Comment le Brontosaure vint au monde

ou Comment le plus grand paresseux du monde en trouva un plus paresseux que lui

 

 

Il fut un temps, ô très douce, où, les petites filles aux yeux raisonnables et beaux n’ayant pas encore été inventées, la liberté la plus folle régnait sur terre. C’est ainsi que Prêles et Fougères s’élevaient au ciel en grande majesté, pendant que beaucoup d’arbres se donnaient des airs de plumets, de houppes, de perruques, d’éventails, de mâts de Cocagne, de bouquets un peu fous ; il y en avait même qui ne prenaient pas la peine d’avoir des feuilles et n’en dansaient pas moins de leurs mille bras souples et lisses comme des algues. Les cascades dégringolaient gaiement des falaises cristallines, les rivières couraient au petit bonheur, aujourd’hui ici, demain là, parfois se changeant en lacs pour mirer à loisir la beauté d’un ciel rose et or. Des îles surgissaient le matin du sein de la mer, qui le soir avaient disparu. Le croirais-tu ? Nos sages collines elles-mêmes, sur lesquelles nous allons le dimanche cueillir des fleurs, en ce temps-là pétaradaient à qui mieux mieux, crachant rochers et flammes : le grand feu d’artifice des premiers temps de la Création !

 

Les animaux, bien sûr, n’étaient pas les moins fous. Comme les livres de sciences naturelles n’existaient pas encore, ils en profitaient pour se livrer à des concours d’extravagance. L’un, pour faire impression, hérissait son échine de toute une collection de bosses osseuses, monument dont le poids l’écrasait. L’autre, un vrai lourdaud, s’étant donné de formidables pattes arrière dans l’espoir d’imiter les sauterelles, l’étoffe avait manqué tout à coup : il avait fallu se contenter pour l’avant de jambes de bébé, lesquelles pendouillaient là-haut, complètement inutiles : obligation de vivre désormais accroupi. Qui voyait passer le corps du Diplodocus cherchait sa tête, qu’un cou phénoménal promenait on ne sait où. Le Dimétrodon, gigantesque lézard parfaitement terrestre, affublait son dos d’une nageoire épineuse pareille à la voile d’une jonque chinoise, qui ne servait qu’à le faire chavirer ; pendant que le Ptéranodon, qui jetait en planant autant d’ombre qu’un nuage, s’empêtrait par terre dans les membranes de sa voilure comme notre langue dans les consonnes de son nom. Si horribles étaient le Tyrannosaurus et le Tricératops, qu’ils prenaient peur quand, dans le miroir de quelque flaque, ils venaient à rencontrer leurs effroyables gueules. Telles, ces masses brinquebalantes promenaient à travers forêts et marais leurs crânes imbéciles, gros comme des coquilles de noix. Heureusement elles se rencontraient parfois, et du choc seul, sans croc ni corne, se démantibulaient. Avec un flegme mélancolique, elles achevaient de se découdre, et s’affalaient, et râlaient, et crevaient. Et le soleil des premiers temps du monde, riant dans sa couronne de flammes échevelées, cuisait de son mieux ce tas de carcasses pourries.

 

Ce fut le temps des Géants à face humaine.

Eux non plus ne furent pas un succès. Imagine, ma jolie, des espèces de bonshommes Carnaval boursouflés de partout, titubant sur leurs gros pieds mous. Ils étaient si paresseux et si bêtes que, dans leurs continuelles chamailleries, plutôt que de se baisser pour ramasser un caillou par terre, ces messieurs préféraient décoller leur propre tête – chose facile – pour l’envoyer comme une citrouille à la tête du camarade. Rien d’étonnant, dès lors, que leur race se soit si tôt clairsemée.

Mais entre tous ces paresseux, nul ne surpassait l’incomparable Potigourde. Il commençait une phrase et s’endormait au troisième mot (aussi mettons-nous entre parenthèses tous ceux que nous avons cru pouvoir deviner). Se lever, hisser jusqu’à la verticale cet amas de lard et d’os, quelle fatigue, quel ennui ! La seule pensée qu’il lui faudrait peut-être marcher, soulever ce genou-ci, puis celui-là, puis encore celui-ci – et cela pourquoi faire, mon Dieu, pourquoi faire ? – l’exténuait. Aussi vivait-il couché du soir au matin et du matin au soir.

- Gourde, grondait parfois papa Barbabatre, vous n’êtes qu’un fainéant doublé d’un goret (cette race existait déjà, il faut croire). Quand vous rincerez-vous la couenne ?

- Qui ? Moi ? bâillait l’endormi. Et pointant mollement du nez vers un flocon blanc qui passait dans le ciel, il ajoutait :

- Un nuage…là-bas… la pluie (finira bien par me laver un jour ou l’autre).

