Chapitre 9

 

Au paradis des écrevisses

 

 

Ce que j’ai raconté jusqu’ici pourrait faire croire que, dans mes premières années, je n’ai jamais quitté mon pays natal. Or il n’en est rien. Trois mois après ma naissance, je suis parti en villégiature dans un pays aussi perdu que pittoresque, mes parents ayant obtenu leur mutation pour une école à deux classes. Devant reprendre leur service le 1er octobre 1922 dans leur nouveau poste, ils quittèrent Fougerolles avec armes et bagages, et bien entendu avec moi.

Leur lieu de destination était un village du nom d’Esmoulières, situé à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau de Fougerolles, mais passablement inaccessible pour tous ceux qui ne disposaient pas d’un véhicule tout terrain. Comme c’était le cas de mes parents, ils en furent réduits au parcours du combattant. Ils durent d’abord se rendre à la gare d’Aillevillers, soit en prenant le train à Fougerolles, soit en persuadant une bonne âme de les conduire là-bas avec une voiture hippo- ou automobile. Ils devaient, à Aillevillers, attendre le train d’Épinal à Belfort et en descendre à Luxeuil, afin d’emprunter le chemin de fer vicinal (CFV) qui remontait la vallée du Breuchin jusqu’à Faucogney. Parvenus là-bas, ils n’étaient pas au bout de leurs peines, car ils avaient encore la plus rude étape à franchir, à savoir parcourir les cinq ou six kilomètres de montée souvent escarpée qui les amènerait au terme du voyage.

Le Plateau d’Esmoulières, adossé à la haute vallée de la Moselle entre le Col du Mont de Fourche et le Col des Croix, est situé dans ce que l’on appelle le « Pays des Mille Étangs », à une altitude de 600 à 700 mètres, à quelques kilomètres de la source de l’Ognon et du Ballon de Servance, le point culminant de la Haute-Saône (1216 m). Non loin de là s’élève, à l’est, le Ballon d’Alsace, à peu près au point de rencontre de trois provinces : la Comté, la Lorraine et l’Alsace. Le vieux socle hercynien raboté au quaternaire par les glaciers a très curieusement donné au Pays des Mille Étangs l’aspect des paysages scandinaves, composés de lacs, de tourbières et de forêts de bouleaux. Mon vieil ami le Germano-Suédois Joachim m’en a souvent fait la remarque.

La sauvage âpreté de cette terre a sans doute été longtemps un obstacle à son peuplement, mais il n’en est pas tout à fait de même au pied du plateau, dans la vallée du Breuchin où est situé le chef-lieu de canton Faucogney.

Il est possible qu’il y ait eu là un établissement gallo-romain, puis un prieuré bénédictin à la fin du 6ème siècle. Le très remarquable cimetière Saint-Martin, perché à 511 mètres d’altitude au sommet d’une butte, témoigne lui aussi d’une très grande ancienneté. Une chose est sûre : c’est vers 585 qu’arriva à Annegray, village proche de Faucogney, le moine irlandais Colomban. Venant du monastère de Bangor avec ses disciples pour évangéliser le continent, il avait remonté le Rhin et débarqué probablement dans le sud de l’Alsace avant de s’établir dans cette contrée retirée. Les moines y passèrent quelques années avant de fonder à Luxeuil, ancienne cité thermale romaine, la grande abbaye qui devait rayonner sur une bonne partie de l’Europe à l’époque carolingienne. Il existe encore à Annegray des vestiges de ces ermites. Un hameau proche de Faucogney se nomme Saint-Colomban.

Quant au bourg de Faucogney lui-même, il entre dans l’histoire en 815 sous le nom de Falconanium et devient par la suite le fief d’une puissante famille seigneuriale qui impose sa domination à Vesoul, Fougerolles, Saint-Loup et ailleurs. Le château fort, devenu une forteresse réputée imprenable, va subir des sièges mémorables, celui de Louis XI en 1479, celui de Maximilien, empereur du Saint-Empire, en 1492, et surtout celui de Louis XIV en 1674, lors de la conquête de la Franche-Comté. Après la capitulation de Dole, de Besançon, de Salins, de Gray, de Vesoul, Faucogney fut la dernière place forte comtoise à résister à l’annexion. Résistance certes symbolique, puisque le siège ne dura que deux jours (3 et 4 juillet 1674), mais qui reflète néanmoins l’esprit d’indépendance de la population.

