Chapitre 2

 

Bref aperçu géographique et historique

 

 

On pourrait dire que les Fougerollais sont des «gens de derrière les forêts» (Hinterwäldler) - pour parler comme Nietzsche au sujet de Luther - si leur contrée n’était pas traversée par la route de Besançon à Metz, grande voie de transit entre le Nord et le Sud, et si de surcroît elle ne se trouvait pas entre deux stations thermales fréquentées depuis des temps immémoriaux, Luxeuil et Plombières.

Fougerolles et sa région doivent beaucoup à la forêt et à l’eau. Mille trois cent soixante-cinq hectares de bois recouvrent une bonne partie du territoire communal, arrosé par plus de cent sources, d’innombrables ruisseaux ou rupts et deux rivières principales, la Combeauté et l’Augronne. La première prend sa source à la Croisette d’Hérival, traverse le Val d’Ajol, Fougerolles et Corbenay avant de se jeter dans la Semouse à Saint-Loup. La seconde descend de la Demoiselle, près de Remiremont, traverse Plombières dans une canalisation souterraine construite par les Romains, passe par Aillevillers avant de confluer aussi avec la Semouse.

Le système hydrographique s’explique par les caractéristiques géologiques de l’endroit : substrat granitique vosgien affleurant parfois sous une couverture de grès, identique à la roche constituant le massif du Mont Sainte-Odile en Alsace. Les grès à meules, tirés jadis d’une trentaine de carrières, ont servi pendant des siècles des pierres de taille à Luxeuil, à Fougerolles et ailleurs, en contraste total avec le matériau calcaire utilisé en Haute-Saône. La couleur des maisons est la même à Fougerolles qu’à Strasbourg ou de l’autre côté du Rhin. De plus, on a longtemps couvert les toits avec des laves, terme qui n’a rien à voir avec des roches volcaniques. Il s’agit de grès argileux facilement clivables, matériau progressivement remplacé par des tuiles ou des ardoises, car son poids nécessitait une très forte charpente. La couverture de la maison de mes grands-parents, à La Vaivre, a été ainsi modifiée il y a quelques années. Quant au toit de la scierie Leyval, fort mal en point et à peu près irréparable, il s’est effondré l’an dernier.

La situation du pays sur le flanc Sud des Vosges et la nature du sol déterminent les caractères essentiels de la forêt fougerollaise, où prospèrent les hêtres, les chênes, les bouleaux et les conifères, sans oublier les fougères et les champignons, et bien entendu les milliers de cerisiers qui embellissent les pentes des coteaux et sont à la base de la plus célèbre activité industrielle de l’endroit. Les hêtraies de Fougerolles et des environs sont les plus belles que je connaisse, mises à part celles de Sainte-Odile, où les hêtres rivalisent de hauteur et de sveltesse avec les sapins.

Aux époques préhistoriques, la forêt quasiment impénétrable recouvrait toute la région, où l’on retrouve pourtant çà et là quelques indices de la présence humaine : monuments mégalithiques de la Pierre levée, du Champ des Pierres, des Pierres de Rouge, des Blanches Pierres, de la Pierre des Gaulois, qui sont probablement les témoins d’anciens cultes religieux celtiques, voire préceltiques. Des preuves irréfutables en ont été données par les fouilles pratiquées près des sources thermales de Plombières et de Luxeuil.

La légende se mêle ici à 1’histoire. Citons à ce propos le récit fabuleux de la découverte des eaux de Plombières par un couple de jeunes Celtes de l’île de Sein fuyant l’Armorique. Autre légende : la présence des sources thermales aurait été révélée à un soldat romain par son chien revenu trempé et fumant du fond de la vallée. Cela dit, il est indubitable que les Romains ont effectué à Luxeuil de très grands travaux, de même qu’ils ont construit des routes, dont il reste encore des vestiges, entre Luxeuil et Remiremont. La route des Romains à La Vaivre en est un exemple. À ce propos, il semble tout à fait improbable que César ait vaincu le roi des Suèves, Arioviste, en 58 avant notre ère, à Hérival au-dessus du Val d’Ajol. Les historiens s’accordent à penser que cette bataille a eu lieu dans le sud de l’Alsace, sur la Thur, les légions stationnées à Vesontio (Besançon) ayant vraisemblablement remonté le cours du Doubs ou la vallée de l’Ognon pour gagner la trouée de Belfort. C’est ce que concluent les exégètes du De bello gallico de César.

