Chapitre 5

 

Les Leyval, les Aubry et les autres

 

 

Si le nom de Nurdin est relativement courant dans les Vosges du sud, celui de Leyval l’est beaucoup moins, bien que nos ancêtres soient originaires de la région de Plombières et qu’il existe sur le territoire du Val d’Ajol un lieu-dit Leyval qui signifierait peut-être « chemin dans la vallée ».

On trouve un Nicolas Leyval, probablement d’Olichamp entre le Val d’Ajol et Remiremont, suivi de deux Jean Leyval, puis de deux Jean-Nicolas Leyval, tous quatre mariés à Plombières entre 1670 et 1774. L’un d’eux a épousé en 1739 une certaine Marie Jeanvoine-Nurdin. Les suivants se marièrent avec des Fougerollaises, mais résidèrent aux Granges de Plombières, jusqu’à ce qu’ Aimé Leyval, le père de mon arrière-grand-père, vienne s’installer chez sa femme Marie-Rose Lemercier, au Sarcenot. Il y mourut en 1845.

Mon arrière-grand-père, né en 1813, se prénommait lui aussi Jean-Nicolas et convola en justes noces avec Marie-Victoire Grandjean, née en 1816. Les Leyval devinrent donc définitivement fougerollais, tout en conservant leurs modestes terres vosgiennes[1].

Le hasard a fait que la famille de ma mère fût enracinée dans un hameau voisin de celui du Cosaque, car si Beaumont, le berceau des Nurdin, se trouve à droite de la route de Plombières, la section du Sarcenot s’étend à gauche, à la limite du département des Vosges. Encore faut-il préciser que la vieille ferme des Leyval, construite il y a deux siècles, fait partie d’un petit groupe de maisons isolées en bordure de la forêt, au lieu-dit Chez le Moine (Chî lô Mouèn). Cette appellation vient vraisemblablement des granges que les ordres monastiques bâtissaient au Moyen Âge, lorsqu’ils essartaient, à savoir déboisaient et défrichaient, le terme de Sarcenot lui-même dérivant du verbe essarter.

Là-haut, il règne encore aujourd’hui un calme bienfaisant. Le cadre de bois et de verdure y est reposant à souhait. Le petit chemin venant de la route de Plombières serpente à travers la forêt et descend, à quelque distance, en pente abrupte vers la charmante vallée de l’Augronne. Ces paysages sont d’une délicieuse fraîcheur, et c’est pourquoi maman et ses sœurs aimaient jadis rendre visite à leurs tantes et à leurs cousins, gambader dans les prairies au milieu des moutons et retrouver la demeure de leurs grands-parents. Celle-ci, toujours habitée par mon cousin Charles Lemercier, n’a pas tellement changé depuis le temps de mon enfance, lorsque j’allais voir avec mes parents la tante Marie et son époux l’oncle Jousè (Joseph). Je retrouve encore là-haut, dans le chari, dans la cuisine et dans le poêle, l’essentiel du décor de jadis.

Mon arrière-grand-père Leyval étant mort quelques mois avant la naissance de ma mère, je ne sais rien de lui, ou presque. Une seule anecdote est restée dans la mémoire familiale : Jean-Nicolas amena un jour un charroi de bois à l’abbé Ringuey, curé de Fougerolles, qui lui offrit à boire. Il sortit du presbytère légèrement éméché, s’assit sur les marches d’escalier et se mit à grommeler en patois « Ringuey, Ringuey, Ringueyon, tu m’as donné du vin fleuri », en signe de protestation contre le fait que le brave curé lui avait servi une boisson somme toute pas très catholique.

Par ailleurs, je n’ai qu’un seul document concernant cet arrière-grand-père. Il s’agit du partage de ses propriétés, fait en 1883 au bénéfice de ses enfants et en échange d’une rente viagère et de la jouissance « du poêle de la maison donnée et de la chambre sur le poêle ». Il restait en 1883 cinq enfants sur six, le second garçon, Émile, étant mort à une trentaine d’années.

Les quatre fils, Auguste, Émile, Charles et François apprirent tous le métier de tonnelier.

Les deux filles, Marie et Joséphine, étaient nettement plus jeunes et résidaient encore en 1883 avec leur père au Sarcenot. Par la suite, Marie épousa Joseph Gallaire et resta dans la maison paternelle, et Joséphine devint la femme d’Alphonse Barthélémy, tonnelier. La tante Fifine et l’oncle Alphonse, dit le Poitu, se retirèrent entre les deux guerres Chez le Moine, dans une maison voisine de la ferme familiale.

J’ai la chance de posséder des photographies des quatre fils et des deux filles Leyval.

Auguste (dit Bernard) s’installa comme tonnelier à Aillevillers, non loin de la gare. Sa maison a été habitée longtemps par sa petite-fille Jeanne. Une autre petite-fille, Henriette, que j’ai mieux connue, était la femme de Victor Lemercier, dit Le Grec, distillateur au Prédurupt.

Le second fils, Émile dit Razin, fit son tour de France comme mon grand-père, mais portait la moustache comme Auguste. Il est photographié en grande tenue de compagnon, en redingote, ceint de l’écharpe et tenant sa canne ornée des couleurs.

Charles (1845-1910) s’installa comme son frère aîné à Aillevillers, mais travailla des années en Suisse, dans le canton de Neuchâtel, où sont nés trois de ses enfants : Eugène en 1881, Marie en 1885 et Olga en 1888. Sa maison est située dans le quartier du Bambois. Je l’ai beaucoup fréquentée avant et après la guerre, car maman y rendait souvent visite à ses cousines Marie et Olga, qui y demeurèrent jusqu’à leur mort. C’était un intérieur chargé de reliques familiales, d’objets divers venus de pays étrangers. Eugène Leyval, le fils de Charles, avait en effet quitté la France avant 1914 pour le Maroc, puis l’Algérie.

Quant à la fille aînée, Julia, je ne l'ai jamais vue. Elle était l'épouse d'un commandant que j'ai rencontré une fois, pendant la guerre.

Le quatrième fils était François, mon grand-père. La photographie fait apparaître une ressemblance frappante avec son frère Charles : barbe fournie, vaste front et surtout regard lumineux.

