Chapitre 7

 

Les gens du Pont  et d’ailleurs

 

 

La propriété Leyval aurait sans doute suffi à ma découverte du monde, des gens et de la nature dans ma prime enfance, si l’on considère ses dimensions et les activités artisanales dont elle constituait le cadre. Il est vrai que j’ai reçu dans ce milieu la plupart de mes premières impressions, mais la maison et ses dépendances étaient tout sauf un lieu clos. Elles s’intégraient à la vie d’un quartier qui, séparé du centre de Fougerolles avant la Révolution, s’était développé au 19ème siècle avec l’essor de l’artisanat.

Le quartier dit du Pont  s’étendait de part et d’autre du pont de la Combeauté, entre la côte de la gendarmerie et la barrière de la voie ferrée. Le milieu en était la propriété Leyval. Le Pont aurait d’ailleurs dû prendre la marque du pluriel, car en réalité il y a à cet endroit trois ponts : celui de la rivière, celui du bief de l’entreprise Leyval et celui du canal de la maison Lemercier frères.

La partie inférieure de la côte de la gendarmerie, sur la route de Plombières, formait en quelque sorte la limite du quartier sur la rive droite de la Combeauté. Il existait là des commerces, dont en mon temps la quincaillerie Personne, un patronyme qui suscitait d’innocents jeux de mots. Mais les deux familles que nous fréquentions le plus, pour des raisons à la fois professionnelles et de bon voisinage, étaient les Toillon et les Vialis.

Georges Toillon, dit Ragniat, était un habile menuisier auquel la scierie Leyval fournissait du bois. Je possède toujours un souvenir de sa fabrication, un établi d’enfant que j’utilise encore. Sa fille était très liée avec ma cousine Jeannine. Le pauvre homme n’avait plus qu’un œil, l’autre ayant été crevé par une balle pendant la guerre de 1914-1918.

Quant aux Vialis, c’étaient des marchands de ferraille originaires du centre de la France, comme beaucoup d’immigrés venus d’Auvergne ou du Massif Central. J’ai connu le grand-père, le père et le fils, dont la vaste entreprise est installée depuis longtemps près de la gare de Fougerolles. Dans les années 1930, époque où les petits ferrailleurs rendaient de grands services aux bricoleurs, mon oncle et moi allions souvent dénicher chez Vialis les métaux dont nous avions besoin pour la scierie.

Au pied de la côte de la gendarmerie se trouvait la ferme de Just Rapenne, où nous allions tous les jours chercher du lait.

De l’autre côté de la route, sur la rive droite de la rivière, c’était le Café du Pont, où l’on se rend encore aujourd’hui après les enterrements pour boire le café et manger de la brioche. Ce café a déjà une longue histoire, et c’est l’un des plus anciens de la commune, qui en comptait une quantité il y a un siècle.

Deux autres cafés du quartier, que j’ai connus dans l’entre-deux-guerres, ont disparu de manière dramatique, à la suite de terribles accidents de la circulation survenus après la Seconde Guerre mondiale. Avant la construction de la déviation, le grand axe routier reliant la vallée du Rhône à la Lorraine et aux pays du Bénélux traversait entièrement Fougerolles, ce qui représentait pour les riverains un danger permanent. Le péril principal venait des poids lourds qui, descendant des Vosges, dévalaient sans pouvoir maîtriser leur vitesse la pente de plusieurs kilomètres séparant le Sarcenot du centre de Fougerolles, descente infernale rendue encore plus spectaculaire par le fait que ces bolides abordaient l’agglomération par la côte abrupte de la gendarmerie, terminée pour comble de malheur par un tournant à angle droit et par le pont de la Combeauté. Les accidents furent innombrables, et certains d’entre eux absolument invraisemblables. Il est surprenant que ces véritables bombes roulantes n’aient pas fait plus de victimes et plus de dégâts dans le quartier. Les destructions ont touché surtout les maisons situées à côté du pont, sur la rive gauche, de sorte que ce coin qui fait face au champ de foire et à la propriété Leyval est aujourd’hui presque méconnaissable. Sur quatre maisons habitées jadis par la même famille, deux ont été anéanties, la première en 1957 par un poids lourd qui, ayant arraché le parapet du pont, sauta par-dessus la rivière pour percuter le Café du Champ de Foire, la seconde en 1973 par un camion qui, après avoir réussi tant bien que mal à prendre le tournant, alla buter contre l’ancien Café Chipeaux, dont il enfonça le rez-de-chaussée. Madame Suzanne Coquard, née Barret, ne put sortir de sa chambre du premier étage que grâce à l’échelle obligeamment apportée par mon oncle Maurice.

