Chapitre 3
Traditions militaires
Il est difficile, voire impossible aujourd’hui
d’imaginer la place que tenait la chose militaire avant 1914 et même après 1918
dans le pays de ma naissance. À deux pas de la « ligne bleue des
Vosges » et à l’époque de la grande confrontation franco-allemande, le
militarisme régnait là-bas plus encore qu’ailleurs en France, si bien que sans
beaucoup d’exagération ces régions de l’Est auraient pu être appelées la
« Prusse française ».
Même après
la Première Guerre mondiale, les villes-forteresses de Metz, qui avait été
annexée à l’Empire allemand en 1871, et de Belfort, qui avait échappé à
l’annexion, étaient pleines à craquer de troupes de toutes armes. Toutes les
petites villes des Vosges avaient leurs bataillons de chasseurs à pied, et la
Haute-Saône était plutôt spécialisée dans la cavalerie, avec des chasseurs à
cheval à Vesoul, des hussards à Gray, des dragons à Lure.
Pour les
jeunes gens de la campagne, le service militaire était la plupart du temps la
grande affaire de leur vie, la seule occasion de quitter leur lieu d’origine,
surtout s’ils étaient engagés dans les guerres coloniales. Ils ne manquaient
pas de se faire photographier dans les uniformes rutilants de l’époque et, le
cas échéant, de suspendre leur portrait dans le poêle de leur ferme.
Avant 1914, le conseil de révision revêtait beaucoup de solennité, de même que
le départ sous les drapeaux. Les conscrits de Fougerolles assistaient à une
messe, au cours de laquelle le curé bénissait le drapeau de la classe, et ils
entonnaient l’hymne à la gloire de Dieu et de la Patrie intitulé Enfants de
France. Citons le refrain de ce chant très édifiant :
« Enfants de France
Notre espérance
Vers l’avenir concentre nos
efforts
Fils de l’Église
Notre devise
C’est l’unité qui seule fait
les forts. »
La flamme
patriotique était entretenue dans la famille Leyval
par ma tante Gabrielle et par maman. C’est par elles que j’ai appris dès mon
plus jeune âge les chants guerriers de la Troisième République comme Vous
n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, Le Chant du Départ, Le rêve
passe.
Ma mère
avait appris tous ces airs à l’École Normale avant 1914 et enseignait certains
d’entre eux à ses élèves.
Les
sobriquets militaires étaient nombreux à Fougerolles. Certaines familles
s’appelaient Soldat, Tambour, Dragon, Sous-off ou Capitaine,
d’autres Caporal, Sergent, l’Artilleur ou Chasseur.
Le surnom de Tonkin rappelait la conquête de l’Indochine, et le
Cosaque n’était autre que mon ancêtre Nurdin
parti en 1812 avec la Grande Armée.
Cela dit, quelques
hommes de la famille ont échappé au service militaire, soit qu’ils aient été
dispensés pour avoir tiré le bon numéro comme mon grand-père Henri Nurdin, dit Henri du Cosaque, soit qu’ils se soient
rachetés comme son père Isidore Nurdin, qui vendit un
champ pour éviter de partir pour sept ans sous Napoléon III. Ma grand-mère
Marie a connu son grand-père, qui s’était marié pour ne pas être mobilisé sous
Napoléon I. Car si les jeunes campagnards étaient fiers de servir sous
l’uniforme, l’exploitation de leurs terres était une priorité absolue. Quant
aux autres, ceux qui n’avaient rien, ils s’engageaient comme remplaçants et
gagnaient ainsi un peu d’argent. Plusieurs cousins de ma grand-mère sont ainsi
partis faire les guerres coloniales, avant de revenir au pays avec une petite
pension militaire.
Tout cela
était le sujet de conversations et de récits interminables, dans lesquels les
anciens combattants narraient leurs campagnes militaires, en particulier au
cours des banquets. La mémoire collective pouvait d’ailleurs remonter bien
avant la guerre de 1914, jusqu’à celle de 1870 et même avant. Mon père disait
avoir connu dans son enfance à Villers-la-Ville un vétéran de la Guerre
d’Italie, le père Frachebois, qui racontait qu’il
avait tiré au canon sur le clocher de Magenta. Dans la région, les anciens
évoquaient parfois la bataille de Villersexel, livrée en janvier 1871 par le
général Bourbaki contre l’armée prussienne de von Werder, combat au cours duquel le château du marquis de
Grammont avait été incendié. Aux dires des anciens, « le sang coulait à flots dans la rue des Fossés ».