Je ne sais rien de mon arrière-grand-mère Marie-Victoire. Par contre, j’ai hérité des photographies de ses deux filles, dont je me souviens quelque peu. La plus jeune, Joséphine, est morte en 1930, sans descendance et en donnant par testament enregistré à Plombières une somme d’argent à ses nièces, dont mille francs à ma mère. J’ai gardé un souvenir assez précis de sa sœur Marie, que je revois dans la cuisine de la ferme ou en costume traditionnel des femmes des campagnes fougerollaises, en longue robe noire et coiffées de la capote (kèpot), sorte de chapeau attaché par un gros nœud sous le menton. Le portrait que je possède de son mari, Joseph Gallaire, est plus pittoresque encore. L’Oncle Jousè a été vraiment pris sur le vif, en tablier, sabots et casquette, appuyé sur sa canne dans son chari. L’Oncle Jousè et la Tante Marie eurent trois enfants : un garçon, Charles, qui fut malheureusement tué à la guerre, et deux filles, Hermine et Juliette, dont j’évoquerai par la suite le souvenir.

Contrairement à mon grand-père Henri, mon grand-père François n’a laissé aucun texte écrit qui nous soit parvenu. Né le 7 octobre 1848 dans une ferme éloignée, enfant d’une nombreuse famille, il n’a pas eu la possibilité de fréquenter beaucoup l’école, d’autant plus qu’avant les réformes de Victor Duruy l’enseignement primaire français était absolument pitoyable. Je crois savoir que le petit François Étienne Leyval allait en classe au café de Beaumont, de l’autre côté de la route de Plombières. En outre l’absentéisme était à cette époque monnaie courante chez les instituteurs comme chez les élèves, les premiers parce qu’ils devaient exercer pour vivre d’autres métiers en-dehors de l’école, les seconds parce qu’ils devaient aider aux travaux agricoles…ou faisaient l’école buissonnière.

Bref, mon grand-père avait, disait-on, des lacunes importantes dans son bagage scolaire, sans faire partie du million d’enfants analphabètes que l’on recensait sous le Second Empire. De toute manière, il était destiné à exercer un métier manuel. La ferme de son père étant plus que modeste et la famille étant nombreuse, il devait chercher une autre voie que la profession d’agriculteur. Cette voie, c’était l’artisanat, plus précisément la tonnellerie, qui connut entre le milieu du 19ème siècle et la Première Guerre mondiale un essor sans précédent. Le jeune François, dit le Mousse, avait sous les yeux l’exemple de ses trois frères, si bien que les quatre Leyval suivirent la même carrière. Parmi eux, deux au moins devinrent compagnons du Tour de France, Émile dit Razin et mon grand-père. Je ne sais pas où celui-ci a fait son apprentissage, ni s’il a voyagé avant ou après la guerre de 1870. Je sais seulement qu’il a travaillé à Lyon, ville qui était un centre très important de compagnonnage et où la révolte des Canuts de la Croix-Rousse avait marqué l’histoire de la condition ouvrière. Revenu à Fougerolles après les campagnes militaires malheureuses de 1870-1871, il s’installa avec ses frères dans un atelier probablement situé au Bas de l’Aval, quartier surplombé par la butte de l’église.

C’est là, en tout cas, que mon grand-père travailla après son mariage, après la mort de son frère Emile et le départ de ses autres frères. Vers 1877, il épousa Marie-Amélie Aubry, née le 27 juin 1854 à Blanzey, section de Fougerolles située en direction des villages de Raddon et de Saint-Bresson. Ma grand-mère était la dernière d’une famille de huit enfants. À sa naissance, son père Joseph Arsène Aubry avait 46 ans, et sa mère Marie-Françoise Menigoz 40 ans. À 6 ans, elle n’avait plus ni père ni mère.

Mais avant de suivre les ramifications de l’arbre généalogique extrêmement compliqué de la famille des Aubry dits Lérans, je vais évoquer la dynastie des Menigoz, dont était issue mon arrière-grand-mère Marie-Françoise. Comme Nurdin et Aubry, Menigoz est un nom d’origine germanique, qui signifie « guerrier valeureux », ce qu’ignoraient certainement nos ancêtres. Ils vivaient dans le hameau de Chapendu, non loin de la section de Blanzey-Haut, mais sur la commune de Raddon. J’y suis allé jadis avec ma mère lorsqu’elle rendait visite à sa parenté.

Le personnage le plus haut en couleur de cette tribu par ailleurs fort pittoresque était la mère de mon arrière-grand-mère, dont le surnom était la Rose du bois (lè Reuse di beu), sobriquet qui lui était attribué parce qu’elle s’appelait Marie-Rose Bolot et qu’elle vivait au milieu de la forêt. Elle est restée pour ses descendants une figure légendaire, qui accouchait en gardant ses moutons et en priant Notre-Dame des Neiges, la Vierge protectrice des Vosges saônoises. Elle mourut à presque cent ans, après avoir dansé lors du retour de captivité de son petit-fils, prisonnier des Prussiens en Haute-Silésie. C’était après 1871, et à cette époque la pauvre femme était certainement bien démunie, si l’on en croit l’anecdote que racontait ma grand-mère, qui était un jour allée voir son aïeule avec ses deux sœurs, Élise et Julie. Leur grand-mère leur dit : « E seu sans boù, è seu sans seu, è seu sans gan’né » (je suis sans bois, je suis sans sous, je suis sans jupon). Aussitôt, Élise enleva son jupon et le donna à sa grand-mère. Cette anecdote fut racontée de multiples fois dans les familles Aubry et Leyval.

La Rose du bois était évidemment veuve à cette époque, mais elle avait donné à son mari Menigoz, dit Pantrin, huit enfants dont sept fils, qui auraient pu la secourir. Les deux premiers fils s’appelaient Georges et Ferjeux, quant aux cinq suivants, nous ne les connaissons que par leurs sobriquets : Ratcheveil, Girandouil, Yayot, Gaudron et Paouf. Ratcheveil et Girandouil partirent chercher fortune en Algérie. Paouf était l’ancêtre direct de Monseigneur Claude Flusin, ancien évêque de Saint-Claude.