Je ne pense pas que les habitants d’Esmoulières aient reçu mes parents aussi mal que les bourgeois de Faucogney reçurent l’armée du Roi-Soleil, bien que les instituteurs fussent au village les seuls représentants du pouvoir central. Ils ne venaient pas pour lever des impôts, mais pour instruire une population qui avait, elle aussi, droit au savoir et à l’éducation. En l’occurrence, ils n’ont pas trop mal réussi, puisque plusieurs de leurs élèves ont obtenu le certificat d’études primaires entre 1922 et 1924. La réussite à cet examen était le critère majeur d’évaluation d’un enseignant pour les parents d’élèves.

Mais inversement, mes parents ont eu là-haut des élèves méritants, qui fréquentaient l’école dans des conditions matérielles difficiles. Ma mère a souvent parlé d’une petite fille particulièrement appliquée qui venait en sabots, dans la neige, d’une ferme isolée. Ces enfants n’étaient pas gâtés. Ils avaient le sens du travail, de l’effort et de la discipline, et leurs maîtres leur montraient l’exemple.

Sur le plateau d’Esmoulières, la vie était simple et rustique. Les gens vivaient de peu, de quelques vaches, de porcs, de fromages, de pommes de terre et de seigle. Il n’y avait ni blé, ni chèvres, ni moutons, pas d’arbres fruitiers ou presque pas. Le pain était cuit sur place, avec de la farine du moulin de la Rochotte. L’essentiel de la nourriture des paysans consistait en pommes de terre cuites avec la peau et mélangées à du lait ou du fromage blanc, ce qui était encore le cas dans les fermes fougerollaises après la Deuxième Guerre mondiale.

Le dimanche, l’ordinaire était parfois amélioré grâce à un morceau de cochon, à une volaille, à un lapin ou à quelque gibier. En dépit des instructions données par Louvois en juin 1674 concernant les mesures draconiennes à appliquer aux paysans rebelles, la mentalité de ceux-ci n’avait guère changé dans la région, et les bonnes gens considéraient que le gibier de leur terroir leur appartenait autant qu’à l’État. Le braconnage était donc florissant et, là comme ailleurs, il permettait d’améliorer un peu les pénibles conditions de vie. Il en était de même pour la contrebande, particulièrement fréquente avant 1914, lorsque l’Empire allemand commençait tout près, derrière le Ballon d’Alsace. Le trafic portait sur les marchandises taxées par l’État : tabac, allumettes, jeux de cartes.

Par ailleurs, il y avait deux autres activités, moins clandestines celles-là, qui permettaient à la population de survivre : l’abattage du bois et l’exploitation des étangs.

Comme partout, on coupait les arbres en hiver, généralement des chênes rabougris qui fournissaient de la charbonnette, c’est-à-dire des rondins pour chauffer les fours à pain. Avec des maillets en plomb, les hommes enlevaient l’écorce, qu’ils vendaient par ballots de vingt kilos aux tanneries, et qui étaient transportée jusqu’à Luxeuil par les Chemins de fer vicinaux.

Les étangs – Esmoulières  en possédait pas loin d’une centaine – étaient pêchés en novembre. On ouvrait la grille pour laisser filer les petits poissons, et les plus gros, truites, carpes et tanches, pouvaient être récoltés, consommés ou vendus.

L’école de Jules Ferry visait à réaliser ce que les prédications de saint Colomban et les canons de la monarchie absolue n’avaient qu’en partie réussi à faire : éclairer l’esprit des manants de nos régions et leur apporter la « civilisation ». Et la première chose à faire était de leur apprendre le français. Vers 1900, un inspecteur primaire note dans son rapport que dans les sections de Fougerolles les enfants ne parlent pas un mot de la langue de Molière et que l’instituteur est obligé de faire ses cours en patois. Je ne crois pas qu’après la Première Guerre mondiale la situation ait été bien différente à Esmoulières. Je pense toutefois que les enfants, qui n’avaient jamais quitté leur village, comprenaient assez le français pour pouvoir suivre la classe, même si l’idiome usité dans la vie quotidienne était le patois.

Outre l’enseignement de la langue nationale et des connaissances de base, les programmes de l’Instruction Publique faisaient une place considérable à l’enseignement de l’hygiène. Avec l’éducation morale, les préceptes d’hygiène étaient inculqués aux enfants le matin, dès le début de la classe. Et il faut dire qu’à Esmoulières ces leçons n’étaient pas superflues. L’école était en butte à des invasions de poux, ces parasites étant soigneusement entretenus par les bonnets de coton d’une propreté douteuse que portaient les filles. Dans les fermes, les gens dormaient sur des paillasses insalubres. Une médecine quelque peu moderne n’avait pas encore pénétré dans ces milieux frustes, où les croyances superstitieuses étaient encore très répandues. Bien après la Seconde Guerre mondiale, le journal Le Monde publia un article sur les superstitions dans les Vosges saônoises.

