Chapitre 9
Au paradis
des écrevisses
Leur lieu de destination était un village du nom d’Esmoulières, situé à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau de Fougerolles, mais passablement inaccessible pour tous ceux qui ne disposaient pas d’un véhicule tout terrain. Comme c’était le cas de mes parents, ils en furent réduits au parcours du combattant. Ils durent d’abord se rendre à la gare d’Aillevillers, soit en prenant le train à Fougerolles, soit en persuadant une bonne âme de les conduire là-bas avec une voiture hippo- ou automobile. Ils devaient, à Aillevillers, attendre le train d’Épinal à Belfort et en descendre à Luxeuil, afin d’emprunter le chemin de fer vicinal (CFV) qui remontait la vallée du Breuchin jusqu’à Faucogney. Parvenus là-bas, ils n’étaient pas au bout de leurs peines, car ils avaient encore la plus rude étape à franchir, à savoir parcourir les cinq ou six kilomètres de montée souvent escarpée qui les amènerait au terme du voyage.
Le Plateau
d’Esmoulières, adossé à la haute vallée de la Moselle
entre le Col du Mont de Fourche et le Col des Croix, est situé dans ce que l’on
appelle le « Pays des Mille Étangs », à une altitude de 600 à
La sauvage
âpreté de cette terre a sans doute été longtemps un obstacle à son peuplement,
mais il n’en est pas tout à fait de même au pied du plateau, dans la vallée du Breuchin où est situé le chef-lieu de canton Faucogney.
Il est
possible qu’il y ait eu là un établissement gallo-romain, puis un prieuré
bénédictin à la fin du 6ème siècle. Le très remarquable cimetière
Saint-Martin, perché à
Quant au
bourg de Faucogney lui-même, il entre dans l’histoire
en 815 sous le nom de Falconanium et devient
par la suite le fief d’une puissante famille seigneuriale qui impose sa
domination à Vesoul, Fougerolles, Saint-Loup et ailleurs. Le château fort,
devenu une forteresse réputée imprenable, va subir des sièges mémorables, celui
de Louis XI en 1479, celui de Maximilien, empereur du Saint-Empire, en 1492, et
surtout celui de Louis XIV en 1674, lors de la conquête de la Franche-Comté.
Après la capitulation de Dole, de Besançon, de Salins, de Gray, de Vesoul, Faucogney fut la dernière place forte comtoise à résister à
l’annexion. Résistance certes symbolique, puisque le siège ne dura que deux
jours (3 et 4 juillet 1674), mais qui reflète néanmoins l’esprit d’indépendance
de la population.
Je ne pense
pas que les habitants d’Esmoulières aient reçu mes
parents aussi mal que les bourgeois de Faucogney
reçurent l’armée du Roi-Soleil, bien que les instituteurs fussent au village
les seuls représentants du pouvoir central. Ils ne venaient pas pour lever des
impôts, mais pour instruire une population qui avait, elle aussi, droit au
savoir et à l’éducation. En l’occurrence, ils n’ont pas trop mal réussi,
puisque plusieurs de leurs élèves ont obtenu le certificat d’études primaires
entre 1922 et 1924. La réussite à cet examen était le critère majeur
d’évaluation d’un enseignant pour les parents d’élèves.
Mais
inversement, mes parents ont eu là-haut des élèves méritants, qui fréquentaient
l’école dans des conditions matérielles difficiles. Ma mère a souvent parlé
d’une petite fille particulièrement appliquée qui venait en sabots, dans la
neige, d’une ferme isolée. Ces enfants n’étaient pas gâtés. Ils avaient le sens
du travail, de l’effort et de la discipline, et leurs maîtres leur montraient
l’exemple.
Sur le
plateau d’Esmoulières, la vie était simple et
rustique. Les gens vivaient de peu, de quelques vaches, de porcs, de fromages,
de pommes de terre et de seigle. Il n’y avait ni blé, ni chèvres, ni moutons,
pas d’arbres fruitiers ou presque pas. Le pain était cuit sur place, avec de la
farine du moulin de la Rochotte. L’essentiel de la
nourriture des paysans consistait en pommes de terre cuites avec la peau et
mélangées à du lait ou du fromage blanc, ce qui était encore le cas dans les
fermes fougerollaises après la Deuxième Guerre
mondiale.
