Chapitre 6

 

Grandeur et décadence de l’artisanat

 

 

À tout seigneur, tout honneur : nous commencerons ce chapitre sur l’artisanat à Fougerolles et dans sa région par l’évocation de l’industrie la plus renommée du coin, la distillerie. La distillation des fruits y remonte certes à plusieurs siècles – sans doute au 17ème – pour ce qui concerne les bouilleurs de cru, mais il faut attendre l’instauration de la « Régie des Droits Réunis » sous le Premier Empire pour voir cette activité passer au stade artisanal, avant d’accéder plus tard au niveau industriel. Le meilleur exemple en est la famille Lemercier, du Grand Fahys, qui obtint une licence de distillateur sous Napoléon, transféra ses ateliers à Fougerolles-l’Église en 1881, à proximité de la gare nouvellement construite, installa une distillerie moderne, créa une tonnellerie très active, une vinaigrerie et un commerce de vin à côté de la maison Leyval. La maison « Lemercier frères » devint ainsi une vaste entreprise diversifiée qui, avec les maisons Bresson et Peureux, contribua à faire de Fougerolles la capitale du kirsch et le centre de production de divers produits comme l’absinthe et les liqueurs. En dehors de ces grands établissements de réputation internationale existaient de nombreuses distilleries familiales plus modestes, qui contribuaient activement à la renommée du pays.

L’art ancestral de la distillation n’était évidemment pas la seule et unique occupation des Fougerollais et de leurs proches voisins. Dans une contrée aussi riche en cours d’eau et en forêts s’était développée dans les vallées de la Combeauté, de l’Augronne et de la Semouse une petite industrie sidérurgique à laquelle la Seconde Guerre mondiale fut fatale. On y voyait encore dans les années 1930 de modestes usines qui fabriquaient des clous, du fil de fer, des tôles, des plats et des casseroles et dont il ne reste plus rien que quelques ruines. Ces vieilles industries n’ont pas su s’adapter au système moderne de production, contrairement au textile arrivé d’Alsace après 1871 sur le versant ouest des Vosges, mais déjà implanté au Val d’Ajol et à Fougerolles dès le milieu du 19ème siècle avec les filatures de la famille Murbach, originaire du Pays de Bade. Fougerolles-le-Château devint ainsi une sorte de banlieue industrielle. Le tissage Fleurot, installé à Fougerolles et au Val d’Ajol, aura une existence beaucoup plus éphémère que l’entreprise Murbach, plus tard Antoine et Jacamon. L’usine Fleurot fut en effet reprise pendant l’Occupation par les « Constructions Mécaniques Lorraines », l’actuelle usine « Comelor » récemment acquise par un groupe américain.

Qui aurait pu imaginer dans les siècles passés que Fougerolles connaîtrait un jour de pareilles transformations à l’échelle de la mondialisation ? Certainement pas les humbles représentants des vieux métiers du bois tels que menuisiers, charrons ou sabotiers. Il y eut jusque dans les années 1930 deux saboteries mécaniques dans la localité, mais de nombreux paysans fabriquaient leurs propres sabots pendant la période hivernale, avec du bois de hêtre ou de bouleau et à l’aide d’outils comme l’herminette, le paroir et la langue de chat. Le sabotier fougerollais fumait ses sabots sur un brasier de copeaux en y ajoutant du poil de cochon qui leur donnait une belle teinte rousse.

Le charronnage était un travail beaucoup plus délicat, qui ne s’improvisait pas. La fabrication des roues exigeait de l’expérience et du savoir-faire, notamment pour l’élaboration du moyeu, tourné dans du chêne, de l’acacia ou de l’orme. Une foule d’opérations successives étaient nécessaires pour obtenir une roue assez solide pour supporter des charges très lourdes, comme le poids des troncs d’arbres lors du débardage des bois.