À Esmoulières, dans les années 1920, on croyait aux sorciers et les paysans attachaient des amulettes aux oreilles de leurs vaches pour les préserver des maléfices. On se soignait avec des plantes, ce qui était plutôt positif, mais on croyait dur comme fer aux rebouteux, ce qui l’était moins. D’ailleurs les pratiques de ces médecines empiriques existaient aussi à Fougerolles. Étant nouveau-né, je contractai le muguet, une affection des muqueuses qui fut barrée par une femme connaissant les formules cabalistiques adéquates…

Parmi les rebouteux, l’un était resté célèbre. Il s’appelait Fleurot et habitait à Hérival, au-dessus du Val d’Ajol. On racontait sur lui toutes sortes d’histoires plus ou moins extravagantes, parmi lesquelles le traitement qu’il avait appliqué à Napoléon III venu aux eaux à Plombières : un grand coup de poing sous le menton pour lui remettre la mâchoire en place !

L’étude de l’histoire montre que les mentalités évoluent en corrélation avec les échanges économiques et le progrès des techniques. Or Esmoulières était, surtout en hiver, quasiment coupé du monde. Le seul et unique lien entre les deux était le facteur.

Cet homme courageux, venant de la poste de Faucogney, montait à pied la côte abrupte de Saphoz avant de parvenir péniblement avec son chargement à l’école d’Esmoulières. Il était très souvent en retard, et plus d’une fois fortement éméché, étant donné qu’il avait trinqué dans un certain nombre de maisons. Il demandait alors à mes parents la permission de dormir dans le couloir ou sur le tapis de la cuisine. Mon père distribuait le courrier aux élèves, qui étaient chargés de le remettre à leurs parents. La chronique ne dit pas combien de lettres, de convocations ou d’autres paperasseries administratives ne sont jamais parvenues à leurs destinataires. Mais le plus grave de l’affaire, c’était que le facteur était censé apporter aussi les commissions, étant donné qu’il n’y avait au village aucune boutique et que le réfrigérateur n’avait pas encore été inventé. Certains jours, ma mère se retrouvait sans provisions et devait se débrouiller avec les moyens du bord. On comprendra facilement quel rôle primordial jouait ce brave représentant des Postes et Télécommunications.

Voilà donc le contexte dans lequel j’ai vécu quelques mois de ma première enfance, et dans lequel j’ai eu mes premiers contacts avec l’école. Apparemment, ils furent décisifs, puisque j’ai passé presque toute ma vie à être enseigné ou à enseigner. J’ai bien dit quelques mois. En effet, ce qui devait arriver arriva : l’inconfort absolu de la maison d’école me fut fatal et je tombai malade. De plus, la jeune Adeline qui s’occupait de moi quand ma mère travaillait et qui était certainement très dévouée n’était pas très versée en puériculture. On peut lui pardonner, vu qu’elle sortait d’une ferme isolée où cette science était sûrement moins connue que l’art du braconnage.

Pour remédier à la situation, ma mère m’appliqua un cataplasme si chaud qu’il me brûla la peau. J’en gardai longtemps une cicatrice sur la poitrine. Du coup, mes parents prirent peur. Ils se demandèrent ce qui se passerait si je tombais gravement malade et si le médecin ne pouvait accéder au village. On racontait l’histoire de celui de Faucogney qui avait de justesse échappé à la mort. Sa voiture était tombée dans le ravin en descendant la côte de Saphoz et il avait eu le réflexe de sauter hors du véhicule.

Ma mère décida alors de se séparer de moi et de me ramener à Fougerolles. Ce devait être en plein hiver, puisque nous sommes descendus à Faucogney en traîneau à cheval, dont le propriétaire s’appelait Colle. Et ce devait être le jour où ma mère me laissa échapper et où je tombai dans la neige, événement sans conséquence, mais qui fit par la suite l’objet d’innombrables récits.

J’avais survécu à toutes ces épreuves et j’étais dorloté par ma grand-mère et mes tantes, mais ma mère se morfondait à tel point que mes parents descendirent chaque semaine à Fougerolles pour me voir. Chaque semaine, ils prenaient le chemin de fer vicinal à Faucogney, le train à Luxeuil et Dieu sait quel moyen de transport d’Aillevillers à Fougerolles, jusqu’au moment où mon père prit la décision inouïe et révolutionnaire d’acheter une auto. Je dirai plus loin dans quelles conditions.