Le
dimanche, l’ordinaire était parfois amélioré grâce à un morceau de cochon, à
une volaille, à un lapin ou à quelque gibier. En dépit des instructions données
par Louvois en juin 1674 concernant les mesures draconiennes à appliquer aux
paysans rebelles, la mentalité de ceux-ci n’avait guère changé dans la région,
et les bonnes gens considéraient que le gibier de leur terroir leur appartenait
autant qu’à l’État. Le braconnage était donc florissant et, là comme ailleurs,
il permettait d’améliorer un peu les pénibles conditions de vie. Il en était de
même pour la contrebande, particulièrement fréquente avant 1914, lorsque
l’Empire allemand commençait tout près, derrière le Ballon d’Alsace. Le trafic
portait sur les marchandises taxées par l’État : tabac, allumettes, jeux
de cartes.
Par
ailleurs, il y avait deux autres activités, moins clandestines celles-là, qui
permettaient à la population de survivre : l’abattage du bois et
l’exploitation des étangs.
Comme
partout, on coupait les arbres en hiver, généralement des chênes rabougris qui
fournissaient de la charbonnette, c’est-à-dire des rondins pour chauffer les
fours à pain. Avec des maillets en plomb, les hommes enlevaient l’écorce,
qu’ils vendaient par ballots de vingt kilos aux tanneries, et qui étaient
transportée jusqu’à Luxeuil par les Chemins de fer
vicinaux.
Les étangs
– Esmoulières
en possédait pas loin d’une centaine – étaient pêchés en novembre. On
ouvrait la grille pour laisser filer les petits poissons, et les plus gros,
truites, carpes et tanches, pouvaient être récoltés, consommés ou vendus.
L’école de
Jules Ferry visait à réaliser ce que les prédications de saint Colomban et les
canons de la monarchie absolue n’avaient qu’en partie réussi à faire :
éclairer l’esprit des manants de nos régions et leur apporter la
« civilisation ». Et la première chose à faire était de leur
apprendre le français. Vers 1900, un inspecteur primaire note dans son rapport
que dans les sections de Fougerolles les enfants ne parlent pas un mot de la
langue de Molière et que l’instituteur est obligé de faire ses cours en patois.
Je ne crois pas qu’après la Première Guerre mondiale la situation ait été bien
différente à Esmoulières. Je pense toutefois que les
enfants, qui n’avaient jamais quitté leur village, comprenaient assez le
français pour pouvoir suivre la classe, même si l’idiome usité dans la vie
quotidienne était le patois.
Outre
l’enseignement de la langue nationale et des connaissances de base, les
programmes de l’Instruction Publique faisaient une place considérable à
l’enseignement de l’hygiène. Avec l’éducation morale, les préceptes d’hygiène
étaient inculqués aux enfants le matin, dès le début de la classe. Et il faut
dire qu’à Esmoulières ces leçons n’étaient pas
superflues. L’école était en butte à des invasions de poux, ces parasites étant
soigneusement entretenus par les bonnets de coton d’une propreté douteuse que
portaient les filles. Dans les fermes, les gens dormaient sur des paillasses
insalubres. Une médecine quelque peu moderne n’avait pas encore pénétré dans
ces milieux frustes, où les croyances superstitieuses étaient encore très
répandues. Bien après la Seconde Guerre mondiale, le journal Le Monde
publia un article sur les superstitions dans les Vosges saônoises.
À Esmoulières, dans les années 1920, on croyait aux sorciers
et les paysans attachaient des amulettes aux oreilles de leurs vaches pour les
préserver des maléfices. On se soignait avec des plantes, ce qui était plutôt
positif, mais on croyait dur comme fer aux rebouteux, ce qui l’était moins.
D’ailleurs les pratiques de ces médecines empiriques existaient aussi à
Fougerolles. Étant nouveau-né, je contractai le muguet, une affection des
muqueuses qui fut barrée par une femme connaissant les formules
cabalistiques adéquates…
Parmi les
rebouteux, l’un était resté célèbre. Il s’appelait Fleurot
et habitait à Hérival, au-dessus du Val d’Ajol. On racontait sur lui toutes sortes d’histoires plus
ou moins extravagantes, parmi lesquelles le traitement qu’il avait appliqué à
Napoléon III venu aux eaux à Plombières : un grand coup de poing sous le
menton pour lui remettre la mâchoire en place !