La fabrication des jougs de bœufs et des pieds-de-chèvre était infiniment plus simple et pouvait être le fait des agriculteurs eux-mêmes, artisans improvisés mais souvent fort adroits. Le pied-de-chèvre, outil jadis indispensable et toujours utilisé aujourd’hui pour la cueillette des fruits à cause de sa stabilité, se compose d’un pied taillé à l’herminette dans un bois dur et lourd (chêne, poirier ou pommier), et d’un  tronc de sapin pouvant atteindre plus de dix mètres de haut. Ce fût de sapin, une fois écorcé et séché, était percé à la tarière de trous dans lesquels on fixait les dents, barreaux d’acacia fendu qui évitaient aux sabots des cueilleurs de glisser.

La menuiserie était autrefois une activité florissante à Fougerolles comme ailleurs. Tous les meubles de la famille sortaient des ateliers du coin, en particulier les buffets, les armoires et les lits de campagne en cerisier et en chêne qui constituaient le mobilier de ma maison natale. Les meubles de la chambre de la tante Gabrielle, plus élaborés que les autres, étaient l’œuvre d’un menuisier nommé Picot, qui avait des dettes envers mon grand-père et qui s’était acquitté d’une partie de celles-ci en travaillant pour sa fille aînée. Quant à la salle à manger et à la chambre à coucher de mes parents, elles sortaient des ateliers artisanaux de Saint-Loup, avec lesquels les Fougerollais ne pouvaient rivaliser, l’industrie lupéenne du meuble étant réputée pour l’excellence de ses sculpteurs et la qualité de sa production de style. Même si de nos jours l’artisanat lupéen a périclité, la renommée de Saint-Loup a passé depuis longtemps les frontières, en particulier grâce à la grande usine Parisot.

Le rappel de ces très anciens métiers du bois m’amène tout naturellement à évoquer les activités principales de la famille Leyval, à savoir la scierie et la tonnellerie. Cependant je crois qu’il est important de faire d’abord mention d’un autre métier jadis très répandu à Fougerolles et dans sa région, à savoir la meunerie. Les nombreux cours d’eau fournissaient aux moulins et aux scieries une énergie gratuite et toujours renouvelée, qui de surcroît, et pour parler le langage actuel, était parfaitement écologique. Il existait à Fougerolles-le-Château et aux environs plusieurs moulins très anciens sur la Combeauté et ses affluents, comme le moulin Saire et le moulin Colle, où travaillait l’un des frères de ma grand-mère, François dit Lamy. Mais celui qui nous intéresse le plus est le moulin du Pont, au centre de Fougerolles. C’était l’un des trois moulins banaux des « Seigneurs et Dames », et le plus important de tous, car il cumulait les activités de meunerie, d’huilerie, de scierie et de papeterie. Après la Révolution, cette propriété semble avoir changé de main plusieurs fois, jusqu’au moment où mon grand-père François Leyval l’acheta à Nabord Mougin pour y installer sa tonnellerie. Il loua le moulin, situé sur la rive droite du canal dans le bâtiment le plus ancien, à Constant Dormoy, qui était auparavant meunier à la Gabiotte. Il reste de cette époque une carte postale sur laquelle on reconnaît nettement le meunier au milieu d’une dizaine de personnages. En 1895, la famille Dormoy quitta le Pont pour s’installer au Château, un peu en amont de Fougerolles sur la Combeauté. François Leyval continua à faire exploiter le moulin du Pont par un farinier, de même que la scierie était confiée à un sagard, terme vosgien emprunté à l’allemand Säger et désignant l’exploitant d’une scierie. Jusqu’aux années 1930, le haut fer, scie à lame verticale, fonctionnait dans un bâtiment situé entre la tonnellerie et la rue. On l’appelait parfois le chalet suisse parce qu’il était en grande partie construit en bois. Je l’ai toujours connu vétuste et passablement décrépit, en particulier le hangar qui abritait la scie et qui est au centre d’une carte postale datant probablement de la première Guerre mondiale. Cette photographie présente une vue d’ensemble de la propriété Leyval, avec le moulin, la tonnellerie et la scierie, devant laquelle on distingue deux ouvriers, un soldat casqué et une dizaine d’enfants assis sur des grumes et des piles de sciage.