- Mon petit Poti, mon Gougourdinet joli, chantonnait maman Marmamuche d’une voix qu’elle tâchait de faire sucrée (c’était une fameuse ogresse), venez, de grâce, venez, mignon, manger votre soupe.

(Tu remarqueras qu’en ce temps-là les mères géantes en usaient prudemment avec leur progéniture, laquelle était souvent de taille et de nature à leur écraser bien des choses).

À ce mot de soupe, le cher enfant ouvrait un œil, gargouillait quelques syllabes indistinctes, se soulevait sur un coude et retombait découragé, en montant du doigt le gouffre de sa bouche ouverte.

À qui sommeille ainsi, il n’est pas sûr que les alouettes tomberont toutes rôties dans le bec – surtout quand les alouettes n’existent pas plus que les tabatières et les boîtes à musique.

 

Il arriva cependant un jour une chose singulière. Le géant dormait à son ordinaire quand il sentit quelque chose qui lui chatouillait le bout du nez. Il ouvrir le quart d’un œil, et ce qu’il vit le laissa pantois : c’était une créature avec un bec comme des ciseaux de tailleur, deux échasses pour pieds, et de drôles de bras dégingandés soutenant une espèce de voile membraneuse. Ainsi accoutré, le nouvel arrivant sautillait sur place – c’est-à-dire sur le nez de sa seigneurie potigourdesque – en battant l’air avec des cris joyeux.

- Oh ! oh ! bonne affaire, songea notre affalé, voilà mon déjeuner qui vient à moi. Faisons l’endormi.

Le plus grand nigaud de la terre a toujours de l’esprit quand il s’agit de son ventre, ou de faire le mal. Potigourde, la bouche toujours ouverte, se mit à inventer avec son gosier les ronflements les plus variés, puis à imiter le chant d’une cascade qui tombe au fond d’un gouffre. Il pensait que le nouveau venu serait curieux de visiter une caverne où se passaient tant de choses intéressantes. Il n’aurait plus, lui, qu’à refermer la trappe…

À cette pensée, l’eau dégouttait au coin de ses lèvres, qui souriaient malgré lui.

- Créature, cria tout à coup le nouveau venu, vous vous croyez très fort parce que vous êtes gros, et vous pensez m’attraper avec vos ruses de bébé. Apprenez que vous êtes un sot. Et d’abord que faites-vous là, vautré par terre ?

- Moi ? bafouilla Potigourde en se frottant les yeux. Hé bien, je… je…

- Vous dormez, c’est cela ! Vous dormez, gros bonhomme, quand il y a tant de choses, et si intéressantes, à voir partout : je savais bien que vous n’êtes qu’un sot.

Potigourde se mit sur son séant pour réfléchir, gratta sa grosse tignasse, et branlant tristement la citrouille qui lui servait de tête :

- Un sot ? Tu dis : un sot ? Non, ce n’est pas cela : on me dit Potigourde. Voilà mon vrai nom : Po-ti-gourde. Toi, qui es-tu ?

- Moi ? C’est bien simple : je suis le Premier OISEAU du Monde. Un nom que j’ai trouvé comme ça en dormant, et qui me plaît, parce qu’il est rondelet et doux et duveté comme moi. Si vous voulez tout savoir, j’en ai passé des années, à me confectionner cet engin que vous voyez là. Avant, je piquais du nez à tout moment. Maintenant ça tient, ça marche ! Voyez plutôt !

Et l’Oiseau, déployant sa mécanique, fit en l’air deux ou trois virevoltes à grand fracas, avant de se reposer sur le nez potigourdique.

Le géant ouvrait des yeux plus ronds et plus niais que jamais.

- Quand je pense, reprit l’Oiseau, que vous vouliez me manger, - parce que vous vouliez me manger, pas vrai ? Me croquer, moi, mon invention et toute ma postérité, bref dépeupler les arbres et le ciel et toute la nature de chansons et de gaieté pour les siècles des siècles ? C’est cela que vous vouliez, n’est-ce pas, n’est-ce pas ? criait l’Oiseau de plus en plus fort en lardant de coups de bec le nez du Potigourde. Répondez à la fin, espèce d’empoté !

- Moi, te… ? Oh ! oh ! ouillouillouille ! pauvre petit ouâzo !

Et il versa, de chaque œil, trois larmes grosses comme ton poing, ma jolie.

- Sans compter, chantait l’Oiseau, que je trouve cela très amusant, la vie. Circuler librement dans toutes les directions, contempler la grande image de la terre comme font les Anges, quel plaisir ! Vrai, j’aurais été fâché de finir au fond de votre ventre.

