Chapitre 5
Les Leyval, les Aubry et les autres
Si le nom
de Nurdin est relativement courant dans les Vosges du sud, celui de Leyval
l’est beaucoup moins, bien que nos ancêtres soient originaires de la région de
Plombières et qu’il existe sur le territoire du Val d’Ajol un lieu-dit Leyval
qui signifierait peut-être « chemin dans la vallée ».
On trouve
un Nicolas Leyval, probablement d’Olichamp entre le Val d’Ajol et Remiremont,
suivi de deux Jean Leyval, puis de deux Jean-Nicolas Leyval, tous quatre mariés
à Plombières entre 1670 et 1774. L’un d’eux a épousé en 1739 une certaine Marie
Jeanvoine-Nurdin. Les suivants se marièrent avec des Fougerollaises, mais
résidèrent aux Granges de Plombières, jusqu’à ce qu’ Aimé Leyval, le
père de mon arrière-grand-père, vienne s’installer chez sa femme Marie-Rose
Lemercier, au Sarcenot. Il y mourut en 1845.
Mon
arrière-grand-père, né en 1813, se prénommait lui aussi Jean-Nicolas et
convola en justes noces avec Marie-Victoire Grandjean, née en 1816. Les
Leyval devinrent donc définitivement fougerollais, tout en conservant leurs
modestes terres vosgiennes[1].
Le hasard a
fait que la famille de ma mère fût enracinée dans un hameau voisin de celui du Cosaque,
car si Beaumont, le berceau des Nurdin, se trouve à droite de la route de
Plombières, la section du Sarcenot s’étend à gauche, à la limite du département
des Vosges. Encore faut-il préciser que la vieille ferme des Leyval, construite
il y a deux siècles, fait partie d’un petit groupe de maisons isolées en
bordure de la forêt, au lieu-dit Chez le Moine (Chî lô Mouèn). Cette
appellation vient vraisemblablement des granges
que les ordres monastiques bâtissaient au Moyen Âge, lorsqu’ils essartaient, à
savoir déboisaient et défrichaient, le terme de Sarcenot lui-même
dérivant du verbe essarter.
Là-haut, il
règne encore aujourd’hui un calme bienfaisant. Le cadre de bois et de verdure y
est reposant à souhait. Le petit chemin venant de la route de Plombières
serpente à travers la forêt et descend, à quelque distance, en pente abrupte
vers la charmante vallée de l’Augronne. Ces paysages sont d’une délicieuse
fraîcheur, et c’est pourquoi maman et ses sœurs aimaient jadis rendre visite à
leurs tantes et à leurs cousins, gambader dans les prairies au milieu des
moutons et retrouver la demeure de leurs grands-parents. Celle-ci, toujours
habitée par mon cousin Charles Lemercier, n’a pas tellement changé depuis le
temps de mon enfance, lorsque j’allais voir avec mes parents la tante Marie et
son époux l’oncle Jousè (Joseph). Je retrouve encore là-haut, dans le chari,
dans la cuisine et dans le poêle, l’essentiel du décor de jadis.
Mon
arrière-grand-père Leyval étant mort quelques mois avant la naissance de ma
mère, je ne sais rien de lui, ou presque. Une seule anecdote est restée dans la
mémoire familiale : Jean-Nicolas amena un jour un charroi de bois à l’abbé
Ringuey, curé de Fougerolles, qui lui offrit à boire. Il sortit du presbytère
légèrement éméché, s’assit sur les marches d’escalier et se mit à grommeler en
patois « Ringuey, Ringuey, Ringueyon,
tu m’as donné du vin fleuri », en signe de protestation contre le fait
que le brave curé lui avait servi une boisson somme toute pas très catholique.
Par
ailleurs, je n’ai qu’un seul document concernant cet arrière-grand-père. Il
s’agit du partage de ses propriétés, fait en 1883 au bénéfice de ses enfants et
en échange d’une rente viagère et de la jouissance « du poêle de la maison donnée et de la chambre sur le
poêle ». Il restait en 1883 cinq enfants sur six, le second garçon, Émile,
étant mort à une trentaine d’années.
Les quatre
fils, Auguste, Émile, Charles et François apprirent tous le métier de
tonnelier.
Les deux
filles, Marie et Joséphine, étaient nettement plus jeunes et
résidaient encore en 1883 avec leur père au Sarcenot. Par la suite, Marie
épousa Joseph Gallaire et resta dans la maison paternelle, et Joséphine devint
la femme d’Alphonse Barthélémy, tonnelier. La tante Fifine et l’oncle
Alphonse, dit le Poitu, se retirèrent entre les deux guerres Chez le
Moine, dans une maison voisine de la ferme familiale.
J’ai la chance de posséder des photographies des
quatre fils et des deux filles Leyval.
Auguste
(dit Bernard)
s’installa comme tonnelier à Aillevillers, non loin de la gare. Sa maison a été
habitée longtemps par sa petite-fille Jeanne. Une autre petite-fille,
Henriette, que j’ai mieux connue, était la femme de Victor Lemercier, dit Le
Grec, distillateur au Prédurupt.