C’est au milieu des années 30 que l’oncle Maurice transporta la scie à la place de l’ancien moulin, qui avait été occupé quelque temps par un voisin, le garagiste Eugène Leyval. Ugène, comme on l’appelait dans le quartier, n’avait pas de lien de parenté avec nous. C’était un très brave homme, qui parlait avec une remarquable lenteur. Il transféra son atelier de l’autre côté de la route, le long de la rivière. Mon oncle m’embaucha pour l’aider au transport des pièces de la scie jusqu’au nouveau local, à l’aide de palans, de crics, de câbles et de chariots. Nous finîmes, après de longs efforts, par venir à bout des engrenages, des arbres de transmission et d’autres pièces aussi lourdes qu’encombrantes. C’est à la même époque qu’intervint le remplacement de la grande roue hydraulique du moulin, qui depuis des lustres actionnait les machines des ateliers. La plupart des palettes de cette roue à aubes étant pourries, je pris un jour l’initiative de les briser et de les faire choir dans l’eau du bief, jusqu’au moment où l’oncle Maurice me tança vertement, les amusements puérils d’un gamin étant incompatibles avec un travail sérieux et ordonné. La grande roue de moulin fut alors remplacée par une turbine, ce qui était nettement moins poétique, mais plus moderne. J’ignorais alors que ce genre de roue avait été un siècle auparavant l’un des thèmes d’inspiration des écrivains romantiques et qu’avec la turbine nous passions d’un coup à l’ère industrielle.

Je dois tout de même préciser qu’en l’occurrence la modernité se limitait à la turbine. À la scierie, le machinisme était à peu près inconnu et la majeure partie du travail s’effectuait à la force des bras. Le métier de sagard était très pénible, en particulier l’hiver, car les vastes locaux étaient à peu près impossibles à chauffer. Seul un poêle à sciure dispensait un peu de chaleur…dans son voisinage immédiat. Pour ne pas geler par grand froid, mon oncle portait des moufles et montait de temps en temps dans sa cuisine pour y avaler un café et le traditionnel verre de kirsch…

Le sciage du bois était l’aboutissement d’un long processus qui débutait par l’adjudication des coupes. La vente des bois avait lieu à Luxeuil en septembre, sous la responsabilité des Eaux et Forêts. Tous les marchands de bois se rendaient à ces ventes aux enchères, qui représentaient un moment particulièrement important de l’année. Le négociant y conviait parfois ses cautions et les invitait à déjeuner au restaurant. C’est ainsi que mes parents y accompagnaient l’oncle Edmond et que je garde un bon souvenir de ce qui était pour moi une sorte de fête.

La phase suivante consistait à estimer le volume des arbres sur pied, à procéder au cubage de ceux qui devaient être abattus. Le négociant utilisait pour cela des appareils de mesure spéciaux dont j’ai vu jadis des exemplaires chez ma grand-mère.

Puis des équipes de bûcherons intervenaient, de solides gaillards qui travaillaient à la cognée et au passe-partout. Les troncs ébranchés gisant au sol étaient ensuite débités sur place ou transportés dans les scieries. Dans le premier cas, les scieurs de long entraient en jeu. Ils accomplissaient un travail très dur, qui consistait à découper les grumes dans le sens de la longueur, à l’aide d’une grande scie à refendre, pour en tirer des pièces longues et épaisses. C’est ainsi que les scieurs de long de l’oncle Edmond, souvent des immigrés portugais, fabriquaient les traverses pour les voies ferrées. Dans le second cas, les voituriers entraient en lice avec leurs attelages de bœufs. Ils chargeaient – avec quels efforts – les billes de chêne sur les camsures et les débardaient grâce à trois ou quatre paires de bœufs. Il reste de ces travaux herculéens des cartes postales et des photographies impressionnantes.

Lentement mais sûrement, les troncs d’arbres étaient acheminés vers la scierie Leyval, déchargés avec des crics sur le chantier et entreposés là en attendant d’être débités. Certaines familles de cultivateurs étaient spécialisées dans le débardage, comme la famille Deshayes, les Méris des Chavannes, qui étaient apparentés par mariage à la tante Madeleine et travaillaient beaucoup pour la maison Leyval.