Sous l’effet de la honte, la tête de Potigourde se mit à ressembler tout à fait à un potiron bien mûr.

- Et d’où… comme ça ? se dépêcha de bredouiller cette tête.

- D’où je viens ? Mais de partout, bien sûr. J’ai fait le tour du monde, comme c’était mon devoir, en ma qualité de Premier Oiseau de Tous les Temps. Vous n’imaginez pas comme c’est grand et varié, la Terre. Encore plus que le ciel. C’est vert, doré ou brun de cent façons, et quelquefois tout blanc, et, en plus, on y trouve le bleu, le gris et le rose du ciel, que les eaux reflètent. Et quelles drôles de créatures en certains pays ! Vous ne connaissez pas la Terre ? Vous n’avez jamais voyagé ?

- Moi ? Non. Pourquoi faire ?

- Belle question ! Je vous l’ai dit : pour le plaisir. Pour le bonheur de connaître, et de chanter. Je parie que vous ne savez pas chanter.

Le géant béait de sa bouche, de ses yeux et de ses oreilles. L’Oiseau lança quelques roulades allègres. L’autre fit un gros effort, et il en résulta quelque chose qui tenait du grognement et du borborygme.

- J’en étais sûr, s’écria l’Oiseau. N’importe, je vous apprendrai.

- Mais enfin, gémit Potigourde qui comprenait de moins en moins, ça sert à quoi, tout ça ?

- Hé bien, par exemple, à dire à Dieu qu’on trouve sa Création belle, qu’on est content, qu’il a bien fait de nous créer, enfin je ne sais pas moi, c’est évident. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’aussitôt, tout devient encore cent fois plus beau, plus clair et plus grand. Vous n’avez jamais essayé ? Allons, gros bonhomme, vous ne me ferez jamais croire que vous restez là toute la sainte journée comme une bûche : vous devez vous ennuyer à la fin. Et pour manger, comment faites-vous ?

Le géant était bien aise d’entendre enfin un langage compréhensible.

- Manger ! soupira-t-il. Voilà bien l’ennui. C’est que je ne mange guère : c’est si fatigant ! C’est pour cela que tout à l’heure, quand je…dormais…

- Laissons cela, je vous pardonne bien volontiers : vous ne saviez pas qui je suis. Mais j’y pense : au cours de mes voyages, j’ai traversé un jardin merveilleux. C’était plein d’arbres chargés en toute saison de fruits de toutes les couleurs, qui nourrissent, désaltèrent, parfument et purifient, paraît-il, ceux qui en mangent. Voilà justement ce qu’il vous faut. Vous n’auriez qu’à vous étendre dessous, la bouche ouverte, comme vous aimez faire…

Potigourde était maintenant tout à fait réveillé et ouvrait une bouche immense, comme si tous les délices de la terre y devaient choir.

- Mais, dit-il, où est-il, ce… ?

- Par là.

- Je ne vois rien.

- C’est derrière ces grandes falaises roses que vous voyez là-bas. Dans une petite vallée toute verte, si j’ai bonne mémoire.

- Aïe, aïe, aïe, voilà bien ce que je craignais. Ouille, ouille, ouille, mes pauvres jambes, mes pauvres pieds ! Je n’y arriverai jamais.

Et le géant fourrait ses poings dans ses yeux pour empêcher les larmes d’inonder sa face.

- Pauvre ami, chanta l’Oiseau de sa voix la plus tendre, prenez alors une monture.

- Qu’est-ce que c’est que ça, une… ?

- C’est, dit l’Oiseau, une grosse bête courageuse, qui en porte une plus petite, qui l’est moins. Cela se pratique fort, en de certains pays. Justement, j’ai vu par ici des dos de belle taille…

- Grand merci. Avec ces os et ces bosses, ces cornes, ces crocs, ces crêtes, ces épines, ces piquants de toute sorte, bref ces échines impossibles qu’ils ont mises à la mode, aïe aïe aïe, ouillouillouille mes pauvres fesses !

De sa vie, Potigourde n’avait fait un si long discours : la présence du visiteur ailé, l’espoir de se coucher bientôt sous les arbres à bombance, et le nom magique d’ami que venait de prononcer l’Oiseau avaient opéré ce charme de le rendre presque éloquent.

- En ce cas, prononça l’Oiseau, il ne vous reste plus qu’à l’inventer.