L’étude de
l’histoire montre que les mentalités évoluent en corrélation avec les échanges
économiques et le progrès des techniques. Or Esmoulières
était, surtout en hiver, quasiment coupé du monde. Le seul et unique lien entre
les deux était le facteur.
Cet homme
courageux, venant de la poste de Faucogney, montait à
pied la côte abrupte de Saphoz avant de parvenir
péniblement avec son chargement à l’école d’Esmoulières.
Il était très souvent en retard, et plus d’une fois fortement éméché, étant
donné qu’il avait trinqué dans un certain nombre de maisons. Il demandait alors
à mes parents la permission de dormir dans le couloir ou sur le tapis de la
cuisine. Mon père distribuait le courrier aux élèves, qui étaient chargés de le
remettre à leurs parents. La chronique ne dit pas combien de lettres, de
convocations ou d’autres paperasseries administratives ne sont jamais parvenues
à leurs destinataires. Mais le plus grave de l’affaire, c’était que le facteur
était censé apporter aussi les commissions, étant donné qu’il n’y avait au
village aucune boutique et que le réfrigérateur n’avait pas encore été inventé.
Certains jours, ma mère se retrouvait sans provisions et devait se débrouiller
avec les moyens du bord. On comprendra facilement quel rôle primordial jouait
ce brave représentant des Postes et Télécommunications.
Voilà donc
le contexte dans lequel j’ai vécu quelques mois de ma première enfance, et dans
lequel j’ai eu mes premiers contacts avec l’école. Apparemment, ils furent
décisifs, puisque j’ai passé presque toute ma vie à être enseigné ou à
enseigner. J’ai bien dit quelques mois. En effet, ce qui devait arriver arriva :
l’inconfort absolu de la maison d’école me fut fatal et je tombai malade. De
plus, la jeune Adeline qui s’occupait de moi quand ma mère travaillait et qui
était certainement très dévouée n’était pas très versée en puériculture. On
peut lui pardonner, vu qu’elle sortait d’une ferme isolée où cette science
était sûrement moins connue que l’art du braconnage.
Pour
remédier à la situation, ma mère m’appliqua un cataplasme si chaud qu’il me
brûla la peau. J’en gardai longtemps une cicatrice sur la poitrine. Du coup,
mes parents prirent peur. Ils se demandèrent ce qui se passerait si je tombais
gravement malade et si le médecin ne pouvait accéder au village. On racontait
l’histoire de celui de Faucogney qui avait de
justesse échappé à la mort. Sa voiture était tombée dans le ravin en descendant
la côte de Saphoz et il avait eu le réflexe de sauter
hors du véhicule.
Ma mère
décida alors de se séparer de moi et de me ramener à Fougerolles. Ce devait
être en plein hiver, puisque nous sommes descendus à Faucogney
en traîneau à cheval, dont le propriétaire s’appelait Colle. Et ce devait être
le jour où ma mère me laissa échapper et où je tombai dans la neige, événement
sans conséquence, mais qui fit par la suite l’objet d’innombrables récits.
J’avais
survécu à toutes ces épreuves et j’étais dorloté par ma grand-mère et mes
tantes, mais ma mère se morfondait à tel point que mes parents descendirent
chaque semaine à Fougerolles pour me voir. Chaque semaine, ils prenaient le
chemin de fer vicinal à Faucogney, le train à Luxeuil et Dieu sait quel moyen de transport d’Aillevillers à Fougerolles, jusqu’au moment où mon père
prit la décision inouïe et révolutionnaire d’acheter une auto. Je dirai plus
loin dans quelles conditions.
En tout
état de cause, la voiture simplifia considérablement les trajets, mais à
condition de faire un crochet par la route du Col des Croix afin d’éviter les
périlleuses épingles à cheveux de Saphoz. Sur la route de Luxeuil,
mes parents s’arrêtaient souvent à Raddon chez le
cousin de ma mère Ferjeux Aubry, qui tenait un
café-restaurant. C’est là que l’on préparait mon biberon quand j’étais de la
partie. En échange, mon père apportait des sacs entiers d’écrevisses.
Pendant le
deuxième hiver, celui de 1923 à 1924, ma mère tomba malade à son tour. Elle
était sans doute mal remise de la grippe espagnole qu’elle avait contractée à
la fin de la guerre, et souffrait d’une sorte de dépression consécutive à ses
conditions de vie, sans compter le fait qu’elle était séparée de moi. Elle dut
prendre deux mois de congé, qu’elle passa naturellement chez sa mère.