Le moment venu, l’oncle Maurice ou son ouvrier préparait la bille destinée au sciage. À l’aide d’une sorte de cognée, il enlevait les aspérités du tronc, les moignons de branches et une partie de l’écorce. Si la bille devait être raccourcie, il fallait avoir recours au passe-partout. Quand personne d’autre n’était disponible, mon oncle m’embauchait pour l’aider. C’était un travail éreintant pour le dos et les bras. Quand la bille était prête, il restait à la transporter jusqu’au haut fer, ce qui n’était pas non plus de tout repos. On utilisait un diable, sorte de chariot à deux roues muni d’un long timon qui permettait de faire levier pour soulever la bille, attachée entre les roues avec des chaînes. Il y avait trois diables de tailles différentes à la scierie, selon le poids du tronc à déplacer. La difficulté principale était de faire rouler le diable sur un sol raboteux. Mon oncle mobilisait alors toutes les bonnes volontés, y compris mes tantes, qui s’arc-boutaient aux roues du diable. Une fois rendue devant la scie, la bille devait encore être déposée sur le chariot du haut fer et mise soigneusement en place, ce qui se faisait grâce aux crics et à une espèce de croc dont j’ai oublié le nom. On imagine la somme d’efforts qu’il fallait déployer avant de procéder au sciage.

Les planches étaient ensuite entreposées par piles sur le chantier. La sciure, accumulée dans une fosse sous la scie, servait à divers usages, notamment à chauffer les locaux. À côté du haut fer, mon oncle avait un établi sur lequel il affûtait les lames avec diverses limes venant en général de l’usine Magot de Vesoul. Dans le fond de ces vastes locaux, il avait installé un autre établi, beaucoup plus long, donnant sur le jardin et muni d’une quantité d’outils à bois et à métaux. C’est là que je passais des heures à bricoler et à m’initier au travail manuel, toujours sous la surveillance de mon oncle.

L’importance du travail du bois dans la vie fougerollaise est encore perceptible aujourd’hui. Elle est soulignée par les nombreuses cartes postales et photos consacrées à ces activités. On peut y découvrir les membres de la famille Leyval, posant devant la scierie ou la tonnellerie, l’oncle Maurice dans son éternel pantalon de charpentier en velours et sa chemise à manches longues, mes tantes, et ma mère assise sur un tronc d’arbre ou sciant du bois avec une voisine.

Sans compter beaucoup d’autres personnages, pris sur le vif en plein travail et dont les noms m’échappent.

L’oncle Maurice n’était pas un fanatique de la productivité. C’était dans son genre un philosophe de l’existence, qui donnait la priorité aux relations humaines et aux travaux de la terre. À la belle saison, il était souvent inutile de le chercher à la scierie. Un écriteau placé à l’entrée indiquait qu’il était au jardin ou en train de cueillir des fruits. En tant que conseiller municipal, il connaissait tout le monde et recevait en toute saison une foule de visiteurs. Les pauses étaient donc innombrables, ainsi que les dégustations de kirsch et les tournées de bière dans les cafés du quartier. Pour mes autres oncles, habitués à un travail organisé et assidu, cette manière de vivre pouvait sembler choquante. J’en garde, quant à moi, un bon souvenir, car je la trouvais pleine de charme, en opposition absolue avec la vie que j’étais obligé de mener à l’internat du lycée de Vesoul, déjà si redouté de l’oncle Henri.

La scierie fournissait tout de même assez de bois à la tonnellerie, qui travaillait au rez-de-chaussée de ma maison natale, sur la rive gauche du bief. Si Fougerolles a connu un extraordinaire essor de cette branche de l’artisanat au 19ème siècle, la fabrication des tonneaux était loin d’être nouvelle puisqu’elle figure déjà sur les stèles gallo-romaines de Luxeuil.