Or tu sauras qu’en ce temps-là, ô très douce, les choses que l’on ne pouvait fabriquer, faute d’outils ou de science, il suffisait de les désirer, de les imaginer, de les rêver avec assez d’énergie, d’esprit, de patience, pour qu’elles se missent, tout bonnement, à exister. Tout rêvait donc. Le ciel rêvait pour donner l’exemple : il rêvait ses nuages (il le fait toujours), qui devenaient cités célestes (cela, il ne le fait plus guère). Les rochers rêvaient, ébauchant ces figures fantastiques qui nous font maintenant rêver en Bretagne. L’humble terre elle-même, la pauvre fange marécageuse des premiers temps rêvait aussi à sa façon, et voilà que dans l’obscur cela se mettait à bouillonner à petit bruit, et quelque chose de doux, de mou, de flou, commençait d’émerger et de bouger, sans que l’on sût au juste ce qui en sortirait : aile ou griffe, patte ou nageoire. Enfin la mer rêvait, bien sûr, la grande conteuse immémoriale : du rêve azuré des beaux jours naissait le peuple transparent des petites Méduses qui se laissent balancer par les vagues, en robes bouffantes et pantalons de dentelles ; et du cauchemar tumultueux des mauvais jours sortait la horde affreuse des Seiches et des Poulpes, et tous les monstres des profondeurs. Sur terre les rêves s’appelaient papillons et les cauchemars crapauds…

- Tous cela c’est bien joli, dit Potigourde, mais inventer, rêver, ça doit être fatigant, et terriblement ennuyeux.

- Fatigant ? Pas du tout. Ennuyeux ? Encore moins. Il suffit de se recueillir un peu en priant le Créateur, de se concentrer de toutes ses forces en fermant les yeux…

- Comme ça ? dit le géant, qui se crut obligé de contracter jusqu’à les nouer ensemble ses broussailleux sourcils, pour se donner l’air de l’intense réflexion.

- Comme ça, rectifia l’Oiseau. Maintenant il ne vous reste plus qu’à respirer trois fois comme si vous vouliez inspirer le ciel lui-même. C’est facile, voyez… Maintenant à votre tour. Mais attention : pas de mollesse, pas de distraction !

À la première respiration, Potigourde fit un grand éternuement. À la seconde il ne put s’empêcher de rigoler à cause d’une fourmi qui escaladait la coloquinte de son nez. À la troisième, sa caboche ayant roulé par terre, il ronflait comme un bienheureux.

 

Il fut tiré de son somme par quelque chose qui lui chatouillait le creux de la main gauche. Il se frotta les yeux de la droite et ce qu’il vit, le voici : c’était un minuscule cheval entre vert et or, avec un bec de canard, un aileron épineux en guise de crinière, une queue gracieusement enroulée, et pas trace de pattes.

Potigourde, afin de mieux le considérer, le mit tout contre son œil, et ses grosses babouines commencèrent à rigoler en silence : il n’avait rien vu de si bizarre que cette créature, qui eût semblé fort laide, effrayante même, à l’échelle ordinaire, mais à qui son extrême petitesse – elle n’était pas grosse en tout comme l’ongle du petit doigt de sa seigneurie – donnait l’air d’un bijou ou d’un joujou mécanique.

- Jolie monture, sifflait une voix moqueuse, pour chevaucher vers le paradis des paresseux ! Compliments ! Il n’y a plus qu’à recommencer.

- Monture… paradis… grogna Potigourde. Et se frottant les yeux, il aperçut son ami l’Oiseau qui battait des ailes impatiemment, perché sur son gros orteil droit. La mémoire lui revint d’un coup, le rire s’estompa lentement sur ses lèvres… D’un grand geste, oubliant sa chère paresse, il envoya la créaturette valser dans les airs.

Elle alla choir au loin dans la mer, où elle devait donner naissance à la race poétique des Hippocampes, - un nom bizarre comme elle et qui signifie, comme tu sais : chevaux marins.

Après un tel effort, Potigourde, tu penses, aurait bien aimé se reposer. Mais l’œil de l’Oiseau le regardait, tout rond. À regret il s’assit, ferma les yeux, noua les sourcils, respira bruyamment, - et s’endormit.

Le résultat, pourtant, fut un peu meilleur. La nouvelle monture ne manquait ni de poids ni d’ampleur ; sa robustesse paraissait à toute épreuve. À vrai dire, on ne voyait qu’un énorme couvercle osseux, d’où émergeaient des moignons de pattes. Enfin, au bout d’un cou fripé, on vit languissamment sortir une tête édentée et ricanante, sans crâne, et cette tête branlait doucement comme celle d’un très vieux philosophe qui a depuis longtemps cessé de croire au bienfait des voyages.

Potigourde tenta de l’émoustiller un brin, aussitôt la monture se changea en pierre. Il paraissait évident que le cavalier qui enfourcherait un pareil cheval avait toutes les chances, parti jeune homme, d’arriver barbon.