De ces deux cafés, il ne reste que des photographies. Sur l’une, datant d’avant 1914, on voit autour de la tenancière, Madame Chipeaux, tout un groupe de personnages, dont ma mère, sa sœur Marie-Louise et son frère Maurice. Il s’agissait là d’une carte postale envoyée par ma tante Gabrielle à son amie Léocadie, alors infirmière au Tonkin. L’autre photographie, plus récente, montre le Café du Champ de Foire tel que je l’ai connu vers 1930, à l’époque où il était tenu par Adrienne Guyot, belle-sœur d’Edmond Barret, le directeur de l’école de Fougerolles. Là aussi figurent plusieurs personnes, notamment les trois enfants Barret, Suzanne, Arlette et Pierre, qui fit toute sa carrière d’instituteur en Afrique, avant de revenir en retraite dans l’une des deux maisons restées debout. Les cafés Chipeaux et surtout Guyot étaient presque des annexes de la maison Leyval, les tonneliers et les scieurs n’ayant que la route à traverser pour aller consommer un bock ou un canon de rouge.

À côté des immeubles précédents, et juste en face de chez Leyval, s’élève l’une des plus belles demeures de Fougerolles, celle du Pacha. Ce terme turc ne désigne pas un haut dignitaire musulman, mais un riche distillateur nommé Alfred Ougier, apparenté à l’ami de mon grand-père, le tonnelier Eugène Ougier. Cette imposante demeure, appelée jadis le Château de Fougerolles, construite en magnifiques pierres de taille et fermée de hautes grilles, dispose d’immenses caves voûtées auxquelles les attelages accédaient de plain pied. Bâtie en 1831, cette monumentale résidence reste le témoin de l’aisance des entrepreneurs fougerollais du 19ème siècle.

De l’autre côté du canal se trouve une seconde maison bourgeoise, certes moins imposante que la première. C’était la maison d’un homme qui a joué un rôle considérable dans l’histoire de la famille Leyval. Cet homme était le Docteur Daiche, un Lorrain venu s’établir à Fougerolles et qui devint notre médecin de famille, y compris pour mes grands-parents Nurdin. Comme tous les vieux praticiens de la campagne, il vivait simplement et ne se déplaçait qu’à bicyclette. Juste à côté de sa maison, le pharmacien Pillot vendait aux malades les remèdes ordonnés par le Père Daiche. Le corps médical, tout comme les débits de boisson, était donc bien représenté dans notre quartier.

Un peu plus loin, le long de la voie ferrée, on voit toujours une maison que je ne regarde jamais sans émotion. C’était là qu’Ernestine tenait son épicerie. C’était là que ma grand-mère et mes tantes venaient chaque jour acheter les ingrédients indispensables à la confection des pâtisseries dont je raffolais. C’est là que j’ai humé pour la première fois les odeurs caractéristiques des épiceries d’antan, dont les enfants d’aujourd’hui n’ont aucune idée. Ernestine était une amie, son mari Zidore un homme charmant. Quant à son fils Pierre Cholley, que nous appelions souvent Pierre d’Ernestine, il était pour moi comme une sorte de grand frère. L’un de mes plus anciens souvenirs est celui d’un appareil de projection, qui s’appelait autant que je sache une lanterne magique, avec lequel il me distrayait parfois. Car au milieu des années 20, nous n’avions ni cinéma ni radio, sans parler de la télévision.

Exactement en face de l’épicerie d’Ernestine habitaient deux familles avec lesquelles les Leyval avaient aussi d’excellents rapports : les Larrière et les Dormoy.

Joseph Larrière était distillateur, et son épouse Mélanie fréquentait depuis des lustres ma grand-mère, mes tantes et ma mère. Je possède même une photographie où elles figurent toutes, ou presque, dans le jardin de la maison Leyval.