Le second
fils, Émile dit Razin, fit son tour de France comme mon
grand-père, mais portait la moustache comme Auguste. Il est photographié en
grande tenue de compagnon, en redingote, ceint de l’écharpe et tenant sa canne
ornée des couleurs.
Charles
(1845-1910)
s’installa comme son frère aîné à Aillevillers, mais travailla des années en
Suisse, dans le canton de Neuchâtel, où sont nés trois de ses enfants : Eugène en 1881, Marie en 1885 et Olga en
1888. Sa maison est située dans le quartier du Bambois. Je l’ai beaucoup
fréquentée avant et après la guerre, car maman y rendait souvent visite à ses
cousines Marie et Olga, qui y demeurèrent jusqu’à leur mort. C’était un
intérieur chargé de reliques familiales, d’objets divers venus de pays
étrangers. Eugène Leyval, le fils de Charles, avait en effet quitté
Quant à la
fille aînée, Julia, je ne l'ai jamais vue. Elle était l'épouse d'un
commandant que j'ai rencontré une fois, pendant la guerre.
Le
quatrième fils était François, mon grand-père. La photographie fait
apparaître une ressemblance frappante avec son frère Charles : barbe
fournie, vaste front et surtout regard lumineux.
Je ne sais
rien de mon arrière-grand-mère Marie-Victoire. Par contre, j’ai hérité des
photographies de ses deux filles, dont je me souviens quelque peu. La plus
jeune, Joséphine, est morte en 1930,
sans descendance et en donnant par testament enregistré à Plombières une somme
d’argent à ses nièces, dont mille francs à ma mère. J’ai gardé un souvenir
assez précis de sa sœur Marie, que
je revois dans la cuisine de la ferme ou en costume traditionnel des femmes des
campagnes fougerollaises, en longue robe noire et coiffées de la capote (kèpot),
sorte de chapeau attaché par un gros nœud sous le menton. Le
portrait que je possède de son mari, Joseph Gallaire, est plus pittoresque
encore. L’Oncle Jousè a été vraiment pris sur le vif, en tablier, sabots
et casquette, appuyé sur sa canne dans son chari. L’Oncle Jousè
et
Contrairement
à mon grand-père Henri, mon grand-père François n’a laissé aucun texte écrit
qui nous soit parvenu. Né le 7 octobre 1848 dans une ferme éloignée,
enfant d’une nombreuse famille, il n’a pas eu la possibilité de fréquenter
beaucoup l’école, d’autant plus qu’avant les réformes de Victor Duruy
l’enseignement primaire français était absolument pitoyable. Je crois savoir
que le petit François Étienne Leyval allait en classe au café de Beaumont, de
l’autre côté de la route de Plombières. En outre l’absentéisme était à cette
époque monnaie courante chez les instituteurs comme chez les élèves, les
premiers parce qu’ils devaient exercer pour vivre d’autres métiers en-dehors de
l’école, les seconds parce qu’ils devaient aider aux travaux agricoles…ou
faisaient l’école buissonnière.
Bref, mon
grand-père avait, disait-on, des lacunes importantes dans son bagage scolaire,
sans faire partie du million d’enfants analphabètes que l’on recensait sous le
Second Empire. De toute manière, il était destiné à exercer un métier manuel.
La ferme de son père étant plus que modeste et la famille étant nombreuse, il
devait chercher une autre voie que la profession d’agriculteur. Cette voie,
c’était l’artisanat, plus précisément la tonnellerie, qui connut entre le
milieu du 19ème siècle et
C’est là,
en tout cas, que mon grand-père travailla après son mariage, après la mort de
son frère Emile et le départ de ses autres frères. Vers 1877, il épousa Marie-Amélie
Aubry, née
le 27 juin 1854 à Blanzey, section de Fougerolles située en direction
des villages de Raddon et de Saint-Bresson. Ma grand-mère était la dernière
d’une famille de huit enfants. À sa naissance, son père Joseph Arsène Aubry
avait 46 ans, et sa mère Marie-Françoise Menigoz 40 ans. À 6 ans, elle
n’avait plus ni père ni mère.
Mais avant
de suivre les ramifications de l’arbre généalogique extrêmement compliqué de la
famille des Aubry dits Lérans, je vais évoquer la dynastie des Menigoz,
dont était issue mon arrière-grand-mère Marie-Françoise. Comme Nurdin et Aubry,
Menigoz est un nom d’origine germanique, qui signifie « guerrier
valeureux », ce qu’ignoraient certainement nos ancêtres. Ils vivaient dans
le hameau de Chapendu, non loin de la section de Blanzey-Haut, mais sur la
commune de Raddon. J’y suis allé jadis avec ma mère lorsqu’elle rendait visite
à sa parenté.
Le
personnage le plus haut en couleur de cette tribu par ailleurs fort pittoresque
était la mère de mon arrière-grand-mère, dont le surnom était
Avant d’en
terminer avec la famille Menigoz, j’ajouterai que les sept fils étaient des
experts en braconnage, qui, par temps de neige, préfiguraient déjà les tenues
de camouflage utilisées par les Russes pendant la guerre. Ces jeunes gens se
contentaient d’enfiler par-dessus leurs vêtements des chemises de leur mère.