Après la paix romaine, les Grandes Invasions, qui commencent avec les incursions des Alamans, ancêtres des peuples alémaniques de Suisse, d’Alsace et de Bade, aux 3ème et 4ème siècles. En 451, Attila, battu aux Champs Catalauniques en Champagne, détruit Luxeuil en se retirant vers l’Est. En 888, c’est le tour des Normands, après les Sarrasins vers 732, en 955 celui des Hongrois, lointains successeurs des Huns. Mais le principal événement historique de cette époque troublée est sans nul doute la fondation, à la fin du 6ème siècle, du monastère de Luxeuil par saint Colomban. Venu d’Irlande en Gaule avec ses compagnons, Colomban fut l’un des évangélisateurs principaux du continent après les désastres des Grandes Invasions. Avec lui, et contrairement à la légende de la découverte de Plombières, le renouveau de l’antique cité gallo-romaine de Luxovium grâce aux moines colombaniens n’est pas du domaine du mythe, mais de l’histoire. Il va de soi que la légende s’est emparée de cette éminente personnalité religieuse, mais il est hors de doute que Colomban et ses disciples ont rayonné à partir de l’époque mérovingienne dans toute la région, et même bien au-delà en Germanie du Sud, en Suisse, où saint Gall fonda le monastère du même nom, et en Italie du Nord. À Fougerolles, bien des hommes portaient naguère les prénoms de Colomban et de Desle, fondateur de l’abbaye de Lure. Valbert, successeur de saint Colomban au monastère de Luxeuil, a laissé son nom à un ermitage et à un village tout proches. Quant au nom de famille Romary, il vient de saint Romaric, autre disciple de Colomban, qui créa le monastère de Remiremont en 620.

Les moines ont très certainement joué un grand rôle dans le défrichement des terres à partir du l0ème siècle. Les lieux-dits les Granges témoignent de l’existence de très anciennes exploitations rurales. Vers 1050, un sire de Faucogney nommé Jehan de Foucherieulles (forme ancienne de "Fougerolles") bâtit un château féodal sur la Combeauté, en amont du bourg actuel. Détruit en 1639, pendant la Guerre de Dix ans, puis reconstruit au 18ème siècle, il a à peu près disparu, sauf une tour. C’est ainsi que le centre de la communauté fougerollaise, avec le siège du bailliage et les foires, fut d’abord à Fougerolles-le-Château, avant de passer plus tard à Fougerolles-l’Église.

Au 13ème siècle, la seigneurie entra dans la dépendance du prieuré d’Hérival, et par là-même dans le ressort de l’abbaye de femmes de Remiremont, fondée en 910. Située aux confins de la Lorraine et de la Bourgogne, la terre de Fougerolles resta pendant plus de deux siècles terre de surséance, jouissant d’une situation particulière. Ce statut provisoire avait des inconvénients, notamment en temps de guerre, mais aussi quelques avantages d’ordre fiscal comme la pratique de la contrebande, qui fut longtemps l’apanage des gens de la région...

Dans son remarquable ouvrage Un amour de terroir (1994), Pierre Grandjean évoque « quelques grandes figures de la vie fougerollaise d’antan », d’abord d’illustres personnages comme le comte de Fontaine, gouverneur des Etats de Flandre, tué à la bataille de Rocroi en 1643. Il avait acheté la terre de Fougerolles, comprenant aussi le Val d’Ajol, Cornimont et Xou1ce, en 1626. Puis Béatrix de Lorraine, abbesse de Remiremont, qui fut «dame de Fougerolles» de 1720 à 1738. Enfin le plus connu d’entre eux, Charles de Rohan, prince de Soubise, ami de Louis XV et de la Pompadour. Mais P. Grandjean présente aussi à la suite de ces grands seigneurs des Fougerollais authentiques qui, aux 19ème et 20ème siècles, ont fait le renom de la localité. Je citerai ici Auguste Peureux, Léocadie Battandier, le général Demougin, Maxime Girardin, tous liés d’amitié à la famille Leyval. Sans oublier François Leyval lui-même.

Mais pour en terminer avec l’aspect historique de notre récit, il convient de rappeler que la conquête de la Comté par Louis XIV et son rattachement à la France par le traité de Nimègue (1678) ont sonné le glas de l’autonomie fougerollaise. Il fallut cependant attendre 1704 pour que Fougerolles soit effectivement annexé au royaume par le traité de Besançon, une bonne soixantaine d’années avant la Lorraine de Stanislas Leszczynski. Notons encore que c’est dans les Vosges saônoises, en particulier à Faucogney, que luttèrent les derniers résistants à l’annexion.

En tout état de cause, ce que l’on a pu appeler parfois la petite « République » fougerollaise, indépendante et attachée à ses particularismes, doit son originalité à son terroir et à son histoire, elle-même déterminée par la géographie. Fougerolles a toujours été un pays à part dans le département de la Haute-Saône et a rarement accepté sans regimber les décrets du pouvoir allant contre ses intérêts. On le vit à l’époque révolutionnaire, quand le titre de chef-lieu de canton lui fut enlevé pour être attribué à Saint-Loup, et dans les années 1950 lors du vote de la loi sur les bouilleurs de cru.