C’est ainsi que la Tortue de Mer, ayant volé malgré elle, s’en alla par le même chemin, dans le royaume de Neptune,  tenir compagnie au Cheval Marin.

Les essais qui suivirent furent encore moins heureux. Potigourde était si fatigué, si vite distrait, si tôt endormi, que tout ce qu’il réussit à produire, ce fut : le Crabe, qui s’esquiva de guingois sans demander son reste ; l’Araignée qui, sans chercher plus loin, commença de filer sa toile entre ses doigts de pied ; la Limace qui entreprit, minuscule navire laissant derrière lui un sillage argenté, la traversée du ventre potigourdien comme si elle avait l’éternité devant elle ; le Bernard-l’Ermite, qui n’avait même pas de culotte et courut se cacher ; - cent autres merveilles de laideur ou de paresse que le Créateur, qui est la Beauté et l’Esprit mêmes, n’eût jamais imaginées, que sa bonté laissa prospérer néanmoins.

Il était bien question, en pareil équipage, de partir en expédition vers le jardin miraculeux !

Une fois pourtant, comme il s’était particulièrement appliqué – l’ami ne le perdait pas de l’œil – notre lourdaud faillit chanter victoire : un cheval de belle taille et de fière allure apparut devant lui, mais que venait faire là cette corne immense, piquée au milieu du front de la bête et toute pareille à la lance d’un chevalier ? Dame Licorne, passée picador, se mit à larder les fesses du malheureux Potigourde, qui ne savait où se fourrer. Puis, la corne haute, elle prit son trot vers les rivages légendaires.

Potigourde était penaud comme un élève qui vient de laisser tomber un énorme pâté d’encre sur sa copie. L’Oiseau, qui avait eu beaucoup de peine à s’empêcher de rire, fit une belle colère, et pour conclure :

- C’est bon, cria-t-il, je reviendrai quand vous serez plus sérieux.

Et il piqua droit vers le ciel.

Potigourde, lui, retourna à sa position naturelle : l’horizontale.

Comme tout allait lentement chez lui, il lui fallut une grande heure pour comprendre : primo, que l’ami était parti ; secundo, qu’il paraissait fâché ; tertio, que lui-même, Potigourde, était fâché de ce que l’ami fût fâché ; quarto, que pour du gâchis, tout ça c’était du beau gâchis ; finalo, qu’il n’était – selon les propres termes de l’ami – qu’un sot.

Comment faire, mon Dieu, comment faire pour avoir de l’esprit, quand on est Potigourde, né de Barbabatre et de Marmamuche ?

 

Il en était là de ses méditations potigourdines, quand il entendit qu’on chantait. C’était le cousin Rampandouille qui passait, la face hilare, un collier d’outres bien gonflées pendu autour du cou.

- Où vas-tu comme ça, cousin Rampandouille ? l’interpella Potigourde.

- Je vais, cousin Potigourde, porter ce vin à mon copain Troucougnon, lequel se marie. Il y aura là Grassoulet et dame Boursouflesse, Combletronche et Gargouillette, Brandouillis et Boudoufouasse, Crocugnard, Courcaillon, Rempaillé, Malpétri, Marmoulasse et Patouillasson, sans parler de Kric, Krocq et Khronck. Bref, il ne manque plus que toi, Potigourde. Viens-tu aussi ?

- Hélas ! Je le voudrais bien, gémit ce dernier, mais je suis si fatigué ! Et si sec là-dedans, ajouta-t-il en tapant sur son ventre flasque qui sonna le creux, que je ne peux même plus pleurer. Et pourtant… (ce n’est pas les sujets qui me manquent). Verse-moi donc à boire, cousin Rampandouille.

Rampandouille était bon garçon : il vida une outre dans la bouche de son cousin. Cela fit le bruit d’une cascade qui se perd dans un gouffre sans fond. Quand ce fut fait :

- Verse encore, verse, gentil cousin ! gémit l’assoiffé.

- Mais, objecte le cousin, et l’ami Troucougnon ?

- Au diable ton Troucougnon. Verse, te dis-je, joli cousin de mon cœur, verse, si tu ne veux pas (ici, il prit une vois flûtée et espiègle) que j’apprenne à ta citrouille à rouler au milieu des quilles ou même…[1]

- Bon, se dit Rampandouille, ce sera bien assez si j’arrive là-bas sans mes outres. Pas la peine d’arriver aussi sans tête.

Et il versa la deuxième outre.

Et la troisième.

Et hop ! la quatrième, la cinquième, la sixième.

Le ventre potigourdéen a maintenant ronde allure et sa face rougeoie comme le soleil couchant. De grosses larmes descendent de chaque côté de son nez en façon de cougourde.