Avant d’en terminer avec la famille Menigoz, j’ajouterai que les sept fils étaient des experts en braconnage, qui, par temps de neige, préfiguraient déjà les tenues de camouflage utilisées par les Russes pendant la guerre. Ces jeunes gens se contentaient d’enfiler par-dessus leurs vêtements des chemises de leur mère. Inutile d’ajouter qu’au milieu de leurs forêts ils faisaient des hécatombes de gibier. Passant près de la maison, le garde s’aperçut un jour que plusieurs lièvres cuisaient en même temps dans des chaudrons… L’histoire ne dit pas ce que fit le garde, s’il poursuivit les coupables ou s’il participa au festin.

Ces sept garçons avaient une sœur, que l’on appelait lè feille (la fille) et qui devint mon arrière-grand-mère en épousant mon arrière-grand-père Joseph Arsène Aubry, de Blanzey. C’est lui qui fut séminariste et que son père allait voir à pied lorsqu’il étudiait au grand séminaire de Besançon. Il est assez curieux de noter que cela se passait vers 1830, c’est-à-dire lorsque Julien Sorel, le héros du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir, était précisément élève dans cet établissement. J’espère qu’Arsène Aubry était spirituellement plus motivé que les futurs prêtres que nous décrit Stendhal. Quoi qu’il en soit, le séminariste abandonna soudain la vocation ecclésiastique pour épouser Marie-Françoise Menigoz. Les raisons de ce subit revirement me sont strictement inconnues.

En tout cas, mes arrière-grands-parents eurent huit enfants, dont cinq garçons et trois filles : Claude-Joseph, Charles dit Couliche, Ferjeux, François dit Lamy, Jules, Élise, Julie et Amélie. Claude-Joseph suivit les traces de son père, mais devint prêtre. Vicaire à Corravillers, non loin des sources de la Moselle, il mourut à 26 ans. À part Ferjeux, les autres fils eurent une assez nombreuse descendance qui demeura à Fougerolles et dans la région. D’où la quantité de petits-cousins que j’ai toujours là-bas, dispersés dans la campagne fougerollaise.

Ma grand-mère Amélie, qui avait perdu très tôt son père, n’avait que peu de souvenirs de lui, mis à part un détail passablement horrible qui paraissait l’avoir traumatisée. Dans son agonie, son père avait la vision de renards à la queue enflammée, réminiscence du passage de l’Ancien Testament où Samson incendie les moissons des Philistins.

Après la mort de ses parents, la petite Amélie eut comme tuteur son oncle Joseph Théodore Aubry, cultivateur à Blanzey.  Elle fut recueillie par ses frères François, meunier à Fougerolles-le-Château, et Jules, au hameau de la Germenain. Par l’entremise de son frère l’abbé, elle fut envoyée avec sa sœur Julie, qui était un peu plus âgée qu’elle, dans un pensionnat situé à Belmont, entre Luxeuil et Lure. Elle y reçut non seulement une éducation religieuse, mais aussi une instruction élémentaire qui lui permettait d’écrire un français assez correct pour l’époque.

Cependant les orphelines des classes inférieures n’avaient d’autre perspective d’avenir que de devenir domestiques, la plupart du temps dans des familles nobles ou bourgeoises. C’est ainsi qu’à l’âge de l’adolescence Julie, la sœur de ma grand-mère, fut placée chez les Buretel de Chassey, dont la résidence principale était la maison seigneuriale de Mirebel, dans le Jura.

Ma grand-mère y travailla aussi quelque temps avant d’aller s’embaucher à Belfort dans des circonstances mal élucidées. Il est vraisemblable qu’elle ait voulu, vers l’âge de 18 ans, secouer le joug familial. Elle est partie sans prévenir personne. C’est pourquoi son beau-frère Louis Joseph Eme, agent-voyer à Ornans – on dirait aujourd’hui ingénieur du service vicinal – lui adressa en 1873 une grande lettre d’admonestation et de conseils au nom de la famille, l’exhortant à revenir au bercail et à suivre l’exemple de la « sainte femme » qu’était sa sœur Élise, sa marraine. Car à cette époque Élise était déjà morte, ainsi que la petite fille qu’elle avait eue de son mariage avec Louis Eme.

Ma grand-mère finit donc par quitter cette cité de perdition qu’était Belfort, où son tuteur et ses frères la sentaient abandonnée à elle-même. Elle trouva du travail chez une couturière qui avait un atelier près de la mairie de Fougerolles, non loin de l’atelier de tonnellerie des frères Leyval.

La suite coule de source : François (Fanfan) et Amélie (Mélie) se marièrent et eurent leur premier enfant en 1878. C’était une fille prénommée Gabrielle, la première d’une série de huit, dont six filles et deux garçons. Six décennies plus tard, la tante Gabrielle nous montrait encore la pierre qui lui servait de siège près de l’habitation de ses parents. Comme sa sœur Alice mourut toute petite, elle fut fille unique jusqu’en 1883, à savoir la naissance de son frère Henri. Je crois que, comme beaucoup d’aînés, elle accepta mal l’arrivée d’un marmot pour lequel sa mère avait une affection très marquée. Il est vrai qu’une seconde Alice naquit en 1885, mais de toute façon les promenades en calèche à Luxeuil ou ailleurs n’étaient plus de mise. La tante Alice était la dernière à avoir vu le jour au Bas de l’Aval, où elle revenait parfois rendre visite à une voisine qui lui faisait des crêpes et qu’elle appelait maman Boudre.

Vers 1887, en effet, mes grands-parents s’installèrent au quartier du Pont, dans la grande propriété qu’ils achetèrent à Nabord Mougin. C’est à cette époque que ma grand-mère fut à nouveau frappée par un deuil qui l’affecta beaucoup. Elle perdit sa deuxième sœur Julie, morte probablement fin décembre 1886 à l’hôpital de Besançon.