 Mais au sujet de ces relations d’amitié, je voudrais rapporter ici une anecdote très suggestive. La scène se passe longtemps après l’époque que je décris, Mélanie est en conversation avec maman et elle lui dit soudain : « Excusez-moi, Madame Nurdin, je viens de vous appeler Camille ». À quoi ma mère répond : « Vous me connaissez depuis 70 ans, vous pouvez bien m’appeler par mon prénom ! » Nous sommes bien loin à présent de ces conventions obsolètes…

Les Leyval avaient avec les Dormoy des liens particuliers, qui remontaient au temps où Constant, le chef de famille, était meunier chez mon grand-père François. Après la Première Guerre mondiale, il s’était retiré des affaires et habitait avec son épouse Babale et sa fille Berthe dans la rue du Pont, pendant que ses trois fils exploitaient la minoterie de Fougerolles-le-Château. Aujourd’hui, les descendants du patriarche sont nombreux et ne restent plus cantonnés dans le domaine de la minoterie. Les garages automobiles Dormoy de Saint-Loup, de Vesoul et d’ailleurs en sont la preuve. Constant Dormoy a toujours eu une réelle amitié envers la famille Leyval, qui lui avait permis de sortir de la précarité. Ma mère et ses sœurs considéraient un peu comme un parent cet homme dont la jovialité était proverbiale. Je raconterai à ce propos une nouvelle anecdote que ma mère m’a souvent narrée : se trouvant un jour à Vesoul pour ses affaires, Dormoy se rendit à l’École Normale de jeunes filles avec l’intention d’inviter maman au restaurant. Avant 1914, le règlement de l’établissement était tel que le brave homme fut confronté à la directrice en personne. Il finit par avoir gain de cause, mais au prix d’un gros mensonge : il affirma en effet que Camille Leyval était sa nièce. Quant à moi, quand j’avais deux ou trois ans, je le considérais comme une sorte de grand-père, le mien ayant disparu vingt ans auparavant. Comme je l’ai déjà dit, c’est avec lui que j’allais me promener dans les prés le long de la Combeauté, jusqu’au petit cabanon où il remisait ses outils et qu’il appelait son cabinet de science. Quatre-vingts ans après, j’en garde encore un souvenir merveilleux, le souvenir des cascades, des ruisselets, des papillons et des libellules au bord de la Combeauté, le souvenir d’une sorte de paradis perdu.

La fille de Constant, Berthe, tenait la boulangerie qui faisait face à l’épicerie d’Ernestine, car l’entreprise Dormoy fabriquait aussi du pain. C’était donc là, près du passage à niveau, que les gens du quartier venaient s’approvisionner en produits alimentaires.

Comme les Leyval produisaient leurs légumes, leurs fruits, leurs œufs et leurs lapins, ils pouvaient quasiment vivre en autarcie. Pour les autres achats, cependant, il fallait traverser la voie ferrée et pénétrer dans le centre du bourg. Dans la Grande Rue, qui en réalité était moins grande que la rue du Pont, on rencontrait d’un côté une succession de magasins, le salon de coiffure Fevai, l’épicerie qui plus tard fut tenue par Madame Paulette Nurdin, la boulangerie Bertrand, les commerces de chaussures et de confection des demoiselles Deschênes, tantes du général Charles Deschênes. L’autre côté de la Grande Rue était presque entièrement occupé par les deux hôtels du pays, l’Hôtel des Voyageurs, qui appartint à la famille Piercy, puis à la famille Pâris, et l’Hôtel du Commerce, propriété de M. Ruhlmann avant 1914, et qui fut racheté en 1927 par M. Rota. Ce dernier donna à son établissement un lustre durable grâce à ses spécialités culinaires : poulet aux morilles, écrevisses, truites. Si M. Rota a disparu depuis longtemps, le restaurant Au Père Rota figure toujours dans les guides gastronomiques, avec d’autres spécialités il est vrai. L’Hôtel des Voyageurs a disparu. Il est remplacé par le syndicat d’initiative. À la Belle Epoque, ces deux établissements étaient également des cafés dans lesquels se réunissait toute la bonne société fougerollaise, que l’on voyait attablée aux terrasses après la messe ou les jours de fête. L’hôtel Ruhlmann, dont le patron était un Alsacien émigré après 1870, offrait, un peu à la mode germanique, un cadre de réunion convivial aux associations, y compris les Francs-Maçons.