- Ho ho, tu pleures, comme ça, cousin Potigourde ? Pourquoi ?

- L’Oiseau…

- Quoi louazo… ?

- Tu ne peux pas comprendre, dit pâteusement Potigourde, qui était fier de son ami, de son privilège et de son secret. Verse, Ramp…

Il ne put achever, et se borna à pointer l’index vers sa bouche.

Il ne restait plus qu’une outre. Rampandouille, que le remords travaillait depuis un moment, se la vida tout net dans le gosier.

Cela fait, il se mit à pleurer.

Les deux cousins, affalés l’un contre l’autre, sont maintenant tout à la douceur de pleurer de conserve, l’un l’ami perdu, l’autre l’ami trahi. L’herbe autour d’eux devient spongieuse, mais ils n’en ont pas plus de souci qu’un marmot de sa culotte mouillée.

Cependant, à travers les larmes, un sourire commence à s’élargir de l’une à l’autre oreille de la face potigourdine. C’est que, là-derrière, quelque chose est en train de prendre figure, quelque chose de grand et d’étonnant, à la mesure de la terre et du ciel.

Il acheva de rouler sur le nez et se mit à ronfler, ivre mort.

 

C’est alors que vinrent les Grandes Pluies, qui changèrent les flaques en mares, les mares en étangs, les étangs en lacs, les ruisseaux en rivières, puis en fleuves, et les montagnes en archipels, bref embrouillant complètement la géographie – qui, heureusement, n’existait pas. Certes, l’empire des poissons en fut magnifiquement élargi, mais ne crois pas, ma jolie, qu’ils s’en réjouirent. Car toutes les eaux s’étant finalement mêlées, les poissons d’eau douce trouvaient le bouillon trop salé, et les poissons de mer horriblement fade. Les délicats en périrent.

Dans l’indescriptible patouillis-barbotis des premiers jours, les Géants n’eurent pas de peine à dominer la situation. Ils trouvaient même le spectacle plutôt amusant, ici repêchant un naufragé, là renfonçant sous l’eau quelque nageur, et toujours riant. Riant encore quand l’eau leur chatouilla le nombril, puis le menton ; riant, mais de travers, quand elle entra dans leur bouche. Quand on en fut au nez, quelques-uns eurent l’idée de décoller leur tête pour l’élever – riait-elle encore ? -  au-dessus des flots. Mais nul ne songea à gagner les hauteurs, d’ailleurs c’est si fatigant de grimper ! Quelques glouglous, quelques bulles au-dessus des tignasses submergées, et c’en fut fait de la race des Géants. Cependant, en vertu de sa bouffissure généralisée et de l’innocence qui s’attache aux ivrognes, Potigourde, seul rescapé, s’en allait tranquillement à la dérive, la face sous le ciel, toujours ronflant, toujours rêvant. Sur le dôme émergé de son ventre avaient pris place la Couleuvre, la Tortue et le Loir, lesquels, arrivés trop tard pour s’embarquer à bord de l’Arche, avaient été bien aises de trouver en fin de compte cette planche de salut. Et sur le front potigourdin siégeait l’Oiseau, tout prêt à crier : Terre ! ou à jouer du bec énergiquement pour réveiller l’ami, à tout événement. Disons-le aussi : il n’était pas fâché de reposer un peu ses ailes, que tout ce mauvais temps avait quelque peu fripées.

Il pleuvait toujours. Sur la face potigourdine s’élargissait le rire silencieux des grands inventeurs, et par cette ouverture l’eau du ciel entrait comme chez elle et s’en allait rejoindre, pour en tempérer l’ardeur, le vin qui cuvait à l’intérieur.

 

Un rayon de soleil, chatouillant les paupières de Potigourde, le tira de sa léthargie. Sa tête lui faisait mal, il y sentait un vide affreux. Il ouvrit la moitié d’un œil… Le ciel était un grand œil bleu qui le regardait en riant ; mais du côté de la terre, l’horizon était occupé par une ligne de hauteurs grises d’une forme étrange, et cette ligne bougeait. Potigourde se frotta les yeux avec une vigueur inaccoutumée et poussa un cri : sa monture ! La fameuse monture était là.

C’était elle en effet, à n’en pas douter. Un vrai succès cette fois, à tous égards. Le corps, large et pansu comme une péniche, arrondi à souhait, promettait une solidité et un confort sans égal. L’immense cou – ici non plus l’inventeur n’avait pas lésiné – était fait pour détecter de loin l’obstacle et traverser à gué les fleuves les plus profonds. Exceptionnellement discrète et lisse de tout appendice pointu, la tête, présentement occupée à sucer avec application un brin d’herbe, annonçait les mœurs douces et bucoliques des végétariens. Bref, la monture rêvée – c’était le cas de le dire – pour un paresseux à larges fesses, ennemi des galopades effrénées.