Il reste un certain nombre de lettres adressées par Julie à sa sœur cadette entre 1870 et 1886, ainsi qu’un Souvenir de première communion daté du 8 mai 1864 et rédigé à Belmont. L’écriture et le style de ces lettres prouvent que l’épistolière avait profité des leçons des religieuses de Belmont. Elles dénotent par ailleurs un esprit plein d’humour, une profonde affection pour sa parenté et un fidèle attachement à la famille de Chassey. Pourtant on y discerne aussi, au fil des années, l’amertume d’une jeune femme condamnée à la séparation, au célibat et à la domesticité, même si elle s’estime assez heureuse par rapport à d’autres. Bien qu’elle trouve relativement agréable le séjour de Dole, où les de Chassey résidaient une grande partie de l’année, elle a visiblement la nostalgie de Fougerolles, surtout de sa sœur et de sa nièce, la petite Gabrielle. Tombée malade à Mirebel dans l’été 1886, elle écrivit une dernière fois à ma grand-mère en septembre pour lui dire son espoir d’aller en convalescence à Fougerolles, mais ce fut au contraire sa sœur qui alla à son chevet tant elle était affaiblie. Dans la seule lettre adressée de sa main à mon grand-père à cette époque, ma grand-mère dit toute son inquiétude, et même son désespoir. Elle ne se trompait pas. Peu de temps après son opération à l’hôpital Saint-Jacques de Besançon, Julie quittait ce monde de peine et de douleur. Elle avait environ 34 ans.

Le chagrin de ma grand-mère fut immense et cette perte irréparable se répercuta sur ses enfants, et par la suite sur moi. Son affliction fut encore accrue par des dissensions avec ses frères au sujet des quelques objets laissés par Julie, regrettable querelle dont je n’ai eu connaissance qu’à la lecture de plusieurs lettres écrites à ma grand-mère par la famille de Chassey, elle aussi impliquée dans cette malheureuse dispute et soucieuse de réconforter la « chère Amélie » en la persuadant que sa sœur était « auprès du Bon Dieu ».

Je suis convaincu que ma grand-mère le pensait elle aussi lorsqu’elle quitta le Bas de l’Aval pour s’installer au Pont. Alors commença pour la maison Leyval une période relativement faste. L’entreprise de mon grand-père put se développer grâce aux vastes bâtiments et aux chantiers qui s’étendaient entre le champ de foire et le canal de la maison Lemercier. L’ensemble abritait non seulement la tonnellerie, mais aussi diverses autres entreprises artisanales, dont le moulin qui était loué à Constant Dormoy, que j’ai bien connu dans mon enfance.

Mon grand-père devint une sorte de notable fougerollais, très lié à Auguste Peureux qui était député-maire et parrain de mon oncle Henri. Le symbole même de cette ascension sociale fut son adhésion à la Franc-Maçonnerie, probablement dans les années 1880 et comme suite logique de son appartenance au compagnonnage. Cette affiliation à une société secrète qui, au 18ème siècle, ne s’adressait qu’à une élite aristocratique et bourgeoise était devenue possible au 19ème grâce à une certaine démocratisation du recrutement. Par ailleurs, la philosophie maçonnique s’inspirait toujours des idéaux rationalistes des Lumières, mais, contrairement à d’autres pays comme l’Angleterre et l’Allemagne, l’évolution de la Franc-Maçonnerie française s’est faite dans un sens républicain, démocratique, social et anticlérical qui marqua profondément l’instauration de la Troisième République.

François Leyval fut le premier Fougerollais à rejoindre la « Loge des Cœurs Unis » de Vesoul. C’est lui qui parraina son ami Peureux, et probablement d’autres dont j’ignore les noms. Il assistait aux séances de l’atelier vésulien, en principe deux fois par mois, et il y rencontrait des notabilités comme le Dr Doillon ou Cival, le principal imprimeur du département. C’est chez Cival que mon oncle Henri, élève au lycée de Vesoul, sortait le dimanche en compagnie des fils Peureux. Entre parenthèses, l’entrée de son fils au lycée représentait pour mon grand-père une autre marque évidente de promotion sociale. Ce n’était naturellement pas la seule. Outre son appartenance à la Franc-Maçonnerie, il prouvait par ses relations qu’il était parvenu à une certaine aisance. Il voyageait pour ses affaires et sortait fréquemment, au restaurant ou au café, à Fougerolles ou à Luxeuil, avec ses amis. Ceux-ci étaient généralement des artisans ou des commerçants prospères, comme son collègue le maître-tonnelier Eugène Ougier ou l’israélite Haguenauer. Ce qui, soit dit en passant, est assez révélateur d’une certaine ouverture d’esprit. Des études historiques assez récentes ont montré qu’à l’époque l’antisémitisme était assez répandu dans la Haute-Saône et dans toute la Franche-Comté, où il suffisait parfois de porter un nom allemand et d’être juif, voire protestant ou franc-maçon, pour être soupçonné d’espionnage. Le capitaine Dreyfus avait du reste de la parenté à Héricourt.

En dépit des violents conflits qui divisaient la France de l’époque, les affaires de la maison Leyval étaient florissantes. Elle exportait des tonneaux et des foudres vers les pays de vignobles, la Bourgogne et le Bordelais. Le plancher du grenier pliait sous les piles de bois de Hongrie, le merrain s’entassait sur le chantier, derrière la maison. Une bonne vingtaine d’ouvriers s’activaient à la boutique. Il reste d’eux des photographies, prises devant les ateliers, avec les tonneaux en construction et la panoplie des outils de tonnellerie. On reconnaît sur l’une d’elles un homme de petite taille, en chemise blanche et tablier, au front dégarni et à la barbe fournie qui ne peut être que mon grand-père, et au centre un jeune garçon qui est sans aucun doute mon oncle Henri.

Je conserve diverses photographies de la famille Leyval, surtout de mon grand-père et des six enfants, et de nombreux autres parents et amis. Les plus caractéristiques sont celles de mon grand-père ceint de l’écharpe maçonnique et de l’oncle Henri en uniforme de lycéen. Presque tous ces clichés datent de la « Belle Époque », qui fut aussi, au moins relativement, l’âge d’or de l’entreprise Leyval, l’objet de la nostalgie de tous après la Première Guerre mondiale.

