Chapitre 3

 

Traditions militaires

 

 

Il est difficile, voire impossible aujourd’hui d’imaginer la place que tenait la chose militaire avant 1914 et même après 1918 dans le pays de ma naissance. À deux pas de la « ligne bleue des Vosges » et à l’époque de la grande confrontation franco-allemande, le militarisme régnait là-bas plus encore qu’ailleurs en France, si bien que sans beaucoup d’exagération ces régions de l’Est auraient pu être appelées la « Prusse française ».

Même après la Première Guerre mondiale, les villes-forteresses de Metz, qui avait été annexée à l’Empire allemand en 1871, et de Belfort, qui avait échappé à l’annexion, étaient pleines à craquer de troupes de toutes armes. Toutes les petites villes des Vosges avaient leurs bataillons de chasseurs à pied, et la Haute-Saône était plutôt spécialisée dans la cavalerie, avec des chasseurs à cheval à Vesoul, des hussards à Gray, des dragons à Lure.

Pour les jeunes gens de la campagne, le service militaire était la plupart du temps la grande affaire de leur vie, la seule occasion de quitter leur lieu d’origine, surtout s’ils étaient engagés dans les guerres coloniales. Ils ne manquaient pas de se faire photographier dans les uniformes rutilants de l’époque et, le cas échéant, de suspendre leur portrait dans le poêle de leur ferme. Avant 1914, le conseil de révision revêtait beaucoup de solennité, de même que le départ sous les drapeaux. Les conscrits de Fougerolles assistaient à une messe, au cours de laquelle le curé bénissait le drapeau de la classe, et ils entonnaient l’hymne à la gloire de Dieu et de la Patrie intitulé Enfants de France. Citons le refrain de ce chant très édifiant :

« Enfants de France

Notre espérance

Vers l’avenir concentre nos efforts

Fils de l’Église

Notre devise

C’est l’unité qui seule fait les forts. »

La flamme patriotique était entretenue dans la famille Leyval par ma tante Gabrielle et par maman. C’est par elles que j’ai appris dès mon plus jeune âge les chants guerriers de la Troisième République comme Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, Le Chant du Départ, Le rêve passe.

Ma mère avait appris tous ces airs à l’École Normale avant 1914 et enseignait certains d’entre eux à ses élèves.

Les sobriquets militaires étaient nombreux à Fougerolles. Certaines familles s’appelaient Soldat, Tambour, Dragon, Sous-off ou Capitaine, d’autres Caporal, Sergent, l’Artilleur ou Chasseur. Le surnom de Tonkin rappelait la conquête de l’Indochine, et le Cosaque n’était autre que mon ancêtre Nurdin parti en 1812 avec la Grande Armée.

Cela dit, quelques hommes de la famille ont échappé au service militaire, soit qu’ils aient été dispensés pour avoir tiré le bon numéro comme mon grand-père Henri Nurdin, dit Henri du Cosaque, soit qu’ils se soient rachetés comme son père Isidore Nurdin, qui vendit un champ pour éviter de partir pour sept ans sous Napoléon III. Ma grand-mère Marie a connu son grand-père, qui s’était marié pour ne pas être mobilisé sous Napoléon I. Car si les jeunes campagnards étaient fiers de servir sous l’uniforme, l’exploitation de leurs terres était une priorité absolue. Quant aux autres, ceux qui n’avaient rien, ils s’engageaient comme remplaçants et gagnaient ainsi un peu d’argent. Plusieurs cousins de ma grand-mère sont ainsi partis faire les guerres coloniales, avant de revenir au pays avec une petite pension militaire.

Tout cela était le sujet de conversations et de récits interminables, dans lesquels les anciens combattants narraient leurs campagnes militaires, en particulier au cours des banquets. La mémoire collective pouvait d’ailleurs remonter bien avant la guerre de 1914, jusqu’à celle de 1870 et même avant. Mon père disait avoir connu dans son enfance à Villers-la-Ville un vétéran de la Guerre d’Italie, le père Frachebois, qui racontait qu’il avait tiré au canon sur le clocher de Magenta. Dans la région, les anciens évoquaient parfois la bataille de Villersexel, livrée en janvier 1871 par le général Bourbaki contre l’armée prussienne de von Werder, combat au cours duquel le château du marquis de Grammont avait été incendié. Aux dires des anciens, « le sang coulait à flots dans la rue des Fossés ».