Inutile d’ajouter qu’au milieu de leurs forêts ils faisaient des hécatombes de
gibier. Passant près de la maison, le garde s’aperçut un jour que plusieurs
lièvres cuisaient en même temps dans des chaudrons… L’histoire ne dit pas ce
que fit le garde, s’il poursuivit les coupables ou s’il participa au festin.
Ces sept
garçons avaient une sœur, que l’on appelait lè feille (la fille) et qui
devint mon arrière-grand-mère en épousant mon arrière-grand-père Joseph Arsène Aubry, de Blanzey. C’est
lui qui fut séminariste et que son père allait voir à pied lorsqu’il étudiait
au grand séminaire de Besançon. Il est assez curieux de noter que cela se
passait vers 1830, c’est-à-dire lorsque Julien Sorel, le héros du roman de
Stendhal Le Rouge et le Noir, était précisément élève dans cet
établissement. J’espère qu’Arsène Aubry était spirituellement plus motivé que
les futurs prêtres que nous décrit Stendhal. Quoi qu’il en soit, le séminariste
abandonna soudain la vocation ecclésiastique pour épouser Marie-Françoise Menigoz. Les raisons de ce subit revirement me sont
strictement inconnues.
En tout
cas, mes arrière-grands-parents eurent huit enfants, dont cinq garçons et trois
filles : Claude-Joseph, Charles dit Couliche, Ferjeux, François dit
Lamy, Jules, Élise, Julie et Amélie. Claude-Joseph suivit les traces de
son père, mais devint prêtre. Vicaire à Corravillers, non loin des sources de
Ma
grand-mère Amélie, qui avait perdu très tôt son père, n’avait que peu de
souvenirs de lui, mis à part un détail passablement horrible qui paraissait
l’avoir traumatisée. Dans son agonie, son père avait la vision de renards à la
queue enflammée, réminiscence du passage de l’Ancien Testament où Samson
incendie les moissons des Philistins.
Après la
mort de ses parents, la petite Amélie eut comme tuteur son oncle Joseph
Théodore Aubry, cultivateur à Blanzey.
Elle fut recueillie par ses frères François, meunier à
Fougerolles-le-Château, et Jules, au hameau de
Cependant
les orphelines des classes inférieures n’avaient d’autre perspective d’avenir
que de devenir domestiques, la plupart du temps dans des familles nobles ou
bourgeoises. C’est ainsi qu’à l’âge de l’adolescence Julie, la sœur de ma grand-mère,
fut placée chez les Buretel de Chassey, dont la résidence principale était la
maison seigneuriale de Mirebel, dans le Jura.
Ma
grand-mère y travailla aussi quelque temps avant d’aller s’embaucher à Belfort
dans des circonstances mal élucidées. Il est vraisemblable qu’elle ait voulu,
vers l’âge de 18 ans, secouer le joug familial. Elle est partie sans prévenir
personne. C’est pourquoi son beau-frère Louis Joseph Eme,
agent-voyer à Ornans – on dirait aujourd’hui ingénieur du service vicinal – lui
adressa en 1873 une grande lettre d’admonestation et de conseils au nom de la
famille, l’exhortant à revenir au bercail et à suivre l’exemple de la
« sainte femme » qu’était sa sœur Élise, sa marraine. Car à cette
époque Élise était déjà morte, ainsi que la petite fille qu’elle avait eue de
son mariage avec Louis Eme.
Ma
grand-mère finit donc par quitter cette cité de perdition qu’était Belfort, où
son tuteur et ses frères la sentaient abandonnée à elle-même. Elle trouva du
travail chez une couturière qui avait un atelier près de la mairie de
Fougerolles, non loin de l’atelier de tonnellerie des frères Leyval.
La suite
coule de source : François (Fanfan) et Amélie (Mélie) se
marièrent et eurent leur premier enfant en 1878. C’était une fille prénommée Gabrielle, la
première d’une série de huit, dont six filles et deux garçons. Six décennies
plus tard, la tante Gabrielle nous montrait encore la pierre qui lui servait de
siège près de l’habitation de ses parents. Comme sa sœur Alice mourut
toute petite, elle fut fille unique jusqu’en 1883, à savoir la naissance de son
frère Henri. Je
crois que, comme beaucoup d’aînés, elle accepta mal l’arrivée d’un marmot pour
lequel sa mère avait une affection très marquée. Il est vrai qu’une seconde Alice
naquit
en 1885, mais de toute façon les promenades en calèche à Luxeuil ou ailleurs
n’étaient plus de mise. La tante Alice était la dernière à avoir vu le jour au
Bas de l’Aval, où elle revenait parfois rendre visite à une voisine qui lui
faisait des crêpes et qu’elle appelait maman Boudre.
Vers 1887,
en effet, mes grands-parents s’installèrent au quartier du Pont, dans la grande
propriété qu’ils achetèrent à Nabord Mougin. C’est à cette époque que ma
grand-mère fut à nouveau frappée par un deuil qui l’affecta beaucoup. Elle
perdit sa deuxième sœur Julie, morte probablement fin décembre 1886 à l’hôpital
de Besançon.