Avec plus de vingt ouvriers, l’entreprise de mon grand-père était l’une des tonnelleries les plus importantes de la région, à côté de celles de son ami Eugène Ougier, d’Henri Robert, des Frères Saguin et des distilleries Bresson et Lemercier. Le vaste atelier, que l’on nommait toujours la boutique comme le faisaient les Compagnons du Tour de France, occupait tout le bas de la maison. Les établis étaient alignés le long des fenêtres, donnant sur le chemin qui menait vers les prés. Les bancs d’âne, appelés selles à tailler en français et quégnates en patois, étaient l’une des caractéristiques les plus typiques de l’outillage. Le machinisme était limité à une raboteuse, une scie à ruban et une meule actionnées par la grande roue du moulin, puis par la turbine. Sinon tout le travail s’effectuait manuellement, y compris l’affûtage des outils avec une grande meule de grès installée le long du canal de la maison Lemercier frères. Derrière la boutique se trouvait un petit hangar en bois, près de la passerelle qui menait au jardin. C’était là que travaillait le merrandier, l’ouvrier qui préparait le merrain. Sur un billot à trois degrés, en forme d’escalier, il débitait les quartiers de chêne à la hache, puis au départoir, enfin au coutre pour façonner la future douelle, terminée ensuite à la plane sur le banc d’âne par le tonnelier.

Je me souviens particulièrement de Lamiche, le merrandier qui resta quelques années chez Leyval. C’était un homme au visage coloré et avenant, qui nous appelait « compagnons », car les traditions du compagnonnage étaient toujours vivaces chez les tonneliers.

Les piles de merrain s’entassaient sur le chantier qui s’étendait derrière la maison, entre les deux canaux. Les fûts terminés étaient stockés à l’abri. Pour réaliser tous ces travaux, « nos hommes », comme on les appelait dans la famille, arrivaient parfois avant six heures du matin à l’atelier, et en repartaient souvent à dix-neuf heures. Ils venaient à pied, parfois de hameaux éloignés. L’un d’entre eux, Julien, habitait près du Moulin Bakâ, dans la vallée de l’Augronne. Il faisait plus de deux heures de marche par jour. Certains venaient même travailler le dimanche matin, quand ils avaient de l’ouvrage à finir. Ils étaient payés à la pièce. Mais comme l’oncle Maurice, ils tenaient à leur liberté et restaient chez eux quand ils avaient un cochon à tuer, un jardin à bêcher ou des cerises à récolter. Ils bougonnaient quand ils avaient un peu bu, mais ne faisaient pas grève, sauf une fois. Mon grand-père leur donna un tonneau de vin, et la grève s’arrêta. Ces gens-là étaient accoutumés au labeur et vivaient de peu. Ils s’appelaient Paul Franc, Jousé Richard, Philibert, Pété, Le Fiosse, Badof. Il y avait aussi Léon du et son frère Fanfois du , Eugène de chez Ginie et son frère Le Chaille, et aussi La Puce. Je ne connaissais de beaucoup d’entre eux que leur sobriquet. Tous ou presque avaient appris le métier avec François Leyval.

De mon temps, il ne restait de toute l’équipe que le dernier carré, moins d’une demi-douzaine d’ouvriers qui travaillaient encore pour la tante Gabrielle sous la direction de Paul Franc, son homme de confiance. Je garde d’eux une très belle photo, prise à la porte de la boutique, avec en particulier les tantes Alice et Madeleine, Paul Franc, Lamiche et d’autres tonneliers avec leurs grands tabliers. Dans les années 20 et 30, je les entendais taper sur leurs tonneaux dès six ou sept heures du matin, car les chambres étaient au-dessus de l’atelier. À 8 heures, ils déjeunaient de tartines de fromage blanc et de lard. À midi, ils mangeaient la soupe, les pommes de terre et les haricots apportés dans leur pot de camp. À 4 heures de l’après-midi, ils mouérandaient (goûtaient) d’un morceau de cochon et de fromage, toutes ces victuailles étant tirées du sac.

Comme les scieurs, ils avaient leurs cafés attitrés, de l’autre côté de la rue, d’abord chez Chipeaux, puis chez Adrienne Guyot. Ils buvaient du chien, eau-de-vie dédoublée, et de la bière du Val d’Ajol, de la brasserie La Gerbe d’Or. Le vin ne se répandit qu’après 1918, comme on peut le voir sur une photo prise devant le café Chipeaux, où Paul Franc, Philibert et les autres sont attablés en chemises blanches, grands tabliers et sabots.