Dans la famille, de vieilles histoires rappelaient la Guerre de 1870. Il était question, à La Vaivre, des francs-tireurs d’Aillevillers, et du bœuf de Doudoule, le père de ma grand-mère Marie, que les Allemands avaient réquisitionné. À Fougerolles, mon grand-père François Leyval, qui n’avait pas servi sous Napoléon III, fut mobilisé après Sedan, probablement au siège de Belfort, ou peut-être dans l’armée de Bourbaki. On racontait dans la famille que le coq qui manquait sur le toit de l’ancien moulin banal dans la propriété Leyval avait été abattu d’un coup de fusil par un soldat prussien, et, à tort ou à raison, on reliait cette affaire à la dramatique histoire d’un Fougerollais appelé le (le Coq), qui, accusé d’avoir assassiné un Allemand, fut incarcéré à la prison de Remiremont où il se pendit de désespoir.

Il est certain que l’armée avait entre 1870 et 1914 un immense prestige. Les uniformes de l’époque, colorés et chamarrés au possible, faisaient sensation auprès des civils. Les cuirasses rutilantes, les casques à crinières, les dolmans, les sabres, les épaulettes en imposaient à tous. Tous ces attributs de l’armée étaient soignés, entretenus grâce à une discipline rigoureuse dont les règles étaient appliquées à la lettre. « To reluait, to briquait » (tout reluisait, tout brillait), comme disait un vieux soldat de La Vaivre que j’ai connu dans mon enfance et dont le surnom était Tambour.

Il est possible que ce prestige de l’uniforme ait en partie incité mon père à s’engager dans l’armée en 1913. Jeune garçon, il avait vu, à Villers-la-Ville et dans la région de Villersexel, les grandes manœuvres auxquelles assistaient des observateurs étrangers, allemands, autrichiens, italiens, anglais. Ce déploiement de troupes, les charges de cavalerie, les tirs d’artillerie mettaient en effervescence ces villages de Haute-Saône situés non loin de Montbéliard et de Belfort. Ce Kriegsspiel (jeu guerrier) donna au garçon sportif qu’était mon père l’idée d’y participer, d’autant plus qu’il recevait à l’École primaire supérieure de Luxeuil une formation paramilitaire très poussée. Après avoir passé le Brevet de capacité pour l’enseignement primaire le 18 juin 1913, il s’engagea donc pour trois ans le 6 octobre de la même année. Afin d’avoir plus de loisirs à la caserne, il choisit comme arme l’infanterie, d’une part afin de ne pas avoir de chevaux à soigner, d’autre part en raison de ses capacités de tireur. Il avait reçu le prix de la société de tir La Luxovienne, dont il était membre de 1911 à 1913.

Quand il fut incorporé au 35ème régiment d’infanterie de Belfort, à l’automne 1913, il ignorait qu’il ne quitterait l’état militaire qu’en 1919, et après bien des épreuves. Il semble s’être rapidement acclimaté à Belfort. Sa nouvelle vie ne différait sans doute pas beaucoup de son existence à l’internat. Il pouvait pratiquer les mêmes exercices physiques qu’à Luxeuil, gymnastique suédoise, agrès, saut, course, tir au fusil Lebel, marche à pied. Seul le décor changeait : la gymnastique aux agrès se faisait à la caserne Friedrich et non à la société La Luxovienne, les séances de tir n’avaient plus lieu au stand de la route de Fontaine et les marches ne se déroulaient plus dans les forêts du Banney et des Sept Chevaux.

