En
août 1947, mon contrat avec les services de la zone française d'occupation en
Allemagne était parvenu à son terme. Aurais-je pu le renouveler, ou bien
occuper un autre poste dans l'administration française ? J'avoue ne pas y avoir
sérieusement pensé. Quelques années supplémentaires dans une ville agréable
comme Baden-Baden ou Tübingen ne m'auraient certes pas déplu, mais il y fallait
des relations et des recommandations que je n'avais pas. Et par ailleurs
j'étais arrivé à un tournant de mon existence, attendu que j'avais, pour la
première fois, rencontré ce que l'on dénomme parfois l'âme sœur.
Ma
destinée était désormais conditionnée par une double résolution : je
contracterais mariage et j'entrerais dans la carrière enseignante. La première décision impliquait comme toujours une part de hasard et
d'aventure.
La
seconde était la suite logique de mon année d'assistanat et de la tradition
familiale.
À
l'été 1947, mon retour en France ne fut pas particulièrement joyeux. Ma cousine
Jeannine, de Fougerolles, était à l'agonie. Toute la famille en était accablée.
Elle mourut en septembre à l'âge de 21 ans.
Ce
fut un terrible malheur pour toute la famille, y compris pour ma mère qui en
fut très affectée.
C'est
dans ces circonstances affligeantes que je commençai ma carrière de professeur
délégué rectoral, situation plutôt instable et assez mal rétribuée. En outre
l'ambiance des petits collèges, la mentalité des collègues n'avaient rien de
réjouissant. Je garde un souvenir assez détestable de la mesquinerie, voire de
la malveillance qui à cette époque régnaient dans les villes de la France
profonde. Ce fut pour moi, durant quelques années, une sorte de traversée du
désert, au cours de laquelle je dus tout à la fois assurer mon service
d'enseignement et préparer les concours de recrutement de l'Enseignement
Secondaire, tâches auxquelles s'ajoutèrent bientôt mes obligations de père de
famille. Toutefois, il est juste de souligner que dans ce domaine ma jeune
épouse supporta les plus lourdes charges. Je ne saurais l'oublier.
Au
lendemain de la guerre, le niveau de vie des Français était médiocre, l'argent
était rare et le pouvoir d'achat modeste. L'Éducation Nationale n'accordait
aucune bourse, aucun congé pour la préparation des concours. Chacun devait s'en
tirer par ses propres moyens. Quiconque n'avait pas la chance de vivre dans une
ville universitaire ou à proximité d'une faculté était quasiment condamné à
l'échec. Beaucoup perdaient courage et se résignaient à leur sort, estimant
qu'il était vain de vouloir éternellement remplir le tonneau des Danaïdes.
Parfois
j'ai été, moi aussi, tenté de jeter le manche après la cognée, mais je me
remettais sans cesse à l'ouvrage avec les encouragements de ma femme et
d'autres membres de la famille.
En
fait, le travail était énorme. Je devais rattraper le temps perdu de 1943 à
1946 et apprendre ce que mes années de faculté à Besançon ne m'avaient guère
apporté, à savoir l'art de faire une dissertation littéraire et une explication
de texte convenables. J'avais acquis assurément une solide connaissance de la
langue allemande, mais cela ne suffisait pas pour concurrencer les élèves de
khâgne, voire de l'ENS Ulm, qui étaient rompus aux susdits exercices. C'était
une gageure, une entreprise hasardeuse qui exigeait des sacrifices que je
m'imposais à moi-même et que j'imposais aux autres. Mais c'était la condition
indispensable pour progresser et aboutir à un résultat.
Ma
motivation découlait du milieu dans lequel j'avais été éduqué, de l'éthique du
travail qui m'avait été inculquée à la maison et à l'école, de la propension à
l'effort et au labeur que cultivaient mes parents et mes maîtres. Il est rare
que l'on échappe à son milieu social, à ses traditions et à ses principes. Je
ne faisais qu'appliquer ceux qui m'avaient été transmis. Et j'avais une sorte
d'obligation morale à poursuivre l'œuvre de mon grand-père et de mes parents,
qui, eux, n'avaient pas eu la possibilité de faire des études secondaires, et
moins encore supérieures.
Ma
profession de germaniste me plaçait devant un cruel dilemme : fallait-il
continuer à mettre l'Allemagne au ban des nations, ou la réintégrer
progressivement dans la communauté des peuples ? Lorsqu'on enseigne une langue
vivante, il est difficile de faire abstraction du peuple qui la parle, de l'histoire
et de la culture de ce peuple. L'idéologie nazie avait dénaturé, falsifié le
patrimoine culturel du pays. Il était impératif de renouer avec les valeurs de
ce patrimoine, et non de ressasser les crimes perpétrés par un régime
démentiel.
La
tâche était loin d'être simple. L'Allemagne, ruinée et divisée par la guerre
froide, était devenue une pomme de discorde entre l'Est et l'Ouest. Enseigner
l'allemand, étudier la germanistique dans une pareille situation était une
sorte de défi, car cela signifiait opposition au courant général.
En
la matière, j'avais des exemples éloquents. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, le Père jésuite Jean du Rivau relança, dès juillet 1945 et avec
l'assentiment des généraux Koenig et Schmittlein, les relations franco-allemandes.