Je me demande si ma grand-mère a pu trouver un peu de bonheur au cours de ces années-là, après les épreuves qu’elle avait subies. Elle n’avait certainement aucune difficulté avec son mari, qui lui laissait organiser la maison à son gré et était, je crois, d’un caractère conciliant. Maman m’a toujours dit qu’il ne frappait jamais les enfants, se contentant de les effleurer avec sa serviette de table. Ma grand-mère, par contre, donnait volontiers des gifles à ses filles. Les événements et l’éducation qu’elle avait reçue l’avaient rendue austère et sévère, et elle menait d’une main ferme toute la famille, ainsi que le personnel qui gravitait autour d’elle. Madame Leyval, qui dans sa jeunesse avait été au service des autres, avait maintenant des domestiques pour la servir, dont une bonne d’enfants qui portait le surnom de Donette. Elle avait même ses pauvres attitrés, des commissionnaires pas toujours futés, comme cette femme qui alla à l’épicerie acheter des « pots cassés » au lieu de « pois cassés ».

Ainsi s’écoulait la vie de la famille autour de 1900, alors que l’artisanat fougerollais était à son apogée et que la population atteignait les 6000 habitants. Le mauvais sort paraissait conjuré, mais qui peut être assuré de l’avenir ? Déjà le passé récent avait frappé mes grands-parents d’un nouveau deuil particulièrement navrant. Vers 1890, leur petite fille Camille s’était noyée dans le canal en tombant de la passerelle qui reliait le moulin à la maison d’habitation. Elle allait souvent rendre visite à Constant Dormoy, le meunier. Celui-ci fut tellement affecté de cette mort tragique qu’il résolut de ne plus porter son pantalon de travail, que la fillette trouvait laid. C’est tout ce que je sais de cette pauvre enfant, dont j’ai toujours vu le nom gravé sur la tombe de mes grands-parents. Née après ce triste événement, ma mère fut appelée du même prénom, de sorte qu’après deux Alices il y eut deux Camilles Leyval.

L’eau, qui faisait l’agrément de la propriété et qui actionnait les machines, s’avéra dès lors être un élément dangereux. Mon grand-père, disait-on, en avait une peur panique et se réfugiait au grenier quand la rivière était haute. Faut-il voir là un pressentiment de sa fin ? Il n’est pas interdit de le penser.

Mais nous voici en janvier 1904. Un soir, mon grand-père va au Café de la Place retrouver ses amis, probablement pour boire de la bière et jouer aux cartes. Il est tard lorsqu’il propose d’aller chercher un poisson dans sa carpière. Il part et ne revient pas. Le lendemain matin, son ami le marchand de tissus Haguenauer vient voir ma grand-mère pour lui demander de la salade, en réalité pour s’informer des raisons pour lesquelles son mari n’est pas revenu au café avec sa carpe. Or celui-ci n’a pas reparu non plus chez lui. Mémère et Haguenauer vont au jardin, passent le petit pont de bois et découvrent le corps du grand-père, debout dans la carpière et la tête reposant sur les dalles de la bordure. Eugène Ougier, Alexandre Rapenne et Léon Cuenin, adjoint au maire, déclarent le décès à la mairie, en date du 10 janvier 1904.

Voilà les faits, tels qu’ils m’ont été narrés par ma mère, et en dernier lieu par mon oncle Maurice, qui les tenait lui-même d’Eugène Ougier, lequel était au Café de la Place lors de cette fatale soirée.

On imagine sans peine l’impression que produisit sur la famille cet événement affreux, mais la situation empira encore lorsqu’il fallut organiser les obsèques. La première réaction de ma grand-mère fut sans aucun doute de demander un enterrement à l’église, en dépit du renouvellement par le Vatican, en 1865, de l’excommunication des Francs-Maçons. Il est vraisemblable, comme cela a toujours été affirmé, que l’on a sonné le glas et préparé l’eau bénite. Ce qui changea la face des choses, ce fut l’arrivée de l’oncle Henri, alors étudiant à Lille, qui se prononça pour un enterrement civil afin de respecter les convictions de son père.

Cette décision eut une portée incalculable, pour la famille elle-même, dans le cadre local et pour toute la région. Dans la famille, ce fut un drame. Les frères de ma grand-mère refusèrent d’assister aux obsèques, l’oncle Henri resta brouillé avec eux, surtout avec les oncles Jules et Lamy. Les choses ne commencèrent à s’améliorer que quand ma grand-mère alla rendre visite à son frère Jules lors de l’incendie de sa ferme à la Germenain, puis lors du mariage d’Emile (dit Mamin), fils de Jules.

À Fougerolles, ce fut l’affrontement entre rouges et blancs, et les rumeurs les plus extravagantes circulèrent, certaines resurgissant même bien après la Seconde Guerre mondiale. D’aucuns parlaient d’un meurtre perpétré par les Francs-Maçons, d’autres accusaient le parti adverse. Il était aussi question d’un homme inconnu qui serait venu chercher mon grand-père au café, et qu’on n’aurait jamais revu après. On soupçonnait en outre l’ébéniste P., qui devait de l’argent à mon grand-père et avait fait les meubles de la tante Gabrielle. De plus, P. était suspecté d’un autre assassinat, celui du marbrier France, trouvé poignardé dans son atelier. Enfin le bruit courait que Leyval avait été la victime d’une vengeance qui aurait en réalité visé Peureux. Bien qu’il ait porté, paraît-il, une marque à la tête, ma grand-mère aurait refusé l’autopsie, arguant du fait que cela ne le ramènerait pas à la vie.

Dans la région, l’affaire fit du bruit, car les journaux de Vesoul ne manquèrent pas de prendre position, le Nouvelliste contre ce premier enterrement civil de Fougerolles, l’Union Républicaine, éditée par l’imprimeur Cival, pour le député-maire Peureux et ceux qui avaient rendu un dernier hommage à François Leyval. L’événement survenait au plus mauvais moment, en pleine affaire Dreyfus et à la veille des lois combistes sur les congrégations et la séparation des Églises et de l’État. En juillet 1904 survint la rupture entre la République française et le Saint-Siège.