Que je n’oublie pas, entre les deux hôtels, la quincaillerie Virot. J’y allais fréquemment avec mon oncle, car on y achetait les outils et le fer, les pointes, les clous et les boulons indispensables aux ateliers. Il fallait fouiller dans les fonds de boutique pour faire une découverte parfois inattendue. Rien à voir avec les quincailleries d’aujourd’hui, dans lesquelles la marchandise est empaquetée, étiquetée, codifiée comme les produits pharmaceutiques, et qui trop souvent sont exilées loin du centre des villes dans de lointaines zones commerciales.

Au bout de la Grande Rue se trouvait, et se trouve toujours, ce que l’on nommait la Place, appellation tout à fait erronée puisque cet endroit à vrai dire central n’est rien d’autre qu’un carrefour où convergent les routes de Luxeuil, de Plombières et du Val d’Ajol, sans compter la rue de l’Église.

Quoi qu’il en soit, c’est là que se rassemblaient, les dimanches et les jours de marché, tous ceux qui descendaient des sections, qui sortaient de l’église ou de la mairie, ou qui voulaient discuter de leurs affaires. Au lieu de stationner sur le trottoir, ils s’installaient à la terrasse du Café de la Place, situé en contrebas de la tonnellerie Ougier. Le propriétaire le plus connu de cet établissement fut Léon Ougier, dit Lonlette, fils du maître-tonnelier Eugène Ougier, l’ami de mon grand-père. Du fait de la proximité des hôtels-restaurants de la Grande Rue et du voisinage des magasins, la fréquentation du Café de la Place contribuait grandement à faire de ce carrefour le centre de la vie publique fougerollaise.

La Place était le lieu de passage incontournable pour se rendre, par la Rue de l’Église, à la véritable place publique, beaucoup plus vaste mais beaucoup moins animée, entre la mairie et l’église. Le long de cette ruelle en pente se trouvait le bazar Duvoy, la seule boutique où l’on vendait des jouets. La famille m’y avait acheté pour mes étrennes un attelage de bœufs en bois peint qui m’est resté en mémoire, probablement parce que je voyais quotidiennement ces bêtes passer sur la route ou amener des troncs d’arbres à la scierie. Dans mon enfance, le nom de Duvoy a toujours évoqué pour moi la période de Noël et du Jour de l’An, les cadeaux et les jouets.

Je ne manquais pas de contempler la devanture de cette petite boutique lorsque je montais la Rue de l’Église avec mes tantes, généralement avec Baguy. Car c’était presque toujours la tante Gabrielle qui se chargeait des démarches et des visites hors du périmètre de Pont : visites à la mairie, à la poste, à la gare ou chez des personnes de connaissance. Sans oublier les visites régulières au cimetière, où elle allait fleurir la tombe de mes grands-parents. En fidèle représentante de la tradition familiale, elle nous guidait, mes cousines et moi, parmi les tombeaux des parents et des amis avec toutes les explications généalogiques nécessaires. C’est ainsi que j’ai acquis dès mon plus jeune âge une solide connaissance non seulement des vivants, mais aussi des défunts. Dans la société encore rurale de ce temps-là, la mort était chose familière.

En été, nous faisions souvent des promenades le soir, en conversant avec les gens qui passaient dans la rue, en général la Rue de la Gare, qui était bordée d’assez belles demeures et qui aboutissait à la Place de la Gare. C’est à cet endroit que se trouvent les monuments aux morts, celui de 1870-71 et celui de 1914-1918. C’était une nouvelle occasion d’évoquer les noms des Fougerollais disparus, en l’occurrence morts au champ d’honneur. La Grande Guerre était encore toute proche, et il n’y avait pas que les tués, mais aussi les blessés, dont certains étaient atrocement mutilés.

Nous allions plus rarement vers le Bas de l’Aval, où mon grand-père avait travaillé avec ses frères après son tour de France. La tante Gabrielle y était née et elle nous montrait parfois, au bord du trottoir, une petite borne sur laquelle elle s’asseyait dans ses jeunes années.