Il reste un
certain nombre de lettres adressées par Julie à sa sœur cadette entre 1870 et
1886, ainsi qu’un Souvenir de première communion daté du 8 mai 1864 et
rédigé à Belmont. L’écriture et le style de ces lettres prouvent que
l’épistolière avait profité des leçons des religieuses de Belmont. Elles
dénotent par ailleurs un esprit plein d’humour, une profonde affection pour sa
parenté et un fidèle attachement à la famille de Chassey. Pourtant on y
discerne aussi, au fil des années, l’amertume d’une jeune femme condamnée à la
séparation, au célibat et à la domesticité, même si elle s’estime assez
heureuse par rapport à d’autres. Bien qu’elle trouve relativement agréable le
séjour de Dole, où les de Chassey résidaient une grande partie de l’année, elle
a visiblement la nostalgie de Fougerolles, surtout de sa sœur et de sa nièce,
la petite Gabrielle. Tombée malade à Mirebel dans l’été 1886, elle écrivit une
dernière fois à ma grand-mère en septembre pour lui dire son espoir d’aller en
convalescence à Fougerolles, mais ce fut au contraire sa sœur qui alla à son
chevet tant elle était affaiblie. Dans la seule lettre adressée de sa main à
mon grand-père à cette époque, ma grand-mère dit toute son inquiétude, et même
son désespoir. Elle ne se trompait pas. Peu de temps après son opération à
l’hôpital Saint-Jacques de Besançon, Julie quittait ce monde de peine et de
douleur. Elle avait environ 34 ans.
Le chagrin
de ma grand-mère fut immense et cette perte irréparable se répercuta sur ses
enfants, et par la suite sur moi. Son affliction fut encore accrue par des
dissensions avec ses frères au sujet des quelques objets laissés par Julie,
regrettable querelle dont je n’ai eu connaissance qu’à la lecture de plusieurs
lettres écrites à ma grand-mère par la famille de Chassey, elle aussi impliquée
dans cette malheureuse dispute et soucieuse de réconforter la « chère Amélie » en la
persuadant que sa sœur était « auprès
du Bon Dieu ».
Je suis
convaincu que ma grand-mère le pensait elle aussi lorsqu’elle quitta le Bas de
l’Aval pour s’installer au Pont. Alors commença pour la maison Leyval une
période relativement faste. L’entreprise de mon grand-père put se développer
grâce aux vastes bâtiments et aux chantiers qui s’étendaient entre le champ de
foire et le canal de la maison Lemercier. L’ensemble abritait non seulement la
tonnellerie, mais aussi diverses autres entreprises artisanales, dont le moulin
qui était loué à Constant Dormoy, que j’ai bien connu dans mon enfance.
Mon
grand-père devint une sorte de notable fougerollais, très lié à Auguste Peureux
qui était député-maire et parrain de mon oncle Henri. Le symbole même de cette
ascension sociale fut son adhésion à
François
Leyval fut le premier Fougerollais à rejoindre la « Loge des Cœurs
Unis » de Vesoul. C’est lui qui parraina son ami Peureux, et probablement
d’autres dont j’ignore les noms. Il assistait aux séances de l’atelier vésulien, en principe deux fois
par mois, et il y rencontrait des notabilités comme le Dr Doillon ou Cival, le
principal imprimeur du département. C’est chez Cival que mon oncle Henri, élève
au lycée de Vesoul, sortait le dimanche en compagnie des fils Peureux. Entre
parenthèses, l’entrée de son fils au lycée représentait pour mon grand-père une
autre marque évidente de promotion sociale. Ce n’était naturellement pas la
seule. Outre son appartenance à
En dépit
des violents conflits qui divisaient
Je conserve
diverses photographies de la famille Leyval, surtout de mon grand-père et des
six enfants, et de nombreux autres parents et amis. Les plus caractéristiques
sont celles de mon grand-père ceint de l’écharpe maçonnique et de l’oncle Henri
en uniforme de lycéen. Presque tous ces clichés datent de la « Belle Époque »,
qui fut aussi, au moins relativement, l’âge d’or de l’entreprise Leyval, l’objet
de la nostalgie de tous après
Je me
demande si ma grand-mère a pu trouver un peu de bonheur au cours de ces
années-là, après les épreuves qu’elle avait subies. Elle n’avait certainement
aucune difficulté avec son mari, qui lui laissait organiser la maison à son gré
et était, je crois, d’un caractère conciliant. Maman m’a toujours dit qu’il ne
frappait jamais les enfants, se contentant de les effleurer avec sa serviette
de table. Ma grand-mère, par contre, donnait volontiers des gifles à ses
filles. Les événements et l’éducation qu’elle avait reçue l’avaient rendue
austère et sévère, et elle menait d’une main ferme toute la famille, ainsi que
le personnel qui gravitait autour d’elle. Madame Leyval, qui dans sa jeunesse avait
été au service des autres, avait maintenant des domestiques pour la servir,
dont une bonne d’enfants qui portait le surnom de Donette. Elle avait
même ses pauvres attitrés, des commissionnaires pas toujours futés, comme cette
femme qui alla à l’épicerie acheter des « pots cassés » au lieu de
« pois cassés ».