Grâce à ses performances et à son aptitude à lire les cartes d’état-major, mon père fut rapidement nommé caporal. Au printemps de 1914, le régiment partit avec armes et bagages s’entraîner au camp du Valdahon, dans le Doubs. Il reste de cet épisode trois cartes postales prises au cours des étapes et adressées à mon grand-père et à mon oncle, alors élève à Luxeuil. On y voit mon père en tenue de campagne, au milieu de sa section.

 

Le 28 juin, à Sarajevo en Bosnie, un patriote serbe assassina l’archiduc François-Ferdinand, déclenchant ainsi l’avalanche qui entraîna l’Europe dans la guerre. Le 28 juillet, les gendarmes de Villersexel apportèrent à mon père, qui était en permission, l’ordre de mobilisation. Le 29, il écrivit à ses parents, de Belfort, une lettre qui se voulait rassurante : la situation internationale s’arrangeait, l’Autriche acceptait une médiation, dans deux jours on ne parlerait plus de la guerre, le dimanche suivant il retournerait en permission. Mais en même temps il décrivait la situation à Belfort, les queues devant la Caisse d’épargne et la lecture des dernières dépêches, les mères embrassant leurs fils à la porte du quartier, les préparatifs dans les casernements. Nouvelle lettre le 31 juillet après-midi : alerte la nuit précédente, distribution des cartouches, concentration des troupes à la frontière « pour parer à toute éventualité de la part de Messieurs les Allemands », réquisition des chevaux, passage de civils en Suisse.

Ces lignes sont un témoignage de l’état psychologique des jeunes soldats de cette époque, pris entre le sentiment de la gravité de la situation et leur sens du devoir patriotique. «…tous les soldats sont heureux, mais c’est peut-être un peu de fanfaronnade…» Ils ne partaient pas précisément la fleur au fusil, comme on l’a souvent écrit, mais avec la certitude de vaincre et la volonté de surmonter toutes les épreuves. «…entre tous et comme tous je ferai mon devoir, content puisque je l’ai voulu, je marcherai sus à l’ennemi et comme cela j’espère bien m’en tirer à bon compte ». Naïveté touchante d’un jeune de 19 ans préoccupé moins de son propre sort que de rassurer ses parents. Il en sera de même dans presque toutes ses lettres jusqu’en 1918.

Mais, le 1er août, l’espoir exprimé dans la lettre en question d’ « aller taquiner les vieilles truites du Scey » est définitivement ruiné. L’Allemagne mobilise et déclare la guerre à la Russie. Ce jour-là, mon grand-père envoie à son fils une missive d’une certaine solennité, signée de toute la famille, pour lui faire parvenir un mandat de 20 francs et l’assurer de l’affection de tous. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France, et commence à appliquer le « Plan Schlieffen » de guerre-éclair à l’ouest.

Pendant que l’armée allemande attaque par la Belgique, l’infanterie belfortaine entre en Alsace. Le 6 août, le 35 perd le premier de ses 3000 officiers, sous-officiers et soldats tombés au champ d’honneur de 1914 à 1918. Le 7 août, il prend Burnhaupt, entre le 8 à Mulhouse sous le commandement de son colonel de Mac-Mahon, fils du maréchal. Succès éphémère, car la ville sera, les jours suivants, âprement disputée.

Mon père a souvent raconté ce premier épisode de la guerre, le repli des troupes allemandes vers le Rhin, dans la forêt de la Harth, la prise de l’Île Napoléon, l’encerclement de 17000 Français, leur retraite et leur contre-attaque à la baïonnette pour prendre Dornach. Les pertes étaient sensibles. Dans l’escouade de mon père, sept hommes furent tués ou blessés. C’est dans ces circonstances qu’il ramena à l’arrière, sur son dos, son camarade Morizot, qui ne manquait pas de rappeler ce haut fait chaque fois qu’il en avait l’occasion. Autre épisode moins dramatique : mon père racontait qu’au cours d’une patrouille en direction du Rhin, il était entré dans un café complètement désert, y avait bu de la bière et fait marcher le piano mécanique…

Dans une lettre du 21 août, envoyée de Mulhouse, il écrit que son unité est logée dans le parc d’un château abandonné et contenant « au moins 1000 bouteilles de vin bouché » et « quantité de bonnes choses ». Les Alsaciens soignent les Français « à la perfection », mais craignent les représailles des Prussiens, qui « fusillent sans pitié ».