Nous n’allions jamais vers les quartiers situés plus loin dans cette direction, au-delà de l’église et du presbytère. Pour moi, la seule maison bien connue entre l’église et la mairie était celle du docteur Nurdin, dont le frère était médecin au Val d’Ajol et qui affirmait que nous étions apparentés. Ce qui était vraisemblable si l’on remontait assez loin dans les générations. Le docteur était un passionné de l’Allemagne et de la langue allemande. Ma cousine Jeannine, qui travaillait à la mairie pendant l’Occupation, le voyait courir sur la place pour haranguer les soldats qui passaient par là. Il n’est pas étonnant que deux de ses fils aient fait des études de germanistique, avant d’entrer par la suite tous les deux dans la police. Le plus âgé, Maurice, termina sa carrière comme commissaire principal dans les Ardennes. Il prit sa retraite à Pau, où je l’ai rencontré peu avant sa mort. Le plus jeune, Henri, fut étudiant avec moi en 1940 à Besançon. Il a une fille agrégée d’allemand, professeur à Wissembourg et mariée à un universitaire de Rhénanie-Palatinat, que j’ai rencontré deux fois à Mayence. Ce collègue me dit un jour que sa femme portait le même nom que moi et que sa famille était de…Fougerolles. On imagine la surprise ! Après cela, il ne m’appelait plus que « mein lieber Vetter[1] »

Nos promenades se faisaient très peu sur la route des Chavannes, dans la direction de Corbenay, sauf pour aller à la ferme des parents de la tante Madeleine, ferme complètement isolée entre les Chavannes et le Prédurupt. J’ai pourtant un souvenir cuisant de ce coin-là, à cause d’une chute dans les orties que je fis vers l’âge de trois ans, mon tricycle ayant basculé sur l’accotement.

Il en était de même pour la direction de La Vaivre. Mais nous nous rendions de temps en temps au Clos, joli hameau situé non loin du chemin du Prédurupt. C’est là qu’habitaient des amis des Leyval nommés Girardin. Madame Girardin était veuve de guerre. Je l’ai bien connue, ainsi que son fils Maxime, distillateur. D’esprit très moderne et entreprenant, il inventait des techniques nouvelles de distillation et avait la passion des voitures et de l’aviation, comme son confrère et ami Charles Bertrand, distillateur au Château. Ces deux hommes généreux et courageux personnifiaient bien l’esprit d’indépendance des vieux Fougerollais, esprit qui se manifesta en particulier sous l’Occupation. La mort tragique de Maxime Girardin aurait pu être celle d’un héros de roman. Je donnerai un exemple de sa magnanimité : le rhum étant une denrée rare pendant la guerre, maman eut l’idée d’en demander aux distillateurs, généralement très au courant des réseaux du marché noir. Nous nous rendîmes, ma mère et moi, chez Girardin, où nous eûmes deux surprises : Maxime chauffait sa maison à l’électricité, ce qui était révolutionnaire, et il nous fit cadeau du rhum parce que le prix en était tout à fait déraisonnable…

La plus longue et la plus attrayante de nos sorties pédestres était la visite du moulin Dormoy, à Fougerolles-le-Château. Comme il n’était guère possible de remonter le cours de la rivière sur la rive gauche, nous faisions un grand tour par la côte de la gendarmerie pour prendre le charmant petit chemin qui domine la rive droite de la Combeauté. Avant de nous y engager, nous bavardions un peu avec les personnes de connaissance qui résidaient en haut de la côte, surtout André Vaulot, frère de la tante Madeleine, et sa sœur Marie, dont le mari Auguste était tailleur.

Les haltes étaient fréquentes aussi le long du charmant petit chemin, car c’était là qu’habitait Marthe C., la sage-femme que je ne voulais pas voir, ainsi que le fils aîné de Constant Dormoy. Après quoi nous parcourions la dernière étape jusqu’au moulin, où nous étions reçus par Aurélien, le second fils de Constant. La visite des installations de meunerie était toujours captivante pour nous. Baguy ne manquait pas d’évoquer le temps où la famille Dormoy demeurait au moulin Leyval.

Le troisième fils Dormoy, Joseph, était responsable du secteur commercial de l’entreprise. Il avait de nombreux enfants, dont plusieurs petites filles que nous voyions passer en file indienne sur les ponts, lorsqu’elles se rendaient à la boulangerie chez leur tante Berthe, avec leurs imperméables, leurs parapluies et leurs bottes rouges ou blanches.

Rue de Plombières en 1945



[1] « Mon cher cousin »