Ainsi
s’écoulait la vie de la famille autour de 1900, alors que l’artisanat
fougerollais était à son apogée et que la population atteignait les 6000
habitants. Le mauvais sort paraissait conjuré, mais qui peut être assuré de
l’avenir ? Déjà le passé récent avait frappé mes grands-parents d’un
nouveau deuil particulièrement navrant. Vers 1890, leur petite fille Camille
s’était noyée dans le canal en tombant de la passerelle qui reliait le moulin à
la maison d’habitation. Elle allait souvent rendre visite à Constant Dormoy, le
meunier. Celui-ci fut tellement affecté de cette mort tragique qu’il résolut de
ne plus porter son pantalon de travail, que la fillette trouvait laid. C’est
tout ce que je sais de cette pauvre enfant, dont j’ai toujours vu le nom gravé
sur la tombe de mes grands-parents. Née après ce triste événement, ma mère fut
appelée du même prénom, de
sorte qu’après deux Alices il y eut deux Camilles Leyval.
L’eau, qui faisait l’agrément de la propriété et qui
actionnait les machines, s’avéra dès lors être un élément dangereux. Mon
grand-père, disait-on, en avait une peur panique et se réfugiait au grenier
quand la rivière était haute. Faut-il voir là un pressentiment de sa fin ?
Il n’est pas interdit de le penser.
Mais nous
voici en janvier 1904. Un soir, mon grand-père va au Café de
Voilà les
faits, tels qu’ils m’ont été narrés par ma mère, et en dernier lieu par mon
oncle Maurice, qui
les tenait lui-même d’Eugène Ougier, lequel était au Café de
On imagine
sans peine l’impression que produisit sur la famille cet événement affreux,
mais la situation empira encore lorsqu’il fallut organiser les obsèques. La
première réaction de ma grand-mère fut sans aucun doute de demander un
enterrement à l’église, en dépit du renouvellement par le Vatican, en 1865, de
l’excommunication des Francs-Maçons. Il est vraisemblable, comme cela a
toujours été affirmé, que l’on a sonné le glas et préparé l’eau bénite. Ce qui
changea la face des choses, ce fut l’arrivée de l’oncle Henri, alors étudiant à
Lille, qui se prononça pour un enterrement civil afin de respecter les
convictions de son père.
Cette
décision eut une portée incalculable, pour la famille elle-même, dans le cadre
local et pour toute la région. Dans la famille, ce fut un drame. Les frères de
ma grand-mère refusèrent d’assister aux obsèques, l’oncle Henri resta brouillé
avec eux, surtout avec les oncles Jules et Lamy. Les choses ne
commencèrent à s’améliorer que quand ma grand-mère alla rendre visite à son
frère Jules lors de l’incendie de sa ferme à
À
Fougerolles, ce fut l’affrontement entre rouges
et blancs, et les rumeurs les plus
extravagantes circulèrent, certaines resurgissant même bien après
Dans la
région, l’affaire fit du bruit, car les journaux de Vesoul ne manquèrent pas de
prendre position, le Nouvelliste contre ce premier enterrement civil de
Fougerolles, l’Union Républicaine, éditée par l’imprimeur Cival, pour le
député-maire Peureux et ceux qui avaient rendu un dernier hommage à François
Leyval. L’événement survenait au plus mauvais moment, en pleine affaire Dreyfus
et à la veille des lois combistes sur les congrégations et la séparation des Églises
et de l’État. En juillet 1904 survint la rupture entre
C’est dire
que les esprits étaient surchauffés. Psychologiquement, la soudaine disparition
du chef de famille à l’âge de 55 ans fut un coup très dur pour ma grand-mère et
ses enfants, dont deux, il est vrai, étaient adultes, mais dont le dernier
avait six ans. J’ai souvent réfléchi à la manière dont cette femme de frêle
apparence a pu tenir physiquement et moralement dans une pareille situation et
malgré l’hostilité de ses frères et de beaucoup d’autres. Je crois que l’oncle
Henri envisagea un moment d’abandonner ses études et de revenir à la maison.
Comme il ne donna pas suite à ce projet, ce sont les femmes, ma grand-mère et
la fille aînée Gabrielle, qui assumèrent les responsabilités avec l’aide
efficace de Paul Franc, le contremaître de la tonnellerie. Cet homme de cœur et
de confiance, que j’ai bien connu, resta fidèle à la maison jusqu’à sa retraite
pendant
Ma grand-mère pouvait donc compter entièrement sur le
soutien de ses enfants, y compris sur celui de l’oncle Henri, mais je pense que
son ressort principal fut la force morale qu’elle puisait dans une destinée
malheureuse et une éducation rigoriste. Les Leyval et surtout les Aubry étant
peu enclins aux épanchements, j’en suis réduit aux suppositions, mais je crois
pouvoir affirmer qu’il y avait dans son caractère une forte propension au
stoïcisme et à ce que Kant appelait l’obéissance à l’ « impératif
catégorique ».
Il fallut
donc gérer tant bien que mal les affaires de l’entreprise, ou plus exactement
des entreprises, puisque plusieurs activités coexistaient dans la
propriété : tonnellerie, scierie, moulin, forge, et plus tard garage et
carrosserie. Et si Paul Franc le tonnelier et Baptiste Lallemand le scieur
furent d’un grand secours, il y avait mille autres charges à assumer, ne
serait-ce que l’entretien du vaste jardin auquel ma grand-mère veilla jusqu’à
son dernier jour.