En tout état de cause, la voiture simplifia considérablement les trajets, mais à condition de faire un crochet par la route du Col des Croix afin d’éviter les périlleuses épingles à cheveux  de Saphoz. Sur la route de Luxeuil, mes parents s’arrêtaient souvent à Raddon chez le cousin de ma mère Ferjeux Aubry, qui tenait un café-restaurant. C’est là que l’on préparait mon biberon quand j’étais de la partie. En échange, mon père apportait des sacs entiers d’écrevisses.

Pendant le deuxième hiver, celui de 1923 à 1924, ma mère tomba malade à son tour. Elle était sans doute mal remise de la grippe espagnole qu’elle avait contractée à la fin de la guerre, et souffrait d’une sorte de dépression consécutive à ses conditions de vie, sans compter le fait qu’elle était séparée de moi. Elle dut prendre deux mois de congé, qu’elle passa naturellement chez sa mère.

Resté seul à Esmoulières, mon père s’en tira comme il put. Il prit pension chez des voisins et dut se contenter de la pitance locale : pommes de terre et lait caillé. Mais je ne crois pas qu’il se soit jamais ennuyé là-haut. Il aimait trop la vie dans la nature, les parties de chasse et de pêche, la traque du gibier par temps de neige, comme la poule de bois ou gelinotte, oiseau très recherché et qui abondait dans les forêts vosgiennes. Il m’a dit souvent qu’il pourchassait aussi les lièvres sur la neige.

La belle saison offrait des occasions incroyables de pêche miraculeuse. Mon père, entraîné comme je l’ai dit dès son jeune âge à la pêche à la main, connaissait tous les bons endroits du Beuletin et du ruisseau de Saphoz. Parmi les épisodes mémorables qu’il aimait à raconter au sujet de ces parties de pêche à la truite ou à l’écrevisse, j’en citerai un qui vaut son pesant d’or.

Un beau matin, un inspecteur primaire, venu sans doute de Lure et parvenu à Esmoulières par je ne sais quel moyen de transport, se présenta à l’école. À la sortie de la classe, vers onze heures, il demanda à mes parents s’il y avait dans le coin un restaurant. Mon père lui répondit que, pour trouver un établissement convenable, il lui fallait redescendre jusqu’à Luxeuil ou bien franchir les cols et aller au Thillot. Il ajouta que la solution la plus simple consistait pour lui à partager le repas de mes parents. Ma mère rétorqua alors que ce jour-là elle n’avait rien de bon à manger. Mon père eut soudain une idée de génie : il invita l’inspecteur à faire une promenade apéritive jusqu’au prochain ruisseau, enleva ses chaussures et entra dans l’eau. Soulevant les pierres, il captura en un moment un certain nombre de truites qu’il jeta sur l’herbe aux pieds de l’inspecteur à la fois ébahi et réjoui, qui lui dit : « Monsieur Nurdin, je vois maintenant où vous préparez votre classe ! » Toujours est-il que ce digne représentant de l’Instruction Publique fit ce jour-là un savoureux repas de poisson. J’ignore quel rapport il fit sur le travail de mes parents et quelle note il leur attribua, mais je sais que peu après ils obtinrent leur changement pour un autre poste moins malaisé. Ma mère n’avait pas la santé nécessaire pour continuer dans des conditions aussi pénibles. Quant à mon père, il garda toujours une certaine nostalgie d’un pays qui restait pour lui une sorte de paradis de la chasse et de la pêche. Il l’évoqua souvent jusqu’à la fin de son existence.

Esmoulières est maintenant un paradis perdu dans tous les sens du terme. L’école a été supprimée. Les écrevisses ont disparu. Les maisons vides ont été rachetées par des citadins français ou étrangers. J’ai rendu visite, il y a une quinzaine d’années, à Robert C., l’ancien maire du village, qui a le même âge que moi et que je n’avais pas revu depuis…1923. Inutile d’ajouter que nous ne nous sommes pas reconnus ! Il m’a dit qu’il n’y avait presque plus personne là-haut, sauf des Allemands, en utilisant du reste un mot beaucoup plus populaire et cru.

Avant d’en terminer avec le récit des péripéties de ce séjour qui ne dura que deux ans, mais qui compta dans l’existence de mes parents et quelque peu dans la mienne, j’en reviens à l’acquisition par mon père d’une voiture automobile en l’année 1924. C’était pour l’époque et de la part d’un jeune instituteur une décision singulièrement révolutionnaire, critiquée d’ailleurs par beaucoup de ses collègues, qui craignaient la jalousie des villageois. C’est en 1907 que mon père était monté pour la première fois dans une auto, avec ses parents et son frère, entre Villers-la-Ville et Villersexel. C’était la voiture d’un ingénieur des Chemins de fer vicinaux. En 1923, mes parents furent influencés par un couple de collègues, les Gaspard, qui enseignaient dans un autre village du Plateau d’Esmoulières. Yvonne Gaspard, née Perron, était fougerollaise et avait un petit garçon de mon âge, prénommé Jean. Ces bons amis avaient une voiture à trois places que l’on appelait à l’époque une trèfle, à cause de la forme triangulaire de sa carrosserie.