Ces hommes avaient bien droit de temps en temps à une pause, étant donné leur labeur quotidien et la longueur de leur journée de travail. J’ai dit plus haut que je les entendais dans un demi-sommeil frapper sur leurs tonneaux à des heures matutinales. La confection d’un fût était en effet chose compliquée. Les douelles préparées par le merrandier devaient être d’abord tirées à la plane sur le banc d’âne, évidées à l’intérieur, passées à la colombe, que l’on appelait en patois jeandou, afin de rectifier les joints. Suivait le montage des douves avec les cercles du dessus, qui avait lieu devant la boutique, sur une grande pierre circulaire de grès. Les tonneliers allumaient sous le tonneau un feu de copeaux tout en aspergeant d’eau les douelles à cintrer, qui se courbaient progressivement grâce au cabestan. Les cercles, préalablement rivés à coups de marteau sur une petite enclume nommée bigorne,

 étaient ensuite mis en place avec la chasse, outil permettant de les faire glisser peu à peu autour du fût. Celui-ci ayant pris forme, il fallait encore procéder à plusieurs opérations. L’intérieur était raboté au rognoir, sorte de rabot en forme de pioche. Pour mettre en place les fonds, en les enchâssant dans le jable, rainure pratiquée dans les douves avec le trusquin, dit grévou en patois. On n’oubliait pas de rendre les joints étanches avec du jonc ou de la farine de seigle, de percer les trous pour la bonde et le robinet, d’araser et de raboter proprement les douelles et les fonds. Et finalement de vérifier l’étanchéité du tonneau en y versant de l’eau chaude sur des cristaux de soude.

Un bon tonnelier pouvait réaliser, sans pertes de temps, deux tonneaux par jour, mais il fallait de l’endurance pour s’escrimer dix ou douze heures durant sur des morceaux de chêne aussi coriaces que de la pierre. J’ai toujours admiré la manière dont ces simples ouvriers, qui avaient appris leur métier sur le tas, parvenaient à produire des objets proches de la perfection, et en tout cas parfaitement adaptés à leur utilisation. Mais à l’époque de mon grand-père ils se surpassaient par l’élaboration non plus seulement des fûts, mais des foudres. Il reste de ce temps-là une carte postale destinée à la publicité de la maison F. Leyval « Fûts et Foudres en tous genres – Spécialité de chantiers – Scierie hydraulique ».

Elle montre un magnifique ensemble de six tonneaux ovales intégrés à un bâti en bois très travaillé, comme on peut en voir encore dans les grandes caves de Bourgogne ou de Rhénanie. Ces chantiers, souvent ornés de sculptures, sont aujourd’hui de véritables pièces de musée. Ma mère m’a souvent raconté que leur achèvement était l’occasion de fêtes dans le cadre de la famille, de l’entreprise et du voisinage.

Je n’ai connu que l’ultime reflet de cette belle époque. La tante Gabrielle maintint tant bien que mal la tonnellerie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. De tout cela, il ne reste plus qu’un atelier vide, quelques outils et un établi dont je me sers encore, des photos et des souvenirs de plus en plus lointains, en particulier celui des gros marteaux frappant sur les cercles et les enclumes.

Avant de terminer cette évocation d’une époque qui semble à présent préhistorique, je voudrais mentionner deux photos de groupes représentant deux équipes de tonneliers, qui étaient probablement les ouvriers de mon grand-père. Je présume que ces photos ont été prises dans l’atelier du bas de l’Aval, mais il m’est naturellement impossible de reconnaître les personnages qui y figurent, sauf deux qui sont au premier rang. Je suppose, comme je l’ai déjà écrit précédemment, qu’il s’agit de mon grand-père et de l’oncle Henri, qui était alors un jeune garçon. En tout cas, ces photographies, qui montrent les tonneliers brandissant leurs outils parmi les tonneaux et les bancs d’âne, sont extrêmement évocatrices.