Ma mère,
qui allait avoir onze ans à la mort de son père, et sa sœur Marie-Louise,
qui en avait dix,
subirent de
plein fouet le choc de l’événement. Elles furent victimes d’une réprobation
plus ou moins ouverte de la part de leurs camarades, ce qui les traumatisa pour
la vie, car cette sorte d’ostracisme s’ajoutait aux difficultés matérielles et
morales de la famille. Par ailleurs, maman garda pendant toute son existence
une crainte presque maladive des accidents, une inquiétude fréquente quant à
l’avenir qu’elle expliquait en une formule très pittoresque : elle disait
« avoir vu le loup ».
À la veille
de la guerre de 1914, un nouvel accident, heureusement sans particulière
gravité, survint dans la maison. Mon oncle Maurice, qui avait dans les 16 ans,
se blessa à la main avec une scie circulaire. Transporté à l’hôpital de Luxeuil
avec une poignée de cerises dans l’autre main, il s’en tira avec une infirmité
limitée, qui ne l’empêcha pas de faire la guerre en 1917
et
d’exercer son métier de scieur.
Comme je
l’ai dit précédemment,
Je naquis
dans une famille qui pouvait enfin respirer en paix, mais qui restait marquée
par les afflictions du passé. Si, comme je l’ai mentionné, mon arrivée dans ce
monde signifiait un certain espoir d’avenir, il était patent que le passé
pesait lourd dans les esprits. Pour ceux qui l’avaient connu, le grand-père
disparu était toujours présent. Les souvenirs qu’il avait laissés étaient
pieusement conservés : le renard empaillé qu’il avait tué, la pendule sous
un globe de verre que son frère Charles lui avait rapportée de Suisse, et
surtout ses ornements maçonniques que la tante Gabrielle conservait dans son
coffre-fort et qu’elle montrait aux enfants quand elle était bien disposée.
Dans les
années 1920, le mode de vie évoluait peu à peu avec l’apparition de nouvelles
techniques, qui avaient été développées au cours de la guerre. Le centre de
Fougerolles avait la lumière électrique, ce qui n’était pas encore le cas chez
mes grands-parents de
Bien sûr, à
côté de
En fait, le
monde où je suis né était un monde essentiellement rural et artisanal, où le
patois était la moitié du temps la langue de communication. Tout dépendait des
personnes avec lesquelles on s’entretenait, et aussi des circonstances. Mes
tantes parlaient français. Ma mère parlait patois avec ses cousins des
sections. L’oncle Maurice conversait toujours en patois avec les tonneliers,
les voituriers, les scieurs, et d’une manière générale avec tous ceux qui
vivaient et travaillaient à la campagne. Ayant baigné dès ma plus tendre
enfance dans ce milieu, je comprenais correctement cet idiome sans en posséder
tout le vocabulaire et toutes les formes grammaticales.
Je me
sentais à l’aise dans cet univers d’eau et de verdure, dans ce complexe de
bâtiments pleins de greniers, de remises et d’ateliers plus ou moins sombres et
mystérieux, dont je ne connaissais pas tous les recoins. Une quarantaine de
personnes avaient habité et travaillé là au début du siècle. Dans les années
20, il en restait peut-être une quinzaine, mais il y venait beaucoup de
monde : charrois de bois pour la scierie, transports de planches et de
fûts, clientèle du garage installé dans l’ancien moulin, visiteurs en tout
genre, parents et amis venus des sections et déposant vélos et voitures chez
Leyval, sans compter les visites du dimanche après la messe, du vendredi jour
de marché et des jours de fête patronale. Située près du champ de foire, la
maison Leyval était le parking idéal. C’était aussi l’occasion de boire café,
kirsch ou bière, à la maison ou au café.
Je savais à
peine marcher que je fréquentais non seulement les gens mais aussi les animaux,
ceux que ma grand-mère et mes tantes élevaient avec assiduité, poules, lapins
et chats. Il y avait à la maison deux chattes, Grisette et Manette, qui étaient
chargées d’attraper les rongeurs, lesquels pullulaient dans tous ces vieux
bâtiments. Mais je préférais les gros animaux comme les chevaux et les bœufs,
dont je connaissais les noms : le jansé, de race montbéliarde, à la
robe rouge, le grivé, de race vosgienne, à la robe noire bien tachetée
de blanc, le vèro, à la même robe, mais moins tachetée, le pomé,
à la robe blanche tachetée de rouge. C’étaient ces bœufs qui, par attelages de
six ou de huit, débardaient les grumes de chêne avant de les amener à la
scierie sur des trains de roues qu’on appelait dans les Vosges des camsures.
Toute la
maisonnée s’affairait aux travaux les plus divers, ma grand-mère, que
j’appelais Mémère, à la cuisine et au jardin, la tante Gabrielle, que je
nommais Baguy, à ses écritures et à ses comptes, la tante Alice (dite Lilie)
à son ménage et à ses commissions, la tante Marie-Louise, ma marraine (Nénène),
à sa couture et d’autres ouvrages, l’oncle Maurice (Nonnon) dans sa
scierie, et sa femme la tante Madeleine, dite Tantate, dans son propre
ménage.