Grâce à lui, des rencontres de théologiens et d'écrivains furent bientôt
organisées à Lahr, ville du Pays de Bade qui devint plus tard la partenaire de
Dole.
Dès
1948, le philosophe Emmanuel Mounier, créateur de la revue Esprit, fonda
le Comité d'échange avec l'Allemagne
nouvelle, dont faisaient partie Alfred Grosser et plusieurs grands
germanistes comme Joseph Rovan, Edmond Vermeil, Robert Minder, Maurice
Colleville, Robert d'Harcourt. Plusieurs d'entre eux m'étaient connus, car je
suivais – épisodiquement – leurs cours à la Sorbonne. À ces noms éminents
j'ajouterai celui de Jean Moreau, un Dolois qui eut durant des années un rôle
de premier plan dans le domaine des relations franco-allemandes et européennes
en zone française d'occupation, puis à Bruxelles. J'ai eu plus tard l'honneur
de rencontrer fréquemment cet homme remarquable et discret dans sa maison de
famille.
Je
n'avais, dans le fond de la province, qu'un vague écho de ces initiatives, mais
elles me semblaient aller dans le bon sens. Ce que j'avais vécu dans les ruines
de Ludwigshafen m'inclinait à suivre la même voie, celle de l'union et de la
paix. La génération de mes grands-parents, celle de mes parents et la mienne
avaient payé cher les conflits et les affrontements, les fureurs nationalistes
et impérialistes qui avaient dévasté ce malheureux continent. Des doctrines
démoniaques en avaient corrompu la civilisation. Si cette civilisation devait
être sauvegardée, il fallait recourir à toutes les bonnes volontés, et d'abord
réhabiliter l'épicentre du séisme, l'Allemagne.
Dans
cette tâche apparemment insurmontable, les germanistes français étaient au
premier rang. Leur responsabilité était considérable, mais beaucoup d'entre eux
n'en avaient pas conscience. Comme toujours, ce fut une minorité qui s'engagea
à la suite des éminents germanistes que j'ai cités et dont certains avaient été
persécutés, emprisonnés, déportés. J'ajouterai que l'idée d'un rapprochement
avec une nouvelle Allemagne, héritière des meilleures traditions de sa culture,
n'était pas née après 1945, mais qu'elle émanait des mouvements de résistance
antinazie, allemands et étrangers.
Vers
1950, nous n'étions pas nombreux à nager contre le courant. Isolé dans la
France profonde, surchargé de travaux et d'obligations, je n'avais ni le temps
ni les moyens de participer activement au processus de reconstruction de
l'Europe.
L'année
1950 fut précisément une date-clef, et cela à un double point de vue. Le 9 mai
1950 marqua en effet la naissance de l'union de l'Europe grâce à la déclaration
de Robert Schuman, ministre français des Affaires Étrangères, sur la création
de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Or deux semaines après
cet événement historique eut lieu un événement familial mémorable : la
naissance de notre première fille Dominique le 23 mai 1950, suivie en 1951 de
celle de Nicole. Or 1951 fut l'année de la signature du Traité de Paris
instituant la CECA, autrement dit l'Europe des Six. Avec les naissances
d'Anne-Marie en 1953 et de Marie-Agnès en 1959, les débuts de notre famille
furent en quelque sorte parallèles aux premières étapes de la construction
européenne.
J'ai
déjà dit que je n'étais pas un fervent adepte de l'astrologie. Je n'aurai donc
pas l'outrecuidance d'affirmer une quelconque corrélation entre l'avènement de
l'union européenne et la venue au monde de mes enfants. Je noterai cependant
qu'il s'agit là d'heureux événements, survenus comme après 1918 au lendemain
d'une période de guerre et de destruction.
Je
ne regrette pas mon engagement franco-allemand et européen. Il m'a demandé des
efforts et des sacrifices individuels et familiaux, mais il a été le but et le
ressort de ma carrière. Il m'a permis d'élargir à la dimension transnationale
mes perspectives individuelles. Il a été pour moi un enrichissement humain et
intellectuel grâce à mes nombreux voyages, aux innombrables congrès, colloques
et séminaires auxquels j'ai participé, en France et à l'étranger. Grâce aussi
aux travaux universitaires qui m'ont permis d'approfondir ma connaissance de
l'Europe, de sa culture et de l'histoire de ses peuples.
Issu
des profondeurs du terroir fougerollais, qui est toujours présent en moi, je
suis intimement convaincu de la nécessité de bâtir une Europe véritablement
européenne, reposant sur les collectivités de base, sur ses cultures nationales
et sur l'originalité de ses peuples, de ses langues et de ses traditions.
Souvenirs
d'une époque révolue, mémoires d'un autre âge, ces chroniques d'enfance et de
jeunesse sont un adieu au passé, un passé bien lointain qui prend aujourd'hui
une teinte crépusculaire.
Quant
à l'avenir, nous y entrons à reculons, comme l'écrivait Paul Valéry. Seul le
futur nous dira si les pionniers du rapprochement franco-allemand et de la
construction européenne n'ont pas agi en vain.