Il convient de rappeler qu’outre le moulin, la scierie et la tonnellerie, deux autres formes d’artisanat étaient représentées dans les locaux de la maison Leyval : la forge et la carrosserie. Le premier de ces métiers était exercé par un maréchal-ferrant nommé Grosjean, dont le fils travailla plus tard à la scierie avec l’oncle Maurice. Le second était la spécialité de la famille Émourgeon, dont un descendant habitait Dijon. Il était né, comme ma mère et moi, dans la maison Leyval.

L’une des principales activités de Fougerolles, la vannerie, n’était pas présente chez Leyval. Elle occupait dans la localité autant de monde que la tonnellerie, soit plus de 200 personnes, essentiellement à l’emballage des bonbonnes. L’une des entreprises les plus importantes était celle de Lemercier frères, proche voisine de la propriété Leyval, puisque nous en étions séparés par le canal qui longeait la tonnellerie. Du chantier de merrain, je pouvais apercevoir les pyramides de bonbonnes amenées jusque-là grâce à un embranchement ferroviaire desservant l’usine. Les ouvriers passaient leurs journées à mettre ces récipients de verre dans leurs paniers d’osier. D’autres faisaient du clissage, c’est-à-dire tressaient l’osier à même le verre. Dois-je avouer que j’avais la tentation de tirer avec ma fronde dans ces énormes pyramides de bonbonnes ?

Encore quelques mots sur un genre d’activité auquel j’ai déjà fait allusion et qui occupait la très grande majorité des femmes de la région, je veux dire la broderie. Selon les estimations, 50 000 ouvrières travaillaient après 1918 aux divers types de broderie : dentelle au crochet, filet d’art, Venise, dentelle de Luxeuil, passementerie. Le travail se faisait soit dans les ateliers des entreprises, soit à la maison, souvent en groupe autour du poêle en hiver, sur le pas de la porte en été. C’était la plupart du temps un travail d’art, long et délicat, dans lequel excellaient certaines brodeuses du pays. Leurs productions se vendaient en particulier aux curistes de Plombières et de Luxeuil, ou aux magasins spécialisés de Paris. Toutes les vieilles familles fougerollaises possèdent encore, empilées dans leurs armoires, des draps, des nappes et des serviettes superbement travaillés par telle ou telle parente experte en broderie. Avec l’eau-de-vie, ces chefs-d’œuvre ont fait la réputation de la région.

La famille Leyval participait à cette activité originale, que l’on peut qualifier d’artistique. J’ai toujours vu mes tantes passer quelques heures par jour à broder sur leur tambour, la tante Gabrielle à ses moments de loisirs dans son bureau, la tante Madeleine dans sa cuisine au-dessus de la scierie. À la belle saison, ces travaux se faisaient sur le balcon de la tonnellerie. La plus habile était ma tante Marie-Louise, qui était aussi ma marraine. Avant d’entamer une carrière d’institutrice dans les années 1920, elle avait travaillé dans la maison de couture Deville, à Fougerolles, et elle avait des dons remarquables de décoratrice du linge de table.

Grandeur et décadence de l’artisanat fougerollais : ce que j’ai vécu entre les deux guerres n’était plus que la dernière phase d’une évolution beaucoup plus générale des techniques, des modes de vie et des mentalités. La Belle Époque avait marqué le zénith du monde artisanal. Je n’en ai connu que le crépuscule, mais, pour citer Nietzsche, « il y a de la grandeur, du sublime dans les mondes qui s’effondrent…des douceurs aussi, des espérances et des couchers de soleil empourprés ».

Autour de moi, dans la famille, personne ne semblait s’en préoccuper outre mesure, mais chacun avait la nostalgie des temps révolus et conservait pieusement les souvenirs du passé.

Le recul historique permet aujourd’hui de mesurer le chemin parcouru depuis la mort brutale du grand-père, il y a exactement un siècle, et l’effondrement récent de l’ancien moulin banal du Pont, écroulement qui est le signe tangible de la phase finale du déclin.