Mais les
occupations variaient selon les saisons et le temps. Du printemps à l’automne,
le jardin et les arbres fruitiers réclamaient davantage de main d’œuvre, tandis
que l’hiver et les jours de pluie étaient consacrés aux travaux de broderie. La
saison la plus agréable était évidemment l’été, au cours duquel nous passions
de longues heures au jardin. Celui-ci s’étendait derrière le plus vieux
bâtiment, celui du moulin, entre le canal et le champ de foire. Il était toujours
très bien cultivé, avec des châssis et des arbustes divers, notamment des
noisetiers. La terre était noire et fertile, car la proximité du canal
entretenait une humidité constante. Ma grand-mère y faisait pousser
d’excellents légumes et des fraises dont je raffolais. En outre, ce jardin, qui
dans mon souvenir survit un peu comme une sorte d’Eden, offrait dans le fond,
le long du bief, un coin de repos ombragé de grands conifères et pourvu d’une
vaste table et d’un banc de pierre.
C’est là
que mes tantes cachaient les œufs de Pâques que je devais découvrir. C’est là
aussi qu’elles sont photographiées avec maman avant ma naissance. La dernière
photographie de ma grand-mère a été prise dans son jardin, et celle de mon
grand-père sur son lit de mort.
Derrière le
jardin et derrière le chantier de merrain commençait pour moi un monde inconnu,
de plus en plus mystérieux au fur et à mesure que l’on remontait le long du
bief, puis de la rivière. Inutile de préciser qu’à l’âge de trois ou quatre ans
il m’était interdit d’y pénétrer tout seul. Je n’y allais qu’avec une tante,
mon oncle et parfois avec Constant Dormoy, l’ancien meunier, qui possédait
quelque part dans les prés une cabane où il rangeait ses outils et qu’il
appelait son « cabinet de science ». Quand il m’emmenait là-bas, ma
grand-mère me donnait un goûter et une petite bouteille d’eau rangés dans une
petite charmotte dont j’étais très fier.
Plus tard,
j’allais barboter dans les ruisselets qui se jetaient dans le canal, j’y
faisais tourner de petits moulins et j’allais me baigner avec les gamins près
des pelles, c’est-à-dire des vannes qui permettaient d’alimenter le
canal. En remontant plus haut encore, le long de
Nous
restions souvent assis les soirs d’été sur le grand balcon de la maison, qui
donnait directement sur le petit canal de la distillerie Lemercier, de sorte
que la vue était malheureusement limitée au long mur de cet établissement, et
surtout à sa cheminée, qui était la plus haute de Fougerolles. Celle-ci avait été
construite peu avant 1900. Ma mère disait qu’elle avait assisté, du balcon, au
travail des maçons italiens, dont l’un s’appelait Soma. Le pauvre homme s’était
tué peu de temps après en tombant d’un échafaudage. Comme nous n’avions ni
radio, ni télévision, nous passions la soirée à lire, à jouer ou à causer sur
le balcon. Baguy me racontait des histoires et m’apprenait des chansons
enfantines, tandis que des vols de martinets tournaient inlassablement autour
de la grande cheminée en poussant des cris perçants. Aujourd’hui encore, je ne
puis entendre ces cris sans être ramené de 70 ou 80 ans en arrière. Mais les
soirs d’été d’autres animaux beaucoup moins sympathiques que les martinets
sortaient de la distillerie. Il s’agissait des rats qui, débouchant des égouts,
venaient se promener le long du canal. Quand je fus un peu plus âgé, je
m’amusais à les tuer avec mon oncle à l’aide d’une carabine au canon hexagonal,
qui était une vraie pièce de musée.
Les jours
de pluie, je me repliais dans la maison pour lire ou deviser avec mes tantes,
qui étaient très au fait de l’histoire familiale, des liens de parenté et
d’autres choses de ce genre. La mémoire familiale était riche de récits,
d’anecdotes et d’historiettes remontant parfois à un passé lointain et qui se transmettaient
de génération en génération. C’était la tante Gabrielle qui, en qualité
d’aînée, était la principale dépositaire de ce patrimoine, de même qu’elle
gérait la bibliothèque.
Celle-ci se
trouvait dans la première chambre, celle de ma grand-mère. Elle contenait un
fonds assez important de livres, dont la plupart dataient d’avant 1914 :
ouvrages d’histoire, romans, collections de livres de philosophie ou de
littérature dans des éditions bon marché ayant appartenu à l’oncle Henri ou à
maman quand ils faisaient leurs études. Tout cela était trop sérieux pour les
enfants, qui préféraient les ouvrages satiriques comme
À
Fougerolles j’ai commencé dans mon jeune âge à apprendre le bricolage, surtout
le travail du bois, ce qui était logique dans ce milieu d’artisans. Je passais
des heures à scier, raboter et limer au fond de la scierie, dans un atelier qui
donnait sur le jardin. Je m’amusais à fabriquer des jouets, des arcs, des
flèches, de petits meubles, sous le contrôle de mon oncle Maurice. Ces modestes
travaux de menuiserie m’ont donné une certaine expérience qui me fut utile par
la suite. J’adore toujours manipuler le bois, et je ne jette ni ne brûle jamais
un morceau de chêne qui puisse encore servir.