Une lettre du 17 août, griffonnée sur un bout de papier, signale par ailleurs qu’à Riedisheim les habitants tiraient la nuit de toutes les fenêtres sur les Français, qui ne savaient plus où se mettre. Ces deux lettres, celle du 17 et celle du 21 août, font état de conditions de vie sans aucun rapport avec la vie de château : les nuits dans les fossés ou les bois, le long de la rivière du côté de Dornach, les pertes subies par le 35ème et le 42ème régiments d’infanterie, « les pauvres amis de mon escouade, tous de la Haute-Saône, qui viennent de mourir pour tout ce qu’il y a derrière eux, pour la France… » Cela n’empêche pas mon père de s’enquérir des faits et gestes de ses parents, de leurs pensées (« Que fait ma maman ? Elle doit songer souvent à moi »), et de la situation internationale.

L’opinion espérait encore à cette époque une guerre courte. Guillaume II avait promis aux soldats allemands qu’ils rentreraient à la maison avant la chute des feuilles. Mais pendant que les troupes de Belfort remportaient en Alsace des succès qui soulevaient en France d’immenses espoirs, l’armée von Kluck descendait en direction de Paris, et Joffre décidait le 24 août la retraite générale. Le 35ème fut aussitôt transporté vers la Somme et le 28 août l’unité de mon père se retrouva à Villers-Bretonneux, près d’Amiens, pour reculer…jusqu’à 20 kilomètres de Paris. C’est au cours de la bataille de l’Ourcq, du 5 au 9 septembre, livrée par l’armée Maunoury contre l’armée von Kluck, que mon père fut blessé le 6 septembre à Bouillancy (Oise), au sud de Crépy-en-Valois. Il eut l’avant-bras gauche traversé par une balle tirée d’un bois où les Allemands s’étaient camouflés. Évacué vers un poste d’infirmerie de campagne avec un Fougerollais, il fut transféré à Coutances (Manche) dans un hôpital complémentaire tenu par une communauté de Dames Augustines. Mes grands-parents furent officiellement prévenus par la préfecture de Vesoul le…26 octobre. À cette date, il y avait belle lurette que la nouvelle de l’hospitalisation de leur fils leur était parvenue, et d’abord par l’intermédiaire d’une personne de l’Eure qui venait de voir passer le train de mon père. Celui-ci était, précise-t-elle, « gai et courageux ». Il avait échappé à la bataille de la Marne et pouvait se reposer un peu des fatigues endurées depuis un mois, sans compter les dangers et les privations, car l’intendance ne suivait pas toujours. Les troupes en campagne étaient parfois forcées de mener une vie de maraudeurs ou de « chenapans », ce terme emprunté à l’allemand Schnapphahn désignant ceux qui dérobent la volaille des autres. Mais « à la guerre comme à la guerre ».

Mon père resta deux mois à l’hospice de Coutances, d’où il écrivit à ses parents dès le 11 septembre, et où il reçut les jours suivants la visite de mon grand-père. C’est le plus long voyage que mon grand-père ait jamais fait. Il le racontait parfois, mais les détails m’échappent un peu, à part l’encombrement des trains en cette période de guerre – la bataille de la Marne était en cours.  Il en a tout de même profité pour visiter la cathédrale de Coutances et voir la mer, la seule fois dans son existence, et aussi pour goûter le calvados, qu’il trouvait trop fort en alcool.

« Je suis tombé dans une agréable petite ville normande, écrivait mon père dans sa carte du 11 septembre, où les habitants sont pleins de bonté et d’un grand soin pour les blessés ».

Il se disait heureux d’avoir pour un moment échappé « à la tourmente qui tue, assomme ou broie sans pitié », mais regrettait de ne pouvoir aller en convalescence auprès de sa famille, trop proche de la frontière.