Dans la
famille, de vieilles histoires rappelaient la Guerre de 1870. Il était
question, à La Vaivre, des francs-tireurs d’Aillevillers, et du bœuf de Doudoule,
le père de ma grand-mère Marie, que les Allemands avaient réquisitionné. À
Fougerolles, mon grand-père François Leyval, qui
n’avait pas servi sous Napoléon III, fut mobilisé après Sedan, probablement au
siège de Belfort, ou peut-être dans l’armée de Bourbaki. On racontait dans la
famille que le coq qui manquait sur le toit de l’ancien moulin banal dans la
propriété Leyval avait été abattu d’un coup de fusil
par un soldat prussien, et, à tort ou à raison, on reliait cette affaire à la
dramatique histoire d’un Fougerollais appelé le Jô (le Coq), qui, accusé d’avoir assassiné un Allemand,
fut incarcéré à la prison de Remiremont où il se pendit de désespoir.
Il est
certain que l’armée avait entre 1870 et 1914 un immense prestige. Les uniformes
de l’époque, colorés et chamarrés au possible, faisaient sensation auprès des
civils. Les cuirasses rutilantes, les casques à crinières, les dolmans, les
sabres, les épaulettes en imposaient à tous. Tous ces attributs de l’armée
étaient soignés, entretenus grâce à une discipline rigoureuse dont les règles
étaient appliquées à la lettre. « To
reluait, to briquait » (tout reluisait, tout
brillait), comme disait un vieux soldat de La Vaivre
que j’ai connu dans mon enfance et dont le surnom était Tambour.
Il est
possible que ce prestige de l’uniforme ait en partie incité mon père à
s’engager dans l’armée en 1913. Jeune garçon, il avait vu, à Villers-la-Ville
et dans la région de Villersexel, les grandes manœuvres auxquelles assistaient
des observateurs étrangers, allemands, autrichiens, italiens, anglais. Ce
déploiement de troupes, les charges de cavalerie, les tirs d’artillerie
mettaient en effervescence ces villages de Haute-Saône situés non loin de
Montbéliard et de Belfort. Ce Kriegsspiel (jeu guerrier) donna au garçon sportif qu’était
mon père l’idée d’y participer, d’autant plus qu’il recevait à l’École primaire
supérieure de Luxeuil une formation paramilitaire
très poussée. Après avoir passé le Brevet
de capacité pour l’enseignement primaire le 18 juin 1913, il s’engagea donc
pour trois ans le 6 octobre de la même année. Afin d’avoir plus de loisirs à la
caserne, il choisit comme arme l’infanterie, d’une part afin de ne pas avoir de
chevaux à soigner, d’autre part en raison de ses capacités de tireur. Il avait
reçu le prix de la société de tir La Luxovienne,
dont il était membre de 1911 à 1913.
Quand il
fut incorporé au 35ème régiment d’infanterie de Belfort, à l’automne
1913, il ignorait qu’il ne quitterait l’état militaire qu’en 1919, et après
bien des épreuves. Il semble s’être rapidement acclimaté à Belfort. Sa nouvelle
vie ne différait sans doute pas beaucoup de son existence à l’internat. Il
pouvait pratiquer les mêmes exercices physiques qu’à Luxeuil,
gymnastique suédoise, agrès, saut, course, tir au fusil Lebel, marche à pied.
Seul le décor changeait : la gymnastique aux agrès se faisait à la caserne
Friedrich et non à la société La Luxovienne,
les séances de tir n’avaient plus lieu au stand de la route de Fontaine et les
marches ne se déroulaient plus dans les forêts du Banney
et des Sept Chevaux.