Cependant l’Oiseau arpentait de long en large ce volumineux ouvrage en battant des ailes et en maugréant :

- Que faire avec ça, grand Dieu, mais que faire ? Je l’avais pourtant bien dit. Jamais cet engin-là ne marchera, jamais.

Piqué au vif par l’amour-propre des inventeurs, Potigourde, oubliant son mal de tête et son inséparable fatigue, ravi au surplus de retrouver l’ami, ne fait qu’un bond. La péniche était immergée à demi dans un étang, qu’à cela ne tienne : Potigourde est dans l’eau, Potigourde est sur le dos de sa monture. Il lui décoche un résolu coup de talon dans ce qui aurait pu être une côte ; puis un second ; un troisième, un quatrième : rien. Essaie de l’autre côté : même résultat. Autant vaudrait chatouiller un rocher et l’inviter à valser. Potigourde veut lui dire quelque chose à l’oreille – mais où est l’oreille ? Enfin il étend vers l’horizon un bras d’imperator comme pour dire : en avant ! Mais la beauté du geste est perdue : la bête mâche. Manifestement, les fières chevauchées ne sont point son fait.

Ici l’inventeur fut tenté de se mettre en colère contre son invention, mais se mettre en colère, c’est bien fatigant. Pleurer est plus facile et plus doux : Potigourde pleura.

- Allons, allons, s’écria l’Oiseau, qui n’avait pas cessé de réfléchir. Je vois ce qu’il en est. Vous avez bricolé là une cervelette si faiblarde, un corps et un cou si longs, que les ordres de la première n’ont pas la force d’atteindre l’extrémité des seconds, et se perdent en route. Tout cela sent l’eau, la vase, et pourquoi ne pas le dire, mon ami : les fumées du vin. Si vous m’aviez écouté… Allons, allons ! Tout cela n’est pas si grave : laissez-moi réfléchir…

Assis au bord de l’étang, Potigourde en pleurs contempla son chef d’œuvre. Elle a bonne mine vraiment, la monture, avec son œil fangeux, son crâne de rat, cette gueule de gargouille qui ricane en mâchonnant nonchalamment on ne sait quoi, ce cou pareil à un tronc de palmier couché par la tempête, ce corps comme un bateau échoué, - et tout ce qu’on ne voit pas sous l’eau ! Et savoir ce qu’il y a dans cette énormité peu catholique… Ah ! S’il avait écouté l’Oiseau et rêvé intelligemment quelque invention soignée, au lieu de rêvasser des choses vagues en ronflant sur les eaux…

Assis au bord de l’étang, le géant pleure, il pleure tout le liquide qui l’a imbibé ces derniers temps : des barriques entières. Et quand il fut sec au dedans comme de l’amadou, crac ! une petite idée se mit à danser dans sa tête comme une étincelle.

- Parbleu, dit-il, l’Oiseau avait raison : je ne suis qu’un imbécile. Si ce qu’il dit est vrai, et c’est sûrement vrai, il suffit de bricoler une tête de secours.

Et le voilà aussitôt en posture de méditation. Cette fois il fait très attention (sûrement l’Oiseau le regarde). Il ferme les yeux, il respire, il se concentre, il pense. Potigourde pense et voici, ô merveille, qu’au bas des reins de la monture un renflement, oh ! bien discret, se prononce, doucement s’arrondit…

Or, ce que je te conte là, ne crois pas, ô très douce, que ce soient rêveries de poète. Les savants, qui ont des yeux pour regarder en arrière dans les millénaires et qui ne mentent jamais, te diront tous que le Brontosaure – c’est ainsi qu’ils baptisèrent bizarrement l’invention de notre géant – avait deux cervelles. L’une en titre mais grosse comme une châtaigne, qui n’était pas de trop pour présider aux éternelles et toutes proches mastications : là se bornait son absorbant office. L’autre secrète mais vingt fois plus grosse, et qui mettait en branle toute la boutique. C’est ainsi que, sous un roi débile, un ministre secret, une Éminence grise (n’est-elle pas bien nommée ici ?) fait marcher le royaume…

Pendant ce temps l’Oiseau réfléchissait toujours.

Et voilà Potigourde en selle. Sûr de son fait, il se contente d’émettre cette seule syllabe, pleine d’une autorité tranquille :

- Hue !

Il se fit une espèce d’ébranlement confus du côté de l’arrière-train, comme quand un taon pique la croupe d’une vache. Puis, rien.