Il garda toujours un excellent souvenir des Dames Augustines, auxquelles il rendit visite en 1921 avec ma mère. Sa blessure nécessita de longs mois de convalescence, car elle entraîna une « paralysie cubitale » qui l’empêcha de retourner au feu jusqu’en mars 1916. Il resta plusieurs mois à Besançon, au fort Bregille et au casino, puis à Lyon, où il sortait souvent en ville et se promenait en auto avec son camarade Faure (les voitures étaient choses rares à l’époque !) Bien entendu, il se plaignait de manquer d’argent et de courrier, notamment de la part de son frère et de son oncle Joseph de Corbenay, qui ne lui envoyait pas un sou. Signe des temps : ma grand-mère et mon oncle commencèrent à cette époque à tutoyer mon père dans leurs lettres. Seul mon grand-père ne pouvait « se défaire de ses bonnes habitudes ». Et mon père d’ajouter le 5 avril 1915 qu’il était assez grand pour que ses parents puissent lui dire tu.

Après son séjour à Lyon, il revint à Besançon au 60ème régiment d’infanterie, dans les caves du fort Bregille, et passa un examen de moniteur de gymnastique. La bataille de Verdun ayant débuté en février 1916, il fut renvoyé au front pour y apprendre le métier de pionnier. Il fut donc affecté à la Compagnie  Hors Rang du 35, grâce à son ami le lieutenant Ferry, et partit au camp de Mailly (Aube) pour y subir l’entraînement nécessaire. Au début de cette année 1916, son moral était bon. Son oncle Pol,

rencontré au front, fait de grands compliments de son neveu dans une lettre adressée en janvier à mes grands-parents. Paul a fait honneur, écrit l’oncle, à un lapin rôti à la cuisine du cantonnement. Le 1er avril, les religieuses de Coutances l’assurent de leurs ferventes prières.

Ces pieuses et braves personnes ne pouvaient intercéder plus à propos auprès du Bon Dieu et de la Sainte Vierge. Le 21 février, jour de la grande offensive allemande devant Verdun, le 35 était en position sur la côte du Poivre, juste derrière le Bois des Caures, où le colonel Driant tomba le premier jour à la tête de ses chasseurs à pied. Peu après, le lieutenant-colonel Delaperche, commandant le 35, fut tué à son tour lors d’une contre-attaque, qui valut au régiment une citation à l’ordre de l’armée.

J’ai encore en mémoire les noms des secteurs de Verdun où mon père fut engagé pendant la seconde phase de la bataille, entre avril et juillet ; lutte d’usure, guerre de matériel qui donna à cette confrontation le caractère terrible que l’on sait : ravin et bois de la Caillette, ravin de la Mort, bois Fumin, étang de Vaux entre Vaux et Douaumont, fort et tunnel de Tavannes au sud du fort de Vaux. Le tunnel de Tavannes explosa quelques jours après le départ du 35.

Les lettres écrites par mon père en cette période sont édifiantes. Elles expriment joie et tristesse, joie de recevoir parfois des nouvelles des parents, tristesse de vivre sous les bombardements continuels, à 40 mètres sous terre, au milieu d’une « campagne bouleversée, hachée, couverte depuis deux mois des restes de ceux qui, comme nous, ne demandaient qu’à vivre ». « Aucun mot, à l’heure actuelle, ne peut traduire les affres que nous traversons » (3 mai 1916). L’infanterie restait quatre jours en première ligne et redescendait pour quatre jours au repos dans la citadelle souterraine de Verdun. Le 6 mai, le moral est meilleur. Mon père a été relevé et demande à ses parents une fiole de kirsch, une cravate fantaisie et des conserves, car depuis vingt jours il a perdu dix kilos à cause du manque de nourriture et de boisson. Le 6, il annonce la mort de son « copain » le lieutenant Ferry, décoré de la Légion d’honneur avant d’expirer. Le 13, c’est une meilleure nouvelle : l’oncle Pol vient d’arriver à Verdun avec son régiment et il a attendu les unités descendant des tranchées, sachant que le 35 était en ligne. Il a invité son neveu à dîner et lui a donné du linge propre. Ils sont tous deux fatigués. Mon père n’a pas dormi depuis une semaine et l’oncle Pol travaille la nuit à Douaumont. « C’est un brave petit oncle qui m’aime beaucoup, et il cherche lui aussi à vous faire plaisir… », précise une lettre du 15 mai, où nous apprenons que le général est content de la brigade et qu’il a promis des permissions. Deux messages tracés au crayon, comme toutes ces lettres, sur des pages de carnets déchirées demandent l’envoi de papier et d’enveloppes, car sur place « on ne trouve rien, pas même de quoi boire ou manger ». Les habitants n’ont aucune communication avec l’extérieur. Les pertes du régiment sont à peu près de 500 morts et 2000 blessés.

