La Jupe mexicaine

 

 

Passant jadis par El Paso, à la frontière du Texas et du Nouveau-Mexique, je visitais dans cette ville une exposition d’art mexicain, quand je tombai en arrêt – allez savoir pourquoi – devant une jupe fort singulière, déployée en éventail sur un mur.

 

Après tant d’années, je revois, comme si c’était hier, ce tissu de coton noir uni déroulant à sa base une frise multicolore de personnages bizarrement carrés et courtauds, qui n’étaient pas sans évoquer les caricatures de nos dessinateurs humoristiques autant que les peintures des anciens Aztèques. Je m’en épris sur le champ.

 

Une des grâces les plus précieuses des voyages, c’est qu’ils nous permettent de prendre le large de bien des choses – à commencer par nous-mêmes – et d’apercevoir tout à coup ce que la routine quotidienne nous tenait caché. À mesure que progressait notre tour des États (nous étions une vingtaine de professeurs des deux sexes invités par le gouvernement américain au titre de la fondation Fullbright), prenait consistance en moi une idée bien nouvelle : « Voici beau temps, me disait-elle, que tu as doublé le cap orageux de la trentaine, papillonnant à droite et à gauche selon ta chère habitude : où est ton butin, où est ton miel ? Bref, il serait temps, grand temps de changer de vie. »

 

Autrement dit, l’idée du mariage, jusque-là fort terne dans mon esprit, commençait à s’élever comme une radieuse aurore au-dessus des brumes de ma vie. Et voilà que devant cette diablesse de jupe, une voix inattendue me disait : « Achète-la ; celle à qui elle ira sera ta femme. »

 

Docilement, je me renseignai auprès de la personne préposée à la surveillance de la salle, une piquante brunette qui ne devait manifestement rien aux artifices hollywoodiens. Si la chose était à vendre ? Oui, elle était, - enfin on voulait bien me faire cette grâce. S’il était possible de l’emporter ? Tout de suite ? Hélas non, ce n’était pas, désolée ! Mais justement l’exposition fermait le soir même. Si j’étais assez bon pour laisser mon adresse à El Paso, on se ferait un plaisir de me l’apporter à domicile.

 

Le lendemain matin, à l’hôtel qui nous hébergeait, quelle ne fut pas ma surprise de voir ma Néo-Mexicaine se présenter revêtue de la jupe désirée. Elle lui allait à ravir.

 

- Ainsi me voilà ! dit-elle. Et d’un doigt expert dégrafant l’objet de ma convoitise (qui recouvrait, Dieu soit loué, une autre jupe, cent fois moins fascinante que la mienne) elle me le tendit avec un séduisant sourire.

 

Or, c’est une chose de jeter en l’air, dans un moment d’enthousiasme, un vœu téméraire ; et c’en est une autre de se voir quasiment pris au mot, hic et nunc. La jeune personne était tout à fait charmante, soit. Et peut-être le sang épicé qui courait visiblement dans ses veines eût-il produit, mêlé à celui, sans doute un peu trop sucré, qui rêvassait dans les miennes, un rare spécimen d’humanité ? Mais quoi ! allais-je rapporter cette étrangère dans mes bagages, qui ne s’étaient déjà, de ville en ville et de l’Atlantique au Pacifique, que trop alourdis ?

 

- J’espère, me dit la demoiselle, quand nous eûmes sacrifié au rite du Dollar, qu’elle ira bien à votre girl-friend.

- Je l’espère aussi, fis-je (et je vis se presser dans ma tête les silhouettes de deux ou trois candidates possibles).

- Et… si elle ne va pas ?

- Eh bien, dis-je en souriant, c’est tout simple, je n’aurai plus qu’à repasser l’Atlantique et à revisiter, par exemple, El Paso. C’est une très jolie ville qu’El Paso, ajoutai-je en regardant la jeune personne d’une certaine façon, afin de préciser ma pensée.

 

La jeune personne eut un sourire tristement sceptique – tant paraît solidement établie d’un continent à l’autre notre réputation de séducteurs volages, et soudain, résolument :

 

- Dans ce cas, so long ! ô revouâ, c’est ce qu’on dit en français, n’est-ce pas ?