Dans le silence qui suivit on entendit fort distinctement le bruit des mandibules brontosauriques, occupées à émietter méthodiquement les herbages.

Je te ferai grâce, ma jolie, des coups de talons variés, des gestes, des flatteries, des objurgations, des vociférations, des menaces, des pleurs qui suivirent : ce deuxième tableau de notre petite épopée burlesque ressemblerait trop au premier. Enfin, comme Potigourde avait épuisé toutes ses ressources, la Bête, arrêtant une minute sa mécanique masticatoire, fit entendre ce discours :

- Hourrrglougloumiammiambrrrrrrrr’baoufff !

Ce qui, traduit (librement) en langage chrétien, signifiait justement ceci :

- Hue ? Vous dites : hue ? Et s’il ne me plaît pas, à moi, votre : hue ? Tenez, monsieur mon inventeur, quoique nous ne soyons très forts de la cervelle ni l’un ni l’autre, raisonnons un peu, je vous prie. Vous me dites de marcher : pourquoi faire ? Cette eau que voilà me rafraîchit, me lave et me désaltère : à merveille. Elle cache ces rondeurs dont vous m’avez si gentiment gratifié ; elle m’allège de quelques dizaines de tonnes : tout cela va fort bien. Ce cou que voici a juste la bonne longueur pour me permettre, sans déranger le gros, de choisir mes petites salades tout autour de ma baignoire : et vous voudriez que j’en sorte ? À ce propos, permettez-moi de vous faire remarquer que, m’ayant fait cette grange à remplir tous les jours (il parlait de son ventre), il n’était peut-être pas indiqué de me donner, pour faucher la prairie, des ciseaux à broder de fillette (il montrait ses dents). En vérité, j’ai bien le temps d’aller gambader au dehors pour porter votre Seigneurie vers je ne sais quelles aventures, qui finissent toujours mal ! Mangerez-vous pour moi ? Non ? Souffrez donc, je vous prie, que je demeure ici et continue ma petite collation.

Il dit, et se replongea dans ses minutieuses mastications.

C’est alors que l’Oiseau sortit de son silence méditatif :

- Ami, dit-il, j’ai réfléchi. Vous le voyez : on ne tirera jamais rien de cette mélasse d’animal que voilà. Il faut donc recommencer. Jeûnez et priez pendant trois jours et trois nuits : vous y verrez plus clair. Mais attention ! Plus de mollesse, plus de distraction ! Moi, il faut que je m’emploie à réparer et à perfectionner mes ailes, pour la plus grande gloire de Dieu, la joie dans le ciel et le bonheur de ma descendance. Adieu.

Potigourde profita du départ de l’Oiseau pour répandre encore un tonnelet de larmes, qu’il avait conservées précieusement dans un recoin de sa vaste corpulence, pour quelque grande occasion. Il était si fatigué de sa récente colère, qu’il n’eut même pas le courage de mettre pied à terre : il s’endormit sur le dos de sa monture. De temps en temps, rêvant au jardin des arbres à bombance, il répétait mollement : hue ! tout en dormant, tandis que la bête, changée en piédestal pour la statue de la Paresse, et toujours mastiquante, branlait languissamment la tête, comme pour dire : non ! et qu’après tout, elle était bien, là où elle était.

 

Vinrent les Grandes Chaleurs, qui changèrent les fleuves en rivières, les rivières en ruisseaux, ces derniers en filets d’eau, et puis en rien ; et pareillement les lacs en étangs, les étangs en mares, ces dernières en flaques, puis rien. Les océans eux-mêmes se ratatinèrent. Dans sa bauge craquelée de sécheresse, le Brontosaure gisait affalé, pareil à une vieille carcasse de navire échoué, étouffé par son propre poids. Quand il eut coupé le dernier brin d’herbe, il laissa ce cou retomber par terre, comme un serpent crevé. Couché sur sa triste monture, l’efflanqué Potigourde la tenait embrassée comme si, dans son sommeil, il avait peur de choir : rêvait-il à quelque merveilleuse galopade en des vergers de paradis ? Sa bouche remuait encore çà et là sur un hue ! de plus en plus faible et indistinct, tandis que les mandibules de la bête mâchaient encore, par habitude, le sable apporté par le vent…

C’est ainsi que les deux compères s’endormirent, secs et creux comme des tambours, du sommeil dont on ne s’éveille point.

Et la terre confondit dans la même poussière les restes – qu’on eut bien du mal à démêler des myriades d’années plus tard – des deux plus grands paresseux qu’elle eût jamais portés.

 

août 1978



[1] Nous n’avons pu deviner ici à quoi songeait le Potigourde. Mais il n’est peut-être pas nécessaire d’approfondir.