C’est ainsi que mon père fit en 1924 l’acquisition de sa première voiture, une occasion relativement chère mais soigneusement révisée qu’il acheta à la Compagnie Lorraine d’Électricité de Nancy, par l’intermédiaire de l’oncle Henri. C’était une Citroën B2 de huit chevaux, enregistrée à la préfecture de Meurthe-et-Moselle sous le numéro 22883 en avril 1924, puis à la préfecture de Vesoul le 10 octobre de la même année avec le numéro minéralogique 3997 N5.

C’était une voiture noire, décapotable, agréable en été, mais inconfortable au possible à la mauvaise saison. En hiver, on n’avait d’autre ressource que de s’envelopper de fourrures et de couvertures, car les constructeurs d’automobiles n’avaient pas encore trouvé le moyen d’évacuer vers les passagers la chaleur du moteur, qui chauffait terriblement dans les côtes. Les auto-écoles n’existant pas, les apprentis automobilistes en étaient réduits à apprendre la conduite « sur le tas », après avoir reçu quelques conseils d’un garagiste comme Eugène Leyval à Fougerolles. L’oncle Henri ne lâcha pourtant pas son beau-frère Paul dans la nature sans lui faire quelques recommandations. Il lui donna une leçon de conduite sur la route du Val d’Ajol, lui enjoignant de rouler moins vite, de prendre les tournants plus lentement et de faire moins d’embardées.

C’est dans ces conditions que mon père roula plusieurs mois, notamment entre Fougerolles et Esmoulières, sans avoir passé son permis de conduire. Il s’en tira somme toute assez bien, même le jour où il voulut aller surprendre ses parents à La Vaivre. Je ne sais pourquoi il évita de prendre la route la plus courte, par le Prédurupt. Il fit un immense détour par Corbenay et Aillevillers, prit en route deux personnes de La Vaivre qui rentraient chez elles à pied, et n’osa pas emprunter le chemin très étroit qui mène à la maison de mes grands-parents, ce qui ne l’empêcha pas de tomber dans un fossé en reculant. Il fallut aller chercher les bœufs du voisin pour sortir la voiture de cette fâcheuse position.

Mais l’affaire n’était pas terminée pour autant : la suspension, qui n’avait rien à voir avec les amortisseurs actuels, avait été faussée par le choc, si bien que la carrosserie était de guingois. C’est avec une voiture penchant dangereusement que mon père, tout penaud, retraversa Aillevillers, Corbenay et Fougerolles. Dans la ligne droite des Chavannes, il rencontra ma grand-mère et la tante Marie-Louise qui passaient par là. Fier comme Artaban mais bien embarrassé, il fit comme s’il ne les voyait pas. Il savait de plus que Mémère n’appréciait guère ces engins modernes et bruyants. Finalement, mon père arriva chez Eugène Leyval qui, toujours flegmatique, remit en place les lames de ressort d’un coup de pôfê, c’est-à-dire de barre à mine.

Ne pouvant rouler éternellement sans permis, mon père le passa lors de son arrivée à Arpenans, en octobre 1924. Ce permis, numéro 6470, fut enregistré le 28 à la préfecture de Vesoul. L’examen eut lieu à Luxeuil et mérite d’être narré. L’examinateur convoqua mon père devant le casino, qui se trouvait alors près de l’établissement thermal. Il était le seul candidat. L’épreuve consista à monter jusqu’au Café des Sapins, situé sur la route de Fougerolles - en bordure de la ville -, à boire une bière, à parler d’automobilisme et à revenir au casino. Aujourd’hui, un pareil examen fait rêver.

Quand mes parents arrivèrent à Arpenans, mon père était donc en règle avec l’Administration. La Citroën B2 rendit encore de grands services pendant des années, comme je le raconterai par la suite.

Pour ce qui me concerne, je parlais avec fierté de « la Citroën de mon papa », en escamotant le r. Je connaissais en outre plusieurs autres marques de voitures qui ont disparu depuis longtemps. En voici quelques-unes, citées pêle-mêle : Chenard et Walcker, Delage, Delahaye, Hotchkiss, Rosengart, Voisin, sans compter bien entendu Peugeot et Renault, qui sont toujours en vogue.