La vie
quotidienne s’écoulait sans exceptions notables et selon un ordre à peu près
immuable, qui régnait aussi dans l’espace intérieur de la maison. J’avais le
sentiment que les meubles étaient à leur place pour l’éternité. Ma grand-mère
et mes tantes habitaient à la tonnellerie, mon oncle Maurice et sa femme Tantate
au moulin,
mais conformément à la tradition familiale,
tout le monde prenait les repas en commun dans la cuisine de tante Alice.
En fait,
mon oncle avalait un café vers 6 heures du matin, chez lui, travaillait jusqu’à
8 heures avant de prendre un vrai petit déjeuner dans la cuisine maternelle, un
bol de chocolat jusqu’à la guerre, puis des œufs à cause des restrictions. Il
remontait les poids de la pendule dans le couloir et faisait invariablement une
incursion dans la deuxième chambre, où j’achevais de me réveiller dans mon lit
de naissance. Il me demandait si j’avais fini de « ramasser mes
miettes », expression imagée signifiant que l’on se rendort avant de se
réveiller définitivement. À 10 heures, les ouvriers revenaient à la maison
prendre un casse-croûte. À midi, toute la famille se réunissait dans la
cuisine, ou dans la salle à manger si les convives étaient plus nombreux. À 4
heures, c’était la mouèrande ou marande en français régional, goûter
comprenant du pain, du fromage, du vin rouge. À 7 heures enfin, le repas du
soir rassemblait à nouveau la famille dans la cuisine, dont les principaux
meubles étaient une table ronde, un grand buffet en cerisier, une colossale
caisse à bois où s’entassaient les ustensiles les plus hétéroclites, et la
cuisinière qui était le seul moyen de chauffage sérieux de la maison. Le buffet
contenait, outre la vaisselle, des boîtes de métal où Lilie rangeait son
café, son sucre, son chocolat. Le soir, après avoir moulu son café pour le
lendemain matin, elle distribuait parfois aux enfants des morceaux de chocolat Menier.
Ainsi
s’écoulait la journée, au rythme des sonneries des cloches et des passages du train
Aillevillers-Faymont, qui transportait les produits industriels des usines du
Val d’Ajol et de Fougerolles. Quand j'avais deux ou trois ans, ce train, qui
passait non loin de chez nous et qui sifflait dans la vallée, m’intéressait
beaucoup. Je connaissais même la fille du chef de gare, qui avait mon âge et
qui s’appelait Jacqueline Fritsch. Je ne l’ai jamais revue depuis.
Chez Mémère,
la vie était également rythmée par le bruit des ouvriers et des machines qui
travaillaient sous nos pieds, à la boutique,
à tel point qu’aujourd’hui encore je peux distinguer de très loin les sons émis
par une raboteuse, une scie circulaire, une scie à ruban.
Mais il y
avait un autre bruit, constant celui-là, celui de la chute d’eau qui actionnait
la roue à aubes, puis la turbine. Quand par exception l’eau du bief était
coupée, le grand silence qui s’ensuivait semblait pesant. Lilie
prétendait qu’elle n’en dormait plus. La chute d’eau avait quelque chose de
reposant et de calmant.
Tant
qu’elle fut en vie, ma grand-mère régna sur la maison et gouverna la cuisine.
C’est elle qui, tôt le matin, s’affairait autour de la cuisinière pour faire
mijoter le pot-au-feu du dimanche, le coq ou le lapin maison, souvent dégustés
autour de la vaste table de salle à manger, devant le buffet de cerisier
contenant les services en porcelaine et les vieilles bouteilles de kirsch.
C’est elle aussi qui préparait mes plats préférés, purée de pommes de terre, sibac,
omelettes, tartes, gaufres, crêpes, et ce que j’appelais beignets tordus
ou pas tordus. Toutes ces bonnes choses étaient cuites à partir
de produits parfaitement écologiques, provenant de la maison ou du voisinage,
et pourtant je tombai malade vers ma quatrième année et je ne voulais plus rien
manger, à part des gaufres. Notre voisin d’en face, le Docteur Daiche, me mit
au régime et ma mère, désobéissant pour la première fois à la sienne, décida de
me ramener chez elle pour la rentrée de Pâques 1926. Comme je l’ai déjà dit,
cette décision eut des conséquences dramatiques dont maman me parla à maintes
reprises.
Mes
lecteurs me pardonneront, je l’espère, de trop longs développements sur les
tragédies qui ont marqué la vie de ma pauvre et chère grand-mère, et, par voie
de conséquence, de ma mère. Je suis présentement le seul au monde à avoir un
souvenir direct de Mélie et c’est pour moi un devoir moral de rappeler
la mémoire de celle à qui ma présence apporta, au soir d’une vie si éprouvée,
un peu de joie.
[1] Je me suis toujours demandé si mes ancêtres faisaient partie des voleurs qui, selon une très ancienne chronique, descendaient des hauteurs de Plombières pour dérober les vêtements des curistes du 16ème ou du 17ème siècle pendant qu’ils prenaient les eaux. A tel point que l’on dut construire un mur autour des thermes.