C’est dire que les esprits étaient surchauffés. Psychologiquement, la soudaine disparition du chef de famille à l’âge de 55 ans fut un coup très dur pour ma grand-mère et ses enfants, dont deux, il est vrai, étaient adultes, mais dont le dernier avait six ans. J’ai souvent réfléchi à la manière dont cette femme de frêle apparence a pu tenir physiquement et moralement dans une pareille situation et malgré l’hostilité de ses frères et de beaucoup d’autres. Je crois que l’oncle Henri envisagea un moment d’abandonner ses études et de revenir à la maison. Comme il ne donna pas suite à ce projet, ce sont les femmes, ma grand-mère et la fille aînée Gabrielle, qui assumèrent les responsabilités avec l’aide efficace de Paul Franc, le contremaître de la tonnellerie. Cet homme de cœur et de confiance, que j’ai bien connu, resta fidèle à la maison jusqu’à sa retraite pendant la Deuxième Guerre mondiale. Désormais, le sort de Gabrielle était lié à l’entreprise Leyval, ce dont elle doit avoir conçu un peu d’amertume, car elle était intellectuellement douée et aurait pu faire carrière ailleurs. Quant à sa sœur Alice, elle resta aussi toute sa vie attachée à la maison et aux tâches d’intendance, sa simplicité de cœur, son dévouement et son abnégation lui gagnant l’affection de tous.

Ma grand-mère pouvait donc compter entièrement sur le soutien de ses enfants, y compris sur celui de l’oncle Henri, mais je pense que son ressort principal fut la force morale qu’elle puisait dans une destinée malheureuse et une éducation rigoriste. Les Leyval et surtout les Aubry étant peu enclins aux épanchements, j’en suis réduit aux suppositions, mais je crois pouvoir affirmer qu’il y avait dans son caractère une forte propension au stoïcisme et à ce que Kant appelait l’obéissance à l’ « impératif catégorique ».

Il fallut donc gérer tant bien que mal les affaires de l’entreprise, ou plus exactement des entreprises, puisque plusieurs activités coexistaient dans la propriété : tonnellerie, scierie, moulin, forge, et plus tard garage et carrosserie. Et si Paul Franc le tonnelier et Baptiste Lallemand le scieur furent d’un grand secours, il y avait mille autres charges à assumer, ne serait-ce que l’entretien du vaste jardin auquel ma grand-mère veilla jusqu’à son dernier jour.

Ma mère, qui allait avoir onze ans à la mort de son père, et sa sœur Marie-Louise, qui en avait dix,

subirent de plein fouet le choc de l’événement. Elles furent victimes d’une réprobation plus ou moins ouverte de la part de leurs camarades, ce qui les traumatisa pour la vie, car cette sorte d’ostracisme s’ajoutait aux difficultés matérielles et morales de la famille. Par ailleurs, maman garda pendant toute son existence une crainte presque maladive des accidents, une inquiétude fréquente quant à l’avenir qu’elle expliquait en une formule très pittoresque : elle disait « avoir vu le loup ».

À la veille de la guerre de 1914, un nouvel accident, heureusement sans particulière gravité, survint dans la maison. Mon oncle Maurice, qui avait dans les 16 ans, se blessa à la main avec une scie circulaire. Transporté à l’hôpital de Luxeuil avec une poignée de cerises dans l’autre main, il s’en tira avec une infirmité limitée, qui ne l’empêcha pas de faire la guerre en 1917

et d’exercer son métier de scieur.

Comme je l’ai dit précédemment, la Grande Guerre fut une nouvelle épreuve pour ma grand-mère et ses filles, qui durent vaille que vaille gérer les entreprises en l’absence des hommes mobilisés et malgré des restrictions considérables.

Je naquis dans une famille qui pouvait enfin respirer en paix, mais qui restait marquée par les afflictions du passé. Si, comme je l’ai mentionné, mon arrivée dans ce monde signifiait un certain espoir d’avenir, il était patent que le passé pesait lourd dans les esprits. Pour ceux qui l’avaient connu, le grand-père disparu était toujours présent. Les souvenirs qu’il avait laissés étaient pieusement conservés : le renard empaillé qu’il avait tué, la pendule sous un globe de verre que son frère Charles lui avait rapportée de Suisse, et surtout ses ornements maçonniques que la tante Gabrielle conservait dans son coffre-fort et qu’elle montrait aux enfants quand elle était bien disposée.

Dans les années 1920, le mode de vie évoluait peu à peu avec l’apparition de nouvelles techniques, qui avaient été développées au cours de la guerre. Le centre de Fougerolles avait la lumière électrique, ce qui n’était pas encore le cas chez mes grands-parents de La Vaivre ou dans les sections. Dans la famille Leyval, trois enfants sur six avaient l’esprit moderne : l’oncle Henri, qui était ingénieur, ma mère et ma tante Marie-Louise. Les tantes Gabrielle et Alice, ainsi que l’oncle Maurice, qui était pourtant le plus jeune, étaient plus traditionalistes.

Bien sûr, à côté de La Vaivre, Fougerolles m’apparaissait comme une ville regorgeant de magasins pleins d’attraits. C’est pourquoi je me nommais moi-même, vers l’âge de deux ou trois ans, Jean de chez Al, c’est-à-dire Jean de chez Leyval.

En fait, le monde où je suis né était un monde essentiellement rural et artisanal, où le patois était la moitié du temps la langue de communication. Tout dépendait des personnes avec lesquelles on s’entretenait, et aussi des circonstances. Mes tantes parlaient français. Ma mère parlait patois avec ses cousins des sections. L’oncle Maurice conversait toujours en patois avec les tonneliers, les voituriers, les scieurs, et d’une manière générale avec tous ceux qui vivaient et travaillaient à la campagne. Ayant baigné dès ma plus tendre enfance dans ce milieu, je comprenais correctement cet idiome sans en posséder tout le vocabulaire et toutes les formes grammaticales.

Je me sentais à l’aise dans cet univers d’eau et de verdure, dans ce complexe de bâtiments pleins de greniers, de remises et d’ateliers plus ou moins sombres et mystérieux, dont je ne connaissais pas tous les recoins. Une quarantaine de personnes avaient habité et travaillé là au début du siècle. Dans les années 20, il en restait peut-être une quinzaine, mais il y venait beaucoup de monde : charrois de bois pour la scierie, transports de planches et de fûts, clientèle du garage installé dans l’ancien moulin, visiteurs en tout genre, parents et amis venus des sections et déposant vélos et voitures chez Leyval, sans compter les visites du dimanche après la messe, du vendredi jour de marché et des jours de fête patronale. Située près du champ de foire, la maison Leyval était le parking idéal. C’était aussi l’occasion de boire café, kirsch ou bière, à la maison ou au café.