La relève tant promise finit par arriver. Le 35 fut envoyé au repos dans les Vosges, mais en juillet il fut dirigé sur la Somme, en vue d’une offensive censée soulager le front de Verdun. Selon les anciens combattants, ce fut pire encore que les affrontements précédents. À la ferme du Bois Labbé, près de Péronne, les feux de barrage étaient si intenses qu’il était impossible d’enlever les centaines de morts et de blessés gisant sur le terrain. Trois camarades de mon père, tués par un obus français, tombèrent sur lui. Il les enterra tout seul.

D’autres devenaient fous ou refusaient de se battre. C’était le cas de Léon P., de Villers-la-Ville, dont les deux frères avaient été tués.

Le 21 juillet, mon père écrit à ses parents : son unité est mêlée à des troupes anglaises ; il espère, une fois encore, en sortir, peut-être avec une « blessure-filon ». Le 27, il est à 15 kilomètres du front, près de Villers-Bretonneux comme en 1914, mais quelque temps après (le 22 août), il relate qu’en quatre jours deux bataillons ont été quasiment anéantis. Deux anciens camarades de Luxeuil sont disparus, l’un tué, l’autre blessé et prisonnier. Le danger était plus grand qu’à Verdun, mais le ravitaillement meilleur. Le 19 septembre, il annonce qu’il est enfin délivré de la Somme : « …je ne croyais pas sortir vivant de ces journées tragiques. Encore une fois, le 35 n’existe plus que de nom. » Il espère que des permissions vont être accordées et qu’il pourra voir son frère avant sa rentrée à l’École Normale de Lons.

« …c’est miracle si Léon et moi-même sommes revenus debout de la fournaise tant les cinq jours que le 35 a passés en ligne ont été meurtriers pour nous…Je ne vous cacherai rien quand je vous aurai dit que le lieutenant B., mon lieutenant, mon copain a été tué et les autres blessés alors que moi seul n’ai pas eu de mal… il nous revient l’honneur d’avoir pris cette fois…la grande route de Béthune (route nationale), les carrières de Bouchavesnes, la ferme du Bois Labbé, que les boches reprirent, et que nous reprîmes définitivement » (lettre du 23 septembre).

Le 1er novembre 1916, le décor et l’humeur ont changé. Mon père est à Ville-sur-Tourbe, à l’ouest de l’Argonne, dans la cave de la poste. Il a pour mission de commander les patrouilles qui empêchent les poilus de quitter les tranchées sans motif, de circuler sans casques et sans masques à gaz. Il signale les passages d’avions et impose le camouflage des lumières. Planque provisoire qui permet d’acheter du vin et de porter de jolies « godasses » américaines, ainsi que d’élégantes bandes molletières (lettre à son frère du 1er novembre).

Au début de 1917, le 35 est toujours dans la région de Sainte-Menehould, Massiges, Ville-sur-Tourbe. Le 50ème régiment territorial étant à nouveau dans les parages, mon père rencontre une nouvelle fois son cher oncle Pol. Le lendemain, c’est le départ pour le camp de Mailly, où les soldats s’entraînent au tir dans des murailles de neige. Cet hiver-là était très froid. Le vin, paraît-il, gelait dans les bidons. Le général Nivelle, successeur de Joffre et prédécesseur de Pétain, préparait une grande offensive dans l’Aisne et en Champagne, offensive qui devait être fatale à mon père, et plus encore à beaucoup d’autres.