 

Je répondis par un sourire un peu différent (les nuances en sont, bien plus que pour les paroles, délicates et d’un emploi aisé) et je sentis sa chaude petite main quasi-mexicaine s’attarder jusqu’à se fondre dans la mienne.

 

L’automne me ramena dans la petite ville haut perchée de B., en plein Périgord Noir. Un peu châtelain par sa tour interdite, son collège évoquait plutôt à mes yeux, par ses terrasses superposées comme les ponts d’un navire, je ne sais quel vaisseau s’avançant, les matins d’automne, au-dessus d’une mer de brume bleuâtre que perçaient les cimes des peupliers. En me penchant par-dessus le parapet de la terrasse inférieure (qui servait de cour de récréation), je pouvais voir à mi-pente, dans une prairie sauvage que juin, d’année en année, égayait de foules de coquelicots, une drôle de maisonnette d’un blanc écaillé, que son nom suffisait à ma poétiser : la Délie. Deux Parisiennes, une veuve encore assez fraîche et sa lycéenne de fille, y venaient passer les petites vacances de l’année scolaire. J’avais appris, quand je descendais allégrement le versant de la vallée, à reconnaître le sentier à peine discernable qui conduisait à cette aimable Délie. Auréolé par mon voyage aux Amériques, et surtout par ce « Grand Tour » des États (comme nous disions entre nous), je repris avec confiance mes visites accoutumées. J’étais fort tenté d’essayer la jupe sur la fille, une petite brune aux yeux verts, à la voix fragile et plaintive, qui ne me regardait pas, je crois, d’un trop mauvais œil. Mais une jeune fille si sensible ! Qu’allait-elle penser de cette diablerie de bonshommes raccourcis, sortis d’une aussi ancienne païennerie ? Et surtout, qu’eût pensé la mère ? Elle non plus, autant qu’il m’en souvienne, ne détestait pas les yeux bleus… Je gardai la jupe pour des temps où le sort daignerait plus clairement se manifester.

 

À quelque temps de là, un hasard bienveillant (s’il faut vraiment lui donner ce nom) mit sur ma route une jeune femme de haute et noble allure, une femme aimante, - de celles qui, dans la grisaille des natures, écartent résolument le noir pour ne retenir que le clair. La jupe, bien sûr, ne fut pour rien dans l’affaire : elle eût paru, dans cette circonstance, incongrue autant que puérile. Je la réduisis à l’état d’ornement, déployée sur un mur de ma chambre comme je l’avais vue à El Paso ; mais elle avait déjà perdu une grande partie de son pouvoir magique.

 

Une quinzaine d’années plus tard, j’eus quelque espoir de la faire revivre. Hélas – mais faut-il dire : hélas ? – le tour de taille de ma fille n’était pas du tout celui de la jeune Néo-Mexicaine. La jupe reprit son poste au mur de ma chambre. Ses couleurs achevèrent de se faner, et la poussière, qui n’aime rien tant que les recoins, se nicha avec une évidente prédilection dans les plis du tissu – bientôt imitée par les mites.

 

Il fallut se résoudre à reléguer la pauvre chose au bas d’un placard. Elle y resta longtemps, - jusqu’au jour où nous découvrîmes notre chat favori couché sur elle, avec toutes les apparences de la béatitude ; il s’y trouvait si bien, qu’il s’y oublia tout à fait certain jour, comme un bébé dans ses langes.

 

Ce fut la fin. L’objet d’un rêve un peu fou, après cette suprême insulte, ne pouvait qu’achever sa carrière – j’ai honte de le dire – là où finit tout ce qui a raté ou épuisé la sienne ici-bas : dans la poubelle.

 

Nous lisons que les lois des anciens Aztèques, peuple de haute civilisation, proscrivaient sévèrement la sorcellerie et la magie ; mais c’était il y a cinq cents ans, et plus. À bien considérer les choses, je ne sais ce qu’il en était au juste de ma Néo-Mexicaine – qui l’était peut-être tout à fait -, mais il faut avouer que, dieux ou démons, ils n’avaient pas l’air du tout catholiques, les bonshommes de la jupe.

 

juillet 1993