Grâce à ses
performances et à son aptitude à lire les cartes d’état-major, mon père fut
rapidement nommé caporal. Au printemps de 1914, le régiment partit avec armes
et bagages s’entraîner au camp du Valdahon, dans le Doubs. Il reste de cet épisode
trois cartes postales prises au cours des étapes et adressées à mon grand-père
et à mon oncle, alors élève à Luxeuil. On y voit mon
père en tenue de campagne, au milieu de sa section.
Le 28 juin,
à Sarajevo en Bosnie, un patriote serbe assassina l’archiduc
François-Ferdinand, déclenchant ainsi l’avalanche qui entraîna l’Europe dans la
guerre. Le 28 juillet, les gendarmes de Villersexel apportèrent à mon père, qui
était en permission, l’ordre de mobilisation. Le 29, il écrivit à ses parents,
de Belfort, une lettre qui se voulait rassurante : la situation
internationale s’arrangeait, l’Autriche acceptait une médiation, dans deux
jours on ne parlerait plus de la guerre, le dimanche suivant il retournerait en
permission. Mais en même temps il décrivait la situation à Belfort, les queues
devant la Caisse d’épargne et la lecture des dernières dépêches, les mères
embrassant leurs fils à la porte du quartier, les préparatifs dans les
casernements. Nouvelle lettre le 31 juillet après-midi : alerte la nuit
précédente, distribution des cartouches, concentration des troupes à la
frontière « pour parer à toute
éventualité de la part de Messieurs les Allemands », réquisition
des chevaux, passage de civils en Suisse.
Ces lignes
sont un témoignage de l’état psychologique des jeunes soldats de cette époque,
pris entre le sentiment de la gravité de la situation et leur sens du devoir
patriotique. «…tous les soldats sont
heureux, mais c’est peut-être un peu de fanfaronnade…» Ils ne partaient pas
précisément la fleur au fusil, comme on l’a souvent écrit, mais avec la
certitude de vaincre et la volonté de surmonter toutes les épreuves. «…entre tous et comme tous je ferai mon
devoir, content puisque je l’ai voulu, je marcherai sus à l’ennemi et comme
cela j’espère bien m’en tirer à bon compte ». Naïveté touchante d’un jeune
de 19 ans préoccupé moins de son propre sort que de rassurer ses parents. Il en
sera de même dans presque toutes ses lettres jusqu’en 1918.
Mais, le 1er
août, l’espoir exprimé dans la lettre en question d’ « aller taquiner les vieilles truites du Scey »
est définitivement ruiné. L’Allemagne mobilise et déclare la guerre à la
Russie. Ce jour-là, mon grand-père envoie à son fils une missive d’une certaine
solennité, signée de toute la famille, pour lui faire parvenir un mandat de 20
francs et l’assurer de l’affection de tous. Le 3 août, l’Allemagne déclare la
guerre à la France, et commence à appliquer le « Plan Schlieffen » de
guerre-éclair à l’ouest.
Pendant que
l’armée allemande attaque par la Belgique, l’infanterie belfortaine entre en
Alsace. Le 6 août, le 35 perd le premier de ses 3000 officiers, sous-officiers
et soldats tombés au champ d’honneur de 1914 à 1918. Le 7 août, il prend Burnhaupt, entre le 8 à Mulhouse sous le commandement de
son colonel de Mac-Mahon, fils du maréchal. Succès éphémère, car la ville sera,
les jours suivants, âprement disputée.
Mon père a
souvent raconté ce premier épisode de la guerre, le repli des troupes
allemandes vers le Rhin, dans la forêt de la Harth, la prise de l’Île Napoléon,
l’encerclement de 17000 Français, leur retraite et leur contre-attaque à la
baïonnette pour prendre Dornach. Les pertes étaient sensibles. Dans l’escouade
de mon père, sept hommes furent tués ou blessés. C’est dans ces circonstances
qu’il ramena à l’arrière, sur son dos, son camarade Morizot,
qui ne manquait pas de rappeler ce haut fait chaque fois qu’il en avait
l’occasion. Autre épisode moins dramatique : mon père racontait qu’au
cours d’une patrouille en direction du Rhin, il était entré dans un café
complètement désert, y avait bu de la bière et fait marcher le piano mécanique…
Dans une
lettre du 21 août, envoyée de Mulhouse, il écrit que son unité est logée dans
le parc d’un château abandonné et contenant « au
moins 1000 bouteilles de vin bouché » et « quantité de bonnes choses ». Les Alsaciens soignent les
Français « à la perfection », mais craignent les représailles des
Prussiens, qui « fusillent sans
pitié ».