Le 35 fut donc expédié à Reims pour préparer l’attaque. Il monta en ligne le 15 avril pour déclencher l’opération le 16 à 6 heures du matin, dans un secteur de marais et de canaux. Promu au grade de sergent en février, mon père fut chargé d’aller chercher le colonel pour le conduire sur la ligne de feu. Il partit armé, mais sans sac, du côté de Berry-au-Bac, entre Reims et le Chemin-des-Dames. Son unité fit bientôt 24 prisonniers, complètement surpris dans leurs tranchées. Certains n’avaient pas encore enfilé leurs bottes. Ils donnèrent des cigares aux Français. L’avance se poursuivit, mais le soir il fallut se replier. C’est l’après-midi que mon père fut blessé à la cuisse par un obus. Il parvint à se traîner sur plusieurs centaines de mètres, fut pansé par un infirmier, mais ne put échapper à la contre-attaque allemande. Le 42ème régiment d’infanterie lança ensuite une contre-attaque sans pouvoir reprendre le terrain perdu, de sorte que les blessés qui étaient au poste de secours furent tous faits prisonniers, le long d’une voie ferrée sur la commune de Brimont, près de Berméricourt.

Ils durent attendre le 21 avril pour être évacués, au cours d’une trêve de quelques heures. Selon une lettre envoyée le 10 mai à mes grands-parents par un camarade de mon père qui l’avait vu au poste de secours, sa blessure n’était pas mortelle, mais il souffrait beaucoup et avait de la fièvre. Son camarade espérait qu’il ne serait pas achevé par les « barbares », et précisait que les Français, eux, n’achevaient jamais les blessés. Même son de cloche dans la famille Nurdin, d’après les lettres adressées à mes grands-parents par l’oncle Joseph, de Corbenay, pour lequel être blessé et prisonnier représentait le plus grand des malheurs.

Mon père lui-même ne s’est jamais plaint des « barbares ». Ceux-ci l’évacuèrent le 21 avril dans une ambulance hippomobile, puis en péniche jusqu’à Rethel, où il fut opéré, transféré dans un train sanitaire bombardé le soir par les avions français, et transporté à Trèves. Il y fut soigné pendant quelques semaines à l’hôpital militaire de la Barbarakaserne,

non loin de la Mariensäule qui domine la Moselle. Il y reçut la visite des délégués de la Mission catholique suisse de Fribourg et du Comité international de la Croix-Rouge de Genève. Il fut ensuite transféré à l’hôpital du camp de Limburg-an-der-Lahn, à l’est de Coblence, camp peu confortable au cours de l’hiver 1917-1918. Bien que les gradés ne fussent pas obligés de travailler, on l’occupa cependant momentanément au tri des colis à la poste, ce qui lui apporta quelques aliments rares et bienvenus, comme du chocolat. Le ravitaillement était en effet la principale préoccupation des prisonniers, car la pénurie touchait de plus en plus l’Allemagne. Les lettres adressées par mon père à ses parents traitent essentiellement du problème des colis envoyés par les familles ou par diverses associations. Elles demandent aussi davantage de nouvelles de la famille et expriment toute l’affection que le jeune homme avait pour les siens, qu’il cherchait à rassurer et à encourager. Il est vrai que les Allemands avaient en France une bien fâcheuse réputation.

Le camp de Limburg eut du moins l’avantage de permettre à mon père de nouer une indéfectible amitié avec un grand blessé originaire de la Haute-Marne, Paul Trélat, qui fut rapatrié par la Suisse au début de 1918. Je suis allé à Limburg avec mes parents dans les années 1960. Du camp, il ne restait plus que le cimetière russe.

Le 1er mai 1918, la Croix-Rouge de Genève avisa mes grands-parents que leur fils avait été évacué vers le camp de Parchim, dans le Mecklembourg.