Resté seul
à Esmoulières, mon père s’en tira comme il put. Il
prit pension chez des voisins et dut se contenter de la pitance locale :
pommes de terre et lait caillé. Mais je ne crois pas qu’il se
soit jamais ennuyé là-haut. Il aimait trop la vie dans la nature, les parties
de chasse et de pêche, la traque du gibier par temps de neige, comme la poule
de bois ou gelinotte, oiseau très recherché et qui abondait dans les forêts
vosgiennes. Il m’a dit souvent qu’il pourchassait aussi les lièvres sur la
neige.
La belle
saison offrait des occasions incroyables de pêche miraculeuse. Mon père,
entraîné comme je l’ai dit dès son jeune âge à la pêche à la main, connaissait
tous les bons endroits du Beuletin et du ruisseau de Saphoz. Parmi les épisodes mémorables qu’il aimait à
raconter au sujet de ces parties de pêche à la truite ou à l’écrevisse, j’en
citerai un qui vaut son pesant d’or.
Un beau
matin, un inspecteur primaire, venu sans doute de Lure et parvenu à Esmoulières par je ne sais quel moyen de transport, se
présenta à l’école. À la sortie de la classe, vers onze heures, il demanda à
mes parents s’il y avait dans le coin un restaurant. Mon père lui répondit que,
pour trouver un établissement convenable, il lui fallait redescendre jusqu’à Luxeuil ou bien franchir les cols et aller au Thillot. Il
ajouta que la solution la plus simple consistait pour lui à partager le repas
de mes parents. Ma mère rétorqua alors que ce jour-là elle n’avait rien de bon
à manger. Mon père eut soudain une idée de génie : il invita l’inspecteur
à faire une promenade apéritive jusqu’au prochain ruisseau, enleva ses
chaussures et entra dans l’eau. Soulevant les pierres, il captura en un moment
un certain nombre de truites qu’il jeta sur l’herbe aux pieds de l’inspecteur à
la fois ébahi et réjoui, qui lui dit : « Monsieur
Nurdin, je vois maintenant où vous préparez votre
classe ! » Toujours est-il que ce digne représentant de
l’Instruction Publique fit ce jour-là un savoureux repas de poisson. J’ignore
quel rapport il fit sur le travail de mes parents et quelle note il leur
attribua, mais je sais que peu après ils obtinrent leur changement pour un
autre poste moins malaisé. Ma mère n’avait pas la santé nécessaire pour
continuer dans des conditions aussi pénibles. Quant à mon père, il garda
toujours une certaine nostalgie d’un pays qui restait pour lui une sorte de
paradis de la chasse et de la pêche. Il l’évoqua souvent jusqu’à la fin de son
existence.
Esmoulières est maintenant un paradis perdu
dans tous les sens du terme. L’école a été supprimée. Les écrevisses ont
disparu. Les maisons vides ont été rachetées par des citadins français ou
étrangers. J’ai rendu visite, il y a une quinzaine d’années, à Robert C.,
l’ancien maire du village, qui a le même âge que moi et que je n’avais pas revu
depuis…1923. Inutile d’ajouter que nous ne nous sommes pas reconnus ! Il
m’a dit qu’il n’y avait presque plus personne là-haut, sauf des Allemands, en
utilisant du reste un mot beaucoup plus populaire et cru.
Avant d’en
terminer avec le récit des péripéties de ce séjour qui ne dura que deux ans,
mais qui compta dans l’existence de mes parents et quelque peu dans la mienne,
j’en reviens à l’acquisition par mon père d’une voiture automobile en l’année
1924. C’était pour l’époque et de la part d’un jeune instituteur une décision
singulièrement révolutionnaire, critiquée d’ailleurs par beaucoup de ses
collègues, qui craignaient la jalousie des villageois. C’est en 1907 que mon
père était monté pour la première fois dans une auto, avec ses parents et son
frère, entre Villers-la-Ville et Villersexel. C’était la voiture d’un ingénieur
des Chemins de fer vicinaux. En 1923, mes parents furent influencés par un
couple de collègues, les Gaspard, qui enseignaient dans un autre village du
Plateau d’Esmoulières. Yvonne Gaspard, née Perron,
était fougerollaise et avait un petit garçon de mon
âge, prénommé Jean. Ces bons amis avaient une voiture à trois places que l’on
appelait à l’époque une trèfle, à cause de la forme triangulaire de sa
carrosserie.