Une lettre
du 17 août, griffonnée sur un bout de papier, signale par ailleurs qu’à Riedisheim
les habitants tiraient la nuit de toutes les fenêtres sur les Français, qui ne
savaient plus où se mettre. Ces deux lettres, celle du 17 et celle du 21 août,
font état de conditions de vie sans aucun rapport avec la vie de château :
les nuits dans les fossés ou les bois, le long de la rivière du côté de
Dornach, les pertes subies par le 35ème et le 42ème
régiments d’infanterie, « les
pauvres amis de mon escouade, tous de la Haute-Saône, qui viennent de mourir
pour tout ce qu’il y a derrière eux, pour la France… » Cela n’empêche
pas mon père de s’enquérir des faits et gestes de ses parents, de leurs pensées
(« Que fait ma maman ? Elle
doit songer souvent à moi »), et de la situation internationale.
L’opinion
espérait encore à cette époque une guerre courte. Guillaume II avait promis aux
soldats allemands qu’ils rentreraient à la maison avant la chute des feuilles.
Mais pendant que les troupes de Belfort remportaient en Alsace des succès qui
soulevaient en France d’immenses espoirs, l’armée von
Kluck descendait en direction de Paris, et Joffre décidait le 24 août la
retraite générale. Le 35ème fut aussitôt transporté vers la Somme et
le 28 août l’unité de mon père se retrouva à Villers-Bretonneux,
près d’Amiens, pour reculer…jusqu’à
Mon père
resta deux mois à l’hospice de Coutances, d’où il écrivit à ses parents dès le
11 septembre, et où il reçut les jours suivants la visite de mon grand-père.
C’est le plus long voyage que mon grand-père ait jamais fait. Il le racontait
parfois, mais les détails m’échappent un peu, à part l’encombrement des trains
en cette période de guerre – la bataille de la Marne était en cours. Il en a tout de même profité pour visiter la
cathédrale de Coutances et voir la mer, la seule fois dans son existence, et
aussi pour goûter le calvados, qu’il trouvait trop fort en alcool.
« Je suis tombé dans une
agréable petite ville normande, écrivait mon père dans sa carte du 11
septembre, où les habitants sont pleins de bonté et d’un grand soin pour les
blessés ».
Il se
disait heureux d’avoir pour un moment échappé « à la tourmente qui tue, assomme ou broie sans pitié »,
mais regrettait de ne pouvoir aller en convalescence auprès de sa famille, trop
proche de la frontière.
Il garda
toujours un excellent souvenir des Dames Augustines, auxquelles il rendit
visite en 1921 avec ma mère. Sa blessure nécessita de longs mois de
convalescence, car elle entraîna une « paralysie cubitale » qui
l’empêcha de retourner au feu jusqu’en mars 1916. Il resta plusieurs mois à
Besançon, au fort Bregille et au casino, puis à Lyon,
où il sortait souvent en ville et se promenait en auto avec son camarade Faure
(les voitures étaient choses rares à l’époque !) Bien entendu, il se
plaignait de manquer d’argent et de courrier, notamment de la part de son frère
et de son oncle Joseph de Corbenay, qui ne lui
envoyait pas un sou. Signe des temps : ma grand-mère et mon oncle
commencèrent à cette époque à tutoyer mon père dans leurs lettres. Seul mon
grand-père ne pouvait « se défaire de ses bonnes habitudes ». Et mon
père d’ajouter le 5 avril 1915 qu’il était assez grand pour que ses parents
puissent lui dire tu.