Je savais à peine marcher que je fréquentais non seulement les gens mais aussi les animaux, ceux que ma grand-mère et mes tantes élevaient avec assiduité, poules, lapins et chats. Il y avait à la maison deux chattes, Grisette et Manette, qui étaient chargées d’attraper les rongeurs, lesquels pullulaient dans tous ces vieux bâtiments. Mais je préférais les gros animaux comme les chevaux et les bœufs, dont je connaissais les noms : le jansé, de race montbéliarde, à la robe rouge, le grivé, de race vosgienne, à la robe noire bien tachetée de blanc, le vèro, à la même robe, mais moins tachetée, le pomé, à la robe blanche tachetée de rouge. C’étaient ces bœufs qui, par attelages de six ou de huit, débardaient les grumes de chêne avant de les amener à la scierie sur des trains de roues qu’on appelait dans les Vosges des camsures.

Toute la maisonnée s’affairait aux travaux les plus divers, ma grand-mère, que j’appelais Mémère, à la cuisine et au jardin, la tante Gabrielle, que je nommais Baguy, à ses écritures et à ses comptes, la tante Alice (dite Lilie) à son ménage et à ses commissions, la tante Marie-Louise, ma marraine (Nénène), à sa couture et d’autres ouvrages, l’oncle Maurice (Nonnon) dans sa scierie, et sa femme la tante Madeleine, dite Tantate, dans son propre ménage.

Mais les occupations variaient selon les saisons et le temps. Du printemps à l’automne, le jardin et les arbres fruitiers réclamaient davantage de main d’œuvre, tandis que l’hiver et les jours de pluie étaient consacrés aux travaux de broderie. La saison la plus agréable était évidemment l’été, au cours duquel nous passions de longues heures au jardin. Celui-ci s’étendait derrière le plus vieux bâtiment, celui du moulin, entre le canal et le champ de foire. Il était toujours très bien cultivé, avec des châssis et des arbustes divers, notamment des noisetiers. La terre était noire et fertile, car la proximité du canal entretenait une humidité constante. Ma grand-mère y faisait pousser d’excellents légumes et des fraises dont je raffolais. En outre, ce jardin, qui dans mon souvenir survit un peu comme une sorte d’Eden, offrait dans le fond, le long du bief, un coin de repos ombragé de grands conifères et pourvu d’une vaste table et d’un banc de pierre.

C’est là que mes tantes cachaient les œufs de Pâques que je devais découvrir. C’est là aussi qu’elles sont photographiées avec maman avant ma naissance. La dernière photographie de ma grand-mère a été prise dans son jardin, et celle de mon grand-père sur son lit de mort.

Derrière le jardin et derrière le chantier de merrain commençait pour moi un monde inconnu, de plus en plus mystérieux au fur et à mesure que l’on remontait le long du bief, puis de la rivière. Inutile de préciser qu’à l’âge de trois ou quatre ans il m’était interdit d’y pénétrer tout seul. Je n’y allais qu’avec une tante, mon oncle et parfois avec Constant Dormoy, l’ancien meunier, qui possédait quelque part dans les prés une cabane où il rangeait ses outils et qu’il appelait son « cabinet de science ». Quand il m’emmenait là-bas, ma grand-mère me donnait un goûter et une petite bouteille d’eau rangés dans une petite charmotte dont j’étais très fier.

Plus tard, j’allais barboter dans les ruisselets qui se jetaient dans le canal, j’y faisais tourner de petits moulins et j’allais me baigner avec les gamins près des pelles, c’est-à-dire des vannes qui permettaient d’alimenter le canal. En remontant plus haut encore, le long de la Combeauté, le paysage était idyllique. C’était le royaume des libellules et des insectes de toutes sortes. La rivière était coupée de vannes, la vanne de Nabord ou la vanne de Fafinot, qui produisaient de charmantes petites chutes d’eau où ma tante Marie-Louise allait se baigner avec les enfants par les grandes chaleurs. Et c’était aussi là que j’accompagnais mon oncle Edmond lorsqu’il pêchait la truite. Quant à mon oncle Maurice, il pêchait au trident quand un malheureux poisson était venu s’égarer près de la turbine de la scierie.

Nous restions souvent assis les soirs d’été sur le grand balcon de la maison, qui donnait directement sur le petit canal de la distillerie Lemercier, de sorte que la vue était malheureusement limitée au long mur de cet établissement, et surtout à sa cheminée, qui était la plus haute de Fougerolles. Celle-ci avait été construite peu avant 1900. Ma mère disait qu’elle avait assisté, du balcon, au travail des maçons italiens, dont l’un s’appelait Soma. Le pauvre homme s’était tué peu de temps après en tombant d’un échafaudage. Comme nous n’avions ni radio, ni télévision, nous passions la soirée à lire, à jouer ou à causer sur le balcon. Baguy me racontait des histoires et m’apprenait des chansons enfantines, tandis que des vols de martinets tournaient inlassablement autour de la grande cheminée en poussant des cris perçants. Aujourd’hui encore, je ne puis entendre ces cris sans être ramené de 70 ou 80 ans en arrière. Mais les soirs d’été d’autres animaux beaucoup moins sympathiques que les martinets sortaient de la distillerie. Il s’agissait des rats qui, débouchant des égouts, venaient se promener le long du canal. Quand je fus un peu plus âgé, je m’amusais à les tuer avec mon oncle à l’aide d’une carabine au canon hexagonal, qui était une vraie pièce de musée.

Les jours de pluie, je me repliais dans la maison pour lire ou deviser avec mes tantes, qui étaient très au fait de l’histoire familiale, des liens de parenté et d’autres choses de ce genre. La mémoire familiale était riche de récits, d’anecdotes et d’historiettes remontant parfois à un passé lointain et qui se transmettaient de génération en génération. C’était la tante Gabrielle qui, en qualité d’aînée, était la principale dépositaire de ce patrimoine, de même qu’elle gérait la bibliothèque.

