La  canne à pêche

 

 

Longue, longue, flexible antenne que prolonge un fil à peine visible, la canne à pêche relie l’homme qui la tient au ciel, au mystère des eaux, à l’écoulement égal des choses ; elle l’introduit dans le règne de la patience, de la pure contemplation et du détachement des vaines agitations de ce monde, - qui sont le commencement de la sagesse.

Mieux qu’un sceptre, elle lui confère une sorte de royauté sur les événements, et mieux qu’une baguette magique, une réelle invulnérabilité. Les patrons peuvent s’engraisser sur le dos du pauvre monde, la femme tempêter du matin au soir contre d’impossibles garnements et la planète prendre feu par tous les bouts, - le pêcheur n’en sait plus rien, cela doit concerner quelqu’un d’autre… Son âme est tout entière unie aux mystérieuses oscillations de ce bouchon écarlate, à cette feuille qui passe, fragile nacelle emportée comme nous tous vers quel destin ? Car le pêcheur est aussi un poète qui s’ignore, à jamais sauvé du tracas de la rime.

Il n’est donc pas nécessaire – pour peu que l’on n’éprouve aucune joie à extirper un perfide crochet d’une bouche béant sur de muets reproches – de prendre du poisson pour être pêcheur ; et peut-être vaut-il mieux n’en rien faire. C’est, n’en doutons pas, en jetant sa ligne dans un de ces potamoï grecs, hier torrents bondissants, aujourd’hui lamentables filets d’eau errant entre les roches, que le sage Héraclite, voici plus de deux mille ans, ferra cette sentence délicieusement mélancolique qui fit le bonheur de ses vieux jours et qui devait enchanter après lui une suite infinie de poètes élégiaques et de philosophes désabusés, - à savoir que « l’homme ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. » Elle valait bien une truite.

 

Pour moi, ayant éprouvé, vers le milieu de ma vie, le besoin d’en changer et d’enfourcher enfin un paisible dada, je me vis certain jour faire emplette d’une canne et même – horreur ! – d’une livre d’asticots (je voyais grand, comme il appert). Je choisis pour mes débuts une radieuse matinée de mai, la plus bénigne de nos rivières, et m’établis au pied d’un saule de noble aspect : toujours les arbres furent mes amis et mes protecteurs. Et d’abord j’eus soin de concentrer une attention assidue sur le bouchon. Comme rien ne se passait, je changeai de méthode et me pris à rêvasser au loin, étant chose notoire que la chance est une coquette qui sourit à qui la dédaigne. Même succès.

C’est alors que le ciel prit les choses en main sous les espèces d’un curé qui passait par là, le cœur en fête. L’homme de Dieu flaira sur le champ le novice ; relevant sa manche sacerdotale, il me montra comme il fallait, d’un tour de poignet dégagé, expédier la ligne avec décision là où un poissonnet peu expérimenté ne peut que l’attendre, en appétit d’asticot. J’observai mon sauveur avec confiance : si le Maître avait multiplié les poissons comme on sait, s’il avait gonflé à crever les filets des pêcheurs ses apôtres, le disciple n’allait-il pas, pour un pauvre pécheur de bonne volonté, tirer d’une honnête rivière ne serait-ce qu’une ablette ? Sans doute ne fus-je pas jugé digne d’un aussi modeste miracle : rien ne vint. L’homme de Dieu s’en fut alors sur ses grands pieds vers de plus hauts desseins, me recommandant sur toute chose la patience et la persévérance, qui viennent à bout de tout.

Hélas, j’eus beau renouveler à mainte reprise le geste auguste du pêcheur, tout ce que je réussis à faire, ce fut d’expédier ligne et pendeloques s’emberlificoter dans les ramilles de l’arbre. Je tirai comme un beau diable : en vain. Tant je fis danser la branche qu’enfin la ligne céda, mais seule… Seule ? Non pas ! Abandonnant là-haut bouchon et breloques, j’accomplis ce bel exploit d’éparpiller quelques feuilles qui vinrent gentiment se poser sur ma tête et mes épaules. Effilées et pâlottes, elles ressemblaient de façon troublante à mes récalcitrantes ablettes. C’est elles qui durent danser en rond, à ce spectacle !

 

Telle fut en vérité ma pêche miraculeuse. En ce temps-là, j’étais peu versé – le suis-je davantage aujourd’hui ? – dans l’interprétation des signes. « Tu pêcheras du côté du ciel », - le message était pourtant clair. Mais j’ai la tête un peu dure et il ne s’écoula pas moins d’une dizaine d’années, il me semble, entre l’avis d’en haut et un commencement d’exécution.

 

Ainsi prit fin, à peine commencée, en ce matin de mai au bord de l’Indre, ma carrière de pêcheur fictif. Dépouillée de son merveilleux moulinet et de ses attributs guerriers, la pauvre canne servit quelque temps, quand venait septembre, à taquiner dans mon verger les pommes haut perchées et peu pressées d’abandonner leur arbre… Plus tard, on la vit soutenir de languissants rosiers, - ce qui représentait tout de même une réelle promotion. Et puis…

Et puis, lasse de ces faux-semblants et de ces métamorphoses, elle rentra enfin – je ne sais quand, où, ni comme – dans le néant d’où – non sans raison, je pense – elle était sortie. Mais le souvenir de nos communes prouesses n’est pas près, lui, de me quitter.

 

août 1993