 Il y avait là des Russes, des Serbes, des Anglais, et le marché noir était florissant. Les Russes, qui travaillaient aux champs, rapportaient des pommes de terre et des asperges qu’ils échangeaient contre du pain. Les Anglais, dont le camarade de mon père Maurice Liberman, de Liverpool, recevaient des colis de thé et de pudding. Le tabac était une monnaie d’échange très recherchée. La situation économique de l’Allemagne empirant sans cesse, les paysans cachaient leurs produits pour échapper aux réquisitions. La nourriture du camp était désastreuse, le pain K.K. (Königlich-Kaiserlich) infect. Une sorte de choléra sévissait. Pour y échapper, mon père couchait sur le sable, sous une tente. C’est alors qu’il fut victime d’un empoisonnement du sang qui entraîna la perte presque totale de la vision de l’œil droit. Il fut soigné à Rostock, ville universitaire située sur la Baltique. Ayant demandé à la directrice de l’hôpital l’autorisation d’être rapatrié par la Suisse, il apprit que la fin de la guerre était proche. Malgré la propagande de guerre, les prisonniers n’ignoraient pas la situation, d’autant plus que les révolutionnaires de la Ligue spartakiste (Spartakusbund) leur donnaient des journaux et des cartes. Partie des ports de guerre, la révolution atteignit vite le camp de Parchim, où partisans et adversaires de l’empereur se battaient la nuit à coups de fusils. Les prisonniers restèrent neutres dans cette affaire, ce qui n’empêcha pas les gardiens de mettre mon père en cellule après l’armistice parce qu’il avait quitté le camp avec un copain.

La guerre était finie depuis le 11 novembre, mais deux mois se passèrent encore jusqu’au rapatriement. Les prisonniers tuaient le temps en se promenant et en jouant aux cartes. Début janvier 1919, ils furent transportés à Warnemünde, le port de Rostock, et embarqués avec des Anglais sur un torpilleur. Mon père a toujours raconté qu’il avait failli manquer le bateau parce qu’il se promenait avec un copain sur la plage et bavardait avec une Allemande qui savait le français. Il arriva cependant sain et sauf à Copenhague, où il resta une semaine avec des soldats danois avant de se réembarquer pour Aarhus par le détroit d’Elseneur et de gagner, par le Kattegat et le Skagerrak, le sud de l’Angleterre, toute cette traversée n’étant pas exempte de dangers à cause des mines qui parsemaient la Baltique et la mer du Nord.

Heureusement rentré en France après cette odyssée, il regagna la Haute-Saône en locomotive, et après cinq ans et quatre mois d’armée.

Ces souvenirs de guerre font aussi partie intégrante de mes propres souvenirs, car j’en ai entendu le récit pendant soixante ans. Étant enfant, j’ai visité les champs de bataille d’Alsace, de Lorraine, en particulier de Verdun, où mon père m’a emmené avec mes grands-parents. Au début des années 30, le spectacle était encore impressionnant. Les anciens combattants faisaient de fréquents pèlerinages à Douaumont ou ailleurs. Beaucoup d’entre eux, notamment les « gueules cassées », étaient handicapés pour la vie. Quant à mon père, je l’ai connu dans mon enfance avec, au poignet, une enflure qui disparut un jour subitement. C’était une séquelle de sa blessure de 1914. Il se plaignait parfois de ses blessures à la jambe et ne récupéra jamais une vision normale de l’œil droit, ce qui ne l’empêcha pas de conduire, mais l’obligea à tirer à gauche avec son fusil de chasse.

La République le récompensa en lui accordant une assez forte pension militaire, neuf décorations dont la Médaille militaire, la Croix de guerre avec palme et la Légion d’honneur, ainsi qu’une citation à l’ordre de l’armée avec le motif suivant :

« Sergent pionnier de tout premier ordre, sous-officier modèle, intelligent, courageux et très dévoué, a toujours eu au feu une attitude exemplaire. Blessé très grièvement à la cuisse gauche le 16 avril 1917 près de Berméricourt, a été abandonné sur le terrain et fait prisonnier cinq jours après. A perdu l’œil droit à la suite d’un empoisonnement du sang ».