C’est ainsi
que mon père fit en 1924 l’acquisition de sa première voiture, une occasion
relativement chère mais soigneusement révisée qu’il acheta à la Compagnie
Lorraine d’Électricité de Nancy, par l’intermédiaire de l’oncle Henri. C’était
une Citroën B2 de huit chevaux, enregistrée à la préfecture de
Meurthe-et-Moselle sous le numéro 22883 en avril 1924, puis à la préfecture de
Vesoul le 10 octobre de la même année avec le numéro minéralogique 3997 N5.
C’était une
voiture noire, décapotable, agréable en été, mais inconfortable au possible à
la mauvaise saison. En hiver, on n’avait d’autre ressource que de s’envelopper
de fourrures et de couvertures, car les constructeurs d’automobiles n’avaient
pas encore trouvé le moyen d’évacuer vers les passagers la chaleur du moteur,
qui chauffait terriblement dans les côtes. Les auto-écoles n’existant pas, les
apprentis automobilistes en étaient réduits à apprendre la conduite « sur
le tas », après avoir reçu quelques conseils d’un garagiste comme Eugène Leyval à Fougerolles. L’oncle Henri ne lâcha pourtant pas
son beau-frère Paul dans la nature sans lui faire quelques recommandations. Il
lui donna une leçon de conduite sur la route du Val d’Ajol,
lui enjoignant de rouler moins vite, de prendre les tournants plus lentement et
de faire moins d’embardées.
C’est dans
ces conditions que mon père roula plusieurs mois, notamment entre Fougerolles
et Esmoulières, sans avoir passé son permis de
conduire. Il s’en tira somme toute assez bien, même le jour où il voulut aller
surprendre ses parents à La Vaivre. Je ne sais
pourquoi il évita de prendre la route la plus courte, par le Prédurupt. Il fit un immense détour par Corbenay
et Aillevillers, prit en route deux personnes de La Vaivre qui rentraient chez elles à pied, et n’osa pas
emprunter le chemin très étroit qui mène à la maison de mes grands-parents, ce
qui ne l’empêcha pas de tomber dans un fossé en reculant. Il fallut aller
chercher les bœufs du voisin pour sortir la voiture de cette fâcheuse position.
Mais
l’affaire n’était pas terminée pour autant : la suspension, qui n’avait
rien à voir avec les amortisseurs actuels, avait été faussée par le choc, si
bien que la carrosserie était de guingois. C’est avec une voiture penchant
dangereusement que mon père, tout penaud, retraversa Aillevillers,
Corbenay et Fougerolles. Dans la ligne droite des
Chavannes, il rencontra ma grand-mère et la tante Marie-Louise qui passaient
par là. Fier comme Artaban mais bien embarrassé, il fit comme s’il ne les voyait
pas. Il savait de plus que Mémère n’appréciait guère ces engins modernes
et bruyants. Finalement, mon père arriva chez Eugène Leyval
qui, toujours flegmatique, remit en place les lames de ressort d’un coup de pôfê, c’est-à-dire de barre à mine.
Ne pouvant
rouler éternellement sans permis, mon père le passa lors de son arrivée à Arpenans, en octobre 1924. Ce permis, numéro 6470, fut
enregistré le 28 à la préfecture de Vesoul. L’examen eut lieu à Luxeuil et mérite d’être narré. L’examinateur convoqua mon père
devant le casino, qui se trouvait alors près de l’établissement thermal. Il
était le seul candidat. L’épreuve consista à monter jusqu’au Café des Sapins,
situé sur la route de Fougerolles - en bordure de la ville -, à boire une
bière, à parler d’automobilisme et à revenir au casino. Aujourd’hui, un pareil
examen fait rêver.
Quand mes
parents arrivèrent à Arpenans, mon père était donc en
règle avec l’Administration. La Citroën B2 rendit encore de grands services
pendant des années, comme je le raconterai par la suite.
Pour ce qui
me concerne, je parlais avec fierté de « la
Citroën de mon papa », en escamotant le r. Je connaissais en outre
plusieurs autres marques de voitures qui ont disparu depuis longtemps. En voici
quelques-unes, citées pêle-mêle : Chenard et Walcker,
Delage, Delahaye, Hotchkiss, Rosengart,
Voisin, sans compter bien entendu Peugeot et Renault, qui sont toujours en
vogue.