Après son
séjour à Lyon, il revint à Besançon au 60ème régiment d’infanterie,
dans les caves du fort Bregille, et passa un examen
de moniteur de gymnastique. La bataille de Verdun ayant débuté en février 1916,
il fut renvoyé au front pour y apprendre le métier de pionnier. Il fut donc
affecté à la Compagnie Hors Rang du 35, grâce à son ami le lieutenant
Ferry, et partit au camp de Mailly (Aube) pour y
subir l’entraînement nécessaire. Au début de cette année 1916, son moral était
bon. Son oncle Pol,
rencontré
au front, fait de grands compliments de son neveu dans une lettre adressée en
janvier à mes grands-parents. Paul a fait honneur, écrit l’oncle, à un lapin
rôti à la cuisine du cantonnement. Le 1er avril, les religieuses de
Coutances l’assurent de leurs ferventes prières.
Ces pieuses
et braves personnes ne pouvaient intercéder plus à propos auprès du Bon Dieu et
de la Sainte Vierge. Le 21 février, jour de la grande offensive allemande
devant Verdun, le 35 était en position sur la côte du Poivre, juste derrière le
Bois des Caures, où le colonel Driant tomba le
premier jour à la tête de ses chasseurs à pied. Peu après, le lieutenant-colonel
Delaperche, commandant le 35, fut tué à son tour lors
d’une contre-attaque, qui valut au régiment une citation à l’ordre de l’armée.
J’ai encore
en mémoire les noms des secteurs de Verdun où mon père fut engagé pendant la
seconde phase de la bataille, entre avril et juillet ; lutte d’usure,
guerre de matériel qui donna à cette confrontation le caractère terrible que
l’on sait : ravin et bois de la Caillette, ravin de la Mort, bois Fumin, étang de Vaux entre Vaux et Douaumont, fort et
tunnel de Tavannes au sud du fort de Vaux. Le tunnel
de Tavannes explosa quelques jours après le départ du
35.
Les lettres
écrites par mon père en cette période sont édifiantes. Elles expriment joie et
tristesse, joie de recevoir parfois des nouvelles des parents, tristesse de
vivre sous les bombardements continuels, à
La relève
tant promise finit par arriver. Le 35 fut envoyé au repos dans les Vosges, mais
en juillet il fut dirigé sur la Somme, en vue d’une offensive censée soulager
le front de Verdun. Selon les anciens combattants, ce fut pire encore que les
affrontements précédents. À la ferme du Bois Labbé,
près de Péronne, les feux de barrage étaient si intenses qu’il était impossible
d’enlever les centaines de morts et de blessés gisant sur le terrain. Trois
camarades de mon père, tués par un obus français, tombèrent sur lui. Il les
enterra tout seul.
D’autres
devenaient fous ou refusaient de se battre. C’était le cas de Léon P., de
Villers-la-Ville, dont les deux frères avaient été tués.
Le 21
juillet, mon père écrit à ses parents : son unité est mêlée à des troupes
anglaises ; il espère, une fois encore, en sortir, peut-être avec une
« blessure-filon ». Le 27, il est à
« …c’est miracle si Léon et
moi-même sommes revenus debout de la fournaise tant les cinq jours que le
Le 1er
novembre 1916, le décor et l’humeur ont changé. Mon père est à
Ville-sur-Tourbe, à l’ouest de l’Argonne, dans la cave de la poste. Il a pour
mission de commander les patrouilles qui empêchent les poilus de quitter les
tranchées sans motif, de circuler sans casques et sans masques à gaz. Il
signale les passages d’avions et impose le camouflage des lumières. Planque
provisoire qui permet d’acheter du vin et de porter de jolies
« godasses » américaines, ainsi que d’élégantes bandes molletières
(lettre à son frère du 1er novembre).
Au début de
1917, le 35 est toujours dans la région de Sainte-Menehould, Massiges, Ville-sur-Tourbe. Le 50ème régiment
territorial étant à nouveau dans les parages, mon père rencontre une nouvelle
fois son cher oncle Pol. Le lendemain, c’est le départ pour le camp de Mailly, où les soldats s’entraînent au tir dans des
murailles de neige. Cet hiver-là était très froid. Le vin, paraît-il, gelait
dans les bidons. Le général Nivelle, successeur de Joffre et prédécesseur de
Pétain, préparait une grande offensive dans l’Aisne et en Champagne, offensive
qui devait être fatale à mon père, et plus encore à beaucoup d’autres.