Celle-ci se trouvait dans la première chambre, celle de ma grand-mère. Elle contenait un fonds assez important de livres, dont la plupart dataient d’avant 1914 : ouvrages d’histoire, romans, collections de livres de philosophie ou de littérature dans des éditions bon marché ayant appartenu à l’oncle Henri ou à maman quand ils faisaient leurs études. Tout cela était trop sérieux pour les enfants, qui préféraient les ouvrages satiriques comme La Bible amusante, ou bien les albums d’images d’Épinal, tout cela reflétant les mentalités d’une époque. La bibliothèque renfermait aussi beaucoup de livres à couverture rouge, les prix que les enfants Leyval avaient obtenus à l’école de Fougerolles. Sans compter quelques ouvrages venant de la famille Remy, du Val d’Ajol, avec laquelle Baguy était très liée. Les Remy, étant par ailleurs proches de Paul Doumer, le président de la République assassiné en 1932 par Gorgulov, avaient élevé l’un de ses fils. C’était évidemment un honneur pour la maison Leyval que le fils Doumer vienne lui rendre visite avec Madame Remy.

À Fougerolles j’ai commencé dans mon jeune âge à apprendre le bricolage, surtout le travail du bois, ce qui était logique dans ce milieu d’artisans. Je passais des heures à scier, raboter et limer au fond de la scierie, dans un atelier qui donnait sur le jardin. Je m’amusais à fabriquer des jouets, des arcs, des flèches, de petits meubles, sous le contrôle de mon oncle Maurice. Ces modestes travaux de menuiserie m’ont donné une certaine expérience qui me fut utile par la suite. J’adore toujours manipuler le bois, et je ne jette ni ne brûle jamais un morceau de chêne qui puisse encore servir.

La vie quotidienne s’écoulait sans exceptions notables et selon un ordre à peu près immuable, qui régnait aussi dans l’espace intérieur de la maison. J’avais le sentiment que les meubles étaient à leur place pour l’éternité. Ma grand-mère et mes tantes habitaient à la tonnellerie, mon oncle Maurice et sa femme Tantate au moulin,

 mais conformément à la tradition familiale, tout le monde prenait les repas en commun dans la cuisine de tante Alice.

En fait, mon oncle avalait un café vers 6 heures du matin, chez lui, travaillait jusqu’à 8 heures avant de prendre un vrai petit déjeuner dans la cuisine maternelle, un bol de chocolat jusqu’à la guerre, puis des œufs à cause des restrictions. Il remontait les poids de la pendule dans le couloir et faisait invariablement une incursion dans la deuxième chambre, où j’achevais de me réveiller dans mon lit de naissance. Il me demandait si j’avais fini de « ramasser mes miettes », expression imagée signifiant que l’on se rendort avant de se réveiller définitivement. À 10 heures, les ouvriers revenaient à la maison prendre un casse-croûte. À midi, toute la famille se réunissait dans la cuisine, ou dans la salle à manger si les convives étaient plus nombreux. À 4 heures, c’était la mouèrande ou marande en français régional, goûter comprenant du pain, du fromage, du vin rouge. À 7 heures enfin, le repas du soir rassemblait à nouveau la famille dans la cuisine, dont les principaux meubles étaient une table ronde, un grand buffet en cerisier, une colossale caisse à bois où s’entassaient les ustensiles les plus hétéroclites, et la cuisinière qui était le seul moyen de chauffage sérieux de la maison. Le buffet contenait, outre la vaisselle, des boîtes de métal où Lilie rangeait son café, son sucre, son chocolat. Le soir, après avoir moulu son café pour le lendemain matin, elle distribuait parfois aux enfants des morceaux de chocolat Menier.

Ainsi s’écoulait la journée, au rythme des sonneries des cloches et des passages du train Aillevillers-Faymont, qui transportait les produits industriels des usines du Val d’Ajol et de Fougerolles. Quand j'avais deux ou trois ans, ce train, qui passait non loin de chez nous et qui sifflait dans la vallée, m’intéressait beaucoup. Je connaissais même la fille du chef de gare, qui avait mon âge et qui s’appelait Jacqueline Fritsch. Je ne l’ai jamais revue depuis.

Chez Mémère, la vie était également rythmée par le bruit des ouvriers et des machines qui travaillaient sous nos pieds, à la boutique, à tel point qu’aujourd’hui encore je peux distinguer de très loin les sons émis par une raboteuse, une scie circulaire, une scie à ruban.

Mais il y avait un autre bruit, constant celui-là, celui de la chute d’eau qui actionnait la roue à aubes, puis la turbine. Quand par exception l’eau du bief était coupée, le grand silence qui s’ensuivait semblait pesant. Lilie prétendait qu’elle n’en dormait plus. La chute d’eau avait quelque chose de reposant et de calmant.

Tant qu’elle fut en vie, ma grand-mère régna sur la maison et gouverna la cuisine. C’est elle qui, tôt le matin, s’affairait autour de la cuisinière pour faire mijoter le pot-au-feu du dimanche, le coq ou le lapin maison, souvent dégustés autour de la vaste table de salle à manger, devant le buffet de cerisier contenant les services en porcelaine et les vieilles bouteilles de kirsch. C’est elle aussi qui préparait mes plats préférés, purée de pommes de terre, sibac, omelettes, tartes, gaufres, crêpes, et ce que j’appelais beignets tordus ou pas tordus. Toutes ces bonnes choses étaient cuites à partir de produits parfaitement écologiques, provenant de la maison ou du voisinage, et pourtant je tombai malade vers ma quatrième année et je ne voulais plus rien manger, à part des gaufres. Notre voisin d’en face, le Docteur Daiche, me mit au régime et ma mère, désobéissant pour la première fois à la sienne, décida de me ramener chez elle pour la rentrée de Pâques 1926. Comme je l’ai déjà dit, cette décision eut des conséquences dramatiques dont maman me parla à maintes reprises.

Mes lecteurs me pardonneront, je l’espère, de trop longs développements sur les tragédies qui ont marqué la vie de ma pauvre et chère grand-mère, et, par voie de conséquence, de ma mère. Je suis présentement le seul au monde à avoir un souvenir direct de Mélie et c’est pour moi un devoir moral de rappeler la mémoire de celle à qui ma présence apporta, au soir d’une vie si éprouvée, un peu de joie.

 



[1] Je me suis toujours demandé si mes ancêtres faisaient partie des voleurs qui, selon une très ancienne chronique, descendaient des hauteurs de Plombières pour dérober les vêtements des curistes du 16ème ou du 17ème siècle pendant qu’ils prenaient les eaux. A tel point que l’on dut construire un mur autour des thermes.