien que ces membres desséchés, ce cœur qui battit pour le
bien mais trop souvent pour le mal et cette âme que je suis prêt à te rendre,
si telle est ta volonté. Si ta justice ne permet pas que je rentre dans ton
sein pour être sauvé du cycle malheureux des réincarnations, fais du moins que
je renaisse un jour en quelque créature qui ne soit que patiente humilité,
douceur donnante et soumise au souffle de ton Esprit. Car je fus souvent
impatient et rebelle à tes commandements dans mes jeunes années et jusque dans
mon âge mûr. Et quand, plus tard, il plut à un rayon de ta sagesse de toucher
mon cœur ; quand, dans ma très grande pauvreté, je n’avais plus à donner
que des paroles de lumière ou les chants qui me venaient en marchant solitaire,
je ne pouvais me défendre d’un mouvement d’amour-propre lorsqu’on louait en moi
ces inspirations et cette beauté qui ne venaient que de Toi.
Il se tut, sourit comme seuls savent sourire
ceux qui ont entrevu la Vérité, et, toujours fermement établi sur le nœud de
ses jambes et la tête dans le ciel, indifférent à la brûlure du soleil comme à
la morsure du froid nocturne, au fouet de l’averse comme au harcèlement des
insectes, il attendit.
Il attendit des jours, des mois, des années.
Ceux qui passaient par là, voyageurs, pèlerins, marchands, aventuriers, poètes,
voyant ce visage rayonnant d’une paix surnaturelle, ne pouvaient s’empêcher de
s’arrêter pour le contempler, comme on fait le plus beau paysage, en silence.
Quelques-uns déposaient à ses pieds, sans mot dire, une poignée de riz ou de
dattes sur une feuille de bananier, et Arunâ remerciait d’un regard et d’un
sourire qui valaient, et au-delà, les plus beaux discours. À ceux pourtant
qu’animait une plus ardente attente, il consentait parfois à s’adresser d’une
voix qui ressemblait au murmure du vent dans les feuilles. Il disait :
- Ce fut lorsque je compris que je n’étais
rien par moi-même, rien qu’un peu de poussière dans le vent, et que c’était
trop encore que le peu que je possédais et qu’il me fallait le donner pour le
posséder vraiment ; ce fut lorsque je me fus vidé de toute chose, et d’abord
du triste orgueil de la chair et de cette avidité insatiable qui fait tant de
misérables, que la splendeur du monde commença d’entrer en moi, rafraîchissante
et nourrissante comme les pluies de la mousson dans la terre desséchée ;
et, avec elle, l’infinie bonté du Créateur, et sa joie.
Il disait encore :
- De quoi te mets-tu en peine, mon
ami ? Tu vas chercher au bout du monde un bien illusoire, quand le vrai
trésor est enfoui dans ton cœur ; en toi le Jardin des fleurs qui jamais
ne se fanent ! Aussi longtemps qu’il coule un peu de sang dans tes veines,
tu possèdes toute chose.
Paroles qui naissaient d’un fond de sagesse
universelle que tous ont, à quelque moment de leur vie, entrevu. La merveille
était que ces paroles, en sortant de la bouche d’Arunâ, revêtaient une telle
lumière de vérité que ses visiteurs le croyaient et, s’étant inclinés en
silence, repartaient le cœur vivifié d’une espérance et d’une force nouvelles.
Comme faiblit, vacille et finit par
s’éteindre la flamme d’une lampe où l’huile vient à manquer, ainsi la vie du
sage Arunâ. Son dernier souffle fut pour murmurer :
- Ram, ô Ram, mon Maître et mon unique
amour, je sais maintenant que tout est bien et je te rends grâce pour toute
chose. Entre tes mains miséricordieuses je remets cette âme misérable, qui fut
pourtant formée à ton image. Qu’il soit
fait d’elle selon ta volonté !
Il entra aussitôt dans sa paix
définitive : son sourire ne l’avait pas quitté.
Le corps d’Arunâ était devenu, à force de
jeûnes, si léger qu’un enfant aurait pu le porter sur le bûcher où il fut
consumé selon le rite. Quoiqu’on eût fait par nécessité usage du bois le plus
ordinaire, il se répandit alentour un parfum pénétrant et balsamique, comme en
dégage en brûlant le bois de santal.
Les cendres d’Arunâ furent enfouies au lieu
même où si longtemps le sage s’était tenu assis. Il en naquit un Arbre qui
n’était d’aucune espèce connue, et qu’on appela l’Arbre du Soleil levant[1].
Quatre fortes racines partaient de la base vers les quatre points cardinaux
comme afin d’enlacer plus fermement la terre, qui est notre mère à tous. Droit
et pur s’élançait le fût vers le ciel, mais c’était pour bientôt se diviser en
deux branches maîtresses horizontales, figurant à la fois la balance de la
justice et deux bras ouverts à toute la misère du monde. Plus haut, ce n’était
qu’un harmonieux et dansant entrelacs de ramures, de rameaux et de ramilles qui
se rejoignaient à la pointe de l’Arbre, en plein ciel ; le tout évoquant
une immense flamme, mais flamme fraîche et douce, flamme de vie. Cet Arbre
avait presque autant de nids que de feuilles. En sorte qu’il en émanait en tout
temps un hymne nombreux, - murmure très doux durant la nuit, mais que le
premier rayon de l’aurore changeait en une explosion de joie.
Or, tous ceux qui passaient près de là,
voyageurs, marchands, pèlerins, poètes, oui les brigands eux-mêmes ne pouvaient
s’empêcher, entendant ce concert, de s’approcher de l’Arbre et de faire halte à
son pied. Et l’on assure que les plus las, les plus blessés par la vie, repartaient
d’un pas vif, les yeux pleins de lumière et le cœur renouvelé.
mai 1991