Le 35 fut
donc expédié à Reims pour préparer l’attaque. Il monta en ligne le 15 avril
pour déclencher l’opération le 16 à 6 heures du matin, dans un secteur de
marais et de canaux. Promu au grade de sergent en février, mon père fut chargé
d’aller chercher le colonel pour le conduire sur la ligne de feu. Il partit
armé, mais sans sac, du côté de Berry-au-Bac, entre Reims et le
Chemin-des-Dames. Son unité fit bientôt 24 prisonniers, complètement surpris
dans leurs tranchées. Certains n’avaient pas encore enfilé leurs bottes. Ils
donnèrent des cigares aux Français. L’avance se poursuivit, mais le soir il
fallut se replier. C’est l’après-midi que mon père fut blessé à la cuisse par
un obus. Il parvint à se traîner sur plusieurs centaines de mètres, fut pansé
par un infirmier, mais ne put échapper à la contre-attaque allemande. Le 42ème
régiment d’infanterie lança ensuite une contre-attaque sans pouvoir reprendre
le terrain perdu, de sorte que les blessés qui étaient au poste de secours
furent tous faits prisonniers, le long d’une voie ferrée sur la commune de Brimont, près de Berméricourt.
Ils durent
attendre le 21 avril pour être évacués, au cours d’une trêve de quelques
heures. Selon une lettre envoyée le 10 mai à mes grands-parents par un camarade
de mon père qui l’avait vu au poste de secours, sa blessure n’était pas
mortelle, mais il souffrait beaucoup et avait de la fièvre. Son camarade
espérait qu’il ne serait pas achevé par les « barbares », et
précisait que les Français, eux, n’achevaient jamais les blessés. Même son de
cloche dans la famille Nurdin, d’après les lettres
adressées à mes grands-parents par l’oncle Joseph, de Corbenay,
pour lequel être blessé et prisonnier représentait le plus grand des malheurs.
Mon père
lui-même ne s’est jamais plaint des « barbares ». Ceux-ci
l’évacuèrent le 21 avril dans une ambulance hippomobile, puis en péniche
jusqu’à Rethel, où il fut opéré, transféré dans un train sanitaire bombardé le
soir par les avions français, et transporté à Trèves. Il y fut soigné pendant
quelques semaines à l’hôpital militaire de la Barbarakaserne,
non
loin de la Mariensäule qui domine la Moselle.
Il y reçut la visite des délégués de la Mission catholique suisse de Fribourg
et du Comité international de la Croix-Rouge de Genève. Il fut ensuite
transféré à l’hôpital du camp de Limburg-an-der-Lahn, à l’est de Coblence, camp
peu confortable au cours de l’hiver 1917-1918. Bien que les gradés ne fussent
pas obligés de travailler, on l’occupa cependant momentanément au tri des colis
à la poste, ce qui lui apporta quelques aliments rares et bienvenus, comme du
chocolat. Le ravitaillement était en effet la principale préoccupation des
prisonniers, car la pénurie touchait de plus en plus l’Allemagne. Les lettres
adressées par mon père à ses parents traitent essentiellement du problème des
colis envoyés par les familles ou par diverses associations. Elles demandent
aussi davantage de nouvelles de la famille et expriment toute l’affection que
le jeune homme avait pour les siens, qu’il cherchait à rassurer et à
encourager. Il est vrai que les Allemands avaient en France une bien fâcheuse
réputation.
Le camp de
Limburg eut du moins l’avantage de permettre à mon père de nouer une
indéfectible amitié avec un grand blessé originaire de la Haute-Marne, Paul Trélat, qui fut rapatrié par la Suisse au début de 1918. Je
suis allé à Limburg avec mes parents dans les années 1960. Du camp, il ne
restait plus que le cimetière russe.
Le 1er
mai 1918, la Croix-Rouge de Genève avisa mes grands-parents que leur fils avait
été évacué vers le camp de Parchim, dans le
Mecklembourg.
Il y avait là des Russes, des Serbes, des
Anglais, et le marché noir était florissant. Les Russes, qui travaillaient aux
champs, rapportaient des pommes de terre et des asperges qu’ils échangeaient
contre du pain. Les Anglais, dont le camarade de mon père Maurice Liberman, de Liverpool, recevaient des colis de thé et de
pudding. Le tabac était une monnaie d’échange très recherchée. La situation
économique de l’Allemagne empirant sans cesse, les paysans cachaient leurs
produits pour échapper aux réquisitions. La nourriture du camp était
désastreuse, le pain K.K. (Königlich-Kaiserlich) infect. Une sorte de choléra sévissait.
Pour y échapper, mon père couchait sur le sable, sous une tente. C’est alors
qu’il fut victime d’un empoisonnement du sang qui entraîna la perte presque
totale de la vision de l’œil droit. Il fut soigné à Rostock, ville
universitaire située sur la Baltique. Ayant demandé à la directrice de
l’hôpital l’autorisation d’être rapatrié par la Suisse, il apprit que la fin de
la guerre était proche. Malgré la propagande de guerre, les prisonniers
n’ignoraient pas la situation, d’autant plus que les révolutionnaires de la Ligue
spartakiste (Spartakusbund)
leur donnaient des journaux et des cartes. Partie des ports de guerre, la
révolution atteignit vite le camp de Parchim, où
partisans et adversaires de l’empereur se battaient la nuit à coups de fusils.
Les prisonniers restèrent neutres dans cette affaire, ce qui n’empêcha pas les
gardiens de mettre mon père en cellule après l’armistice parce qu’il avait
quitté le camp avec un copain.
La guerre
était finie depuis le 11 novembre, mais deux mois se passèrent encore jusqu’au
rapatriement. Les prisonniers tuaient le temps en se promenant et en jouant aux
cartes. Début janvier 1919, ils furent transportés à Warnemünde, le port de
Rostock, et embarqués avec des Anglais sur un torpilleur. Mon père a toujours
raconté qu’il avait failli manquer le bateau parce qu’il se promenait avec un
copain sur la plage et bavardait avec une Allemande qui savait le français. Il
arriva cependant sain et sauf à Copenhague, où il resta une semaine avec des
soldats danois avant de se réembarquer pour Aarhus par le détroit d’Elseneur et
de gagner, par le Kattegat et le Skagerrak, le sud de l’Angleterre, toute cette
traversée n’étant pas exempte de dangers à cause des mines qui parsemaient la
Baltique et la mer du Nord.
Heureusement
rentré en France après cette odyssée, il regagna la Haute-Saône en locomotive,
et après cinq ans et quatre mois d’armée.
Ces
souvenirs de guerre font aussi partie intégrante de mes propres souvenirs, car
j’en ai entendu le récit pendant soixante ans. Étant enfant, j’ai visité les
champs de bataille d’Alsace, de Lorraine, en particulier de Verdun, où mon père
m’a emmené avec mes grands-parents. Au début des années 30, le spectacle était
encore impressionnant. Les anciens combattants faisaient de fréquents
pèlerinages à Douaumont ou ailleurs. Beaucoup d’entre eux, notamment les
« gueules cassées », étaient handicapés pour la vie. Quant à mon
père, je l’ai connu dans mon enfance avec, au poignet, une enflure qui disparut
un jour subitement. C’était une séquelle de sa blessure de 1914. Il se
plaignait parfois de ses blessures à la jambe et ne récupéra jamais une vision
normale de l’œil droit, ce qui ne l’empêcha pas de conduire, mais l’obligea à
tirer à gauche avec son fusil de chasse.
La
République le récompensa en lui accordant une assez forte pension militaire,
neuf décorations dont la Médaille militaire, la Croix de guerre avec palme et
la Légion d’honneur, ainsi qu’une citation à l’ordre de l’armée avec le motif
suivant :
« Sergent pionnier de tout premier ordre, sous-officier
modèle, intelligent, courageux et très dévoué, a toujours eu au feu une
attitude exemplaire. Blessé très grièvement à la cuisse gauche le 16 avril 1917
près de Berméricourt, a été abandonné sur le terrain
et fait prisonnier cinq jours après. A perdu l’œil droit à la suite d’un
empoisonnement du sang ».