Le Val d’Ajol est l’une des plus vastes communes de France, et Fougerolles ne l’est guère moins. L’habitat y est donc extrêmement dispersé, d’où une multitude de noms ou lieux souvent fort pittoresques, remontant à l’époque celtique, voire préceltique, gallo-romaine ou germanique. Ainsi La Vaivre vient d’un terme gaulois signifiant terrain humide et marécageux. Les Chavannes, du bas-latin capanna (cabane), étaient probablement un relais sur la voie romaine de Luxeuil à Plombières. Blanzey viendrait de blandicum, le Val d’Ajol de Adacium, transformé à l’époque féodale en Vallis Adiaci, puis en Vallis Alodii, c’est-à-dire vallée affranchie de toute servitude, statut reconnu en 1204 par le duc de Lorraine. Hirsutus Vallis a donné Hérival (vallée sauvage). Les toponymes germaniques, peut-être burgondes et certainement francs, sont fréquents dans la région, comme c’est le cas pour Breuches, Breuchotte, le Breuchot, les Breuchattes et la rivière de Luxeuil le Breuchin, tous ces termes dérivant de l’ancien haut allemand bruoch (marécage). À noter également des formes comme Les Évaux, apparentées au germanique ouwa (allemand Au, Aue), qui signifie prairie humide. La colonisation par les tribus germaniques a par ailleurs laissé un grand nombre de toponymes composés du nom d’un chef accolé à un second terme bas-latin (Aillevillers, Baudoncourt).

Le nom de Fougerolles - qui provient vraisemblablement de la petite fougère qui y croît en abondance - a varié du 11ème  au 14ème siècle, pour prendre ensuite sa forme actuelle, la forme dialectale étant Fojolur. Le nom du Val d’Ajol a aussi souvent changé au cours du Moyen Âge. Cependant la variante dialectale d’Éjou semble remonter au 14ème siècle (Vaulx des Joux, 1343).

Fougerolles-Centre fut d’abord appelé Fougerolles-la-Ville, par opposition à Fougerolles-le­-Château. Après la construction de l’église à la fin du 16ème siècle, la dénomination changea en Fougerolles-l’Église, qui ne comprenait primitivement que les vieux quartiers du Chantier et du Charton. Le quartier du Pont en était séparé par des prés qui s’étendaient à l’emplacement de l’actuelle Grande Rue.

Le mémoire rédigé en 1725 par « l’honorable Joseph Grosjean, maire et receveur des Seigneurs et Dames de Fougerolle », indique que sur les trois moulins banaux de « ladite terre de Fougerolle » le plus important est situé au Pont et qu’il a « deux tournants », c’est-à-dire deux roues et deux meules. On y moulait surtout le seigle. Le même mémoire énumère les « vilages et hamaux » composant la commune. Ils sont au nombre de douze: « Fougerolle-le­-Château, Fougerolle-l’Église, le Pont, le Cloz (le Clos), le Fay (le Fahys), les Granges du Fay (le Grand Fahys), le Sarcenot, Bolmont (Beaumont), le Champ, Crolière (Croslières), Blanzel (Blanzey), les Granges du Château (aujourd’hui le Bout et le Prémourey)».

Sous la Révolution, un décret de 1790 aboutit à la division de la commune en sections, terme toujours usité pour désigner les anciens hameaux.

Le passé a donc légué aux Fougerollais un peuplement assez spécial, très disséminé à travers la forêt, les prairies, les champs, comportant quantité d’agglomérations plus ou moins importantes et souvent elles-mêmes dispersées en fermes isolées. Pour un étranger, et même pour quelqu’un qui n’est pas du coin, il est difficile de se repérer dans ce labyrinthe de chemins vicinaux perdus dans la verdure (la commune en entretient plus de cent kilomètres).

La seule solution est de demander aux habitants non seulement où demeure la famille Untel, mais aussi le lieu-dit où se trouve son habitation. Ce dernier est généralement désigné d’une appellation qui n’a rien à voir avec le nom de la famille en question, en particulier parce que chaque ferme avait jadis son sobriquet. Cela permettait de distinguer entre les familles portant le même patronyme (Cholley, Aubry). Ces sobriquets, la plupart du temps de forme dialectale, étaient presque toujours très pittoresques.

Le patois, apparenté aux dialectes comtois d’oïl et à certains patois vosgiens, était un idiome très imagé et assez original, aux mots et aux tournures colorés comme c’est le cas pour les dialectes bretons ou alsaciens. Toutefois il correspondait à un genre de vie rurale et artisanale qui a presque complètement disparu. Malgré les efforts des érudits locaux et des pouvoirs publics en faveur du renouveau des langues régionales, il semble peu probable que le parler de nos ancêtres puisse reprendre vie, alors que le français lui-même est aujourd’hui menacé par les langues dites mondiales.

Fougerolles a hérité de son passé des façons architecturales qui méritent d’être rappelées. D’une part il y a, surtout au centre, les très belles maisons de distillateurs édifiées au 19ème siècle. Le meilleur exemple en est la maison dite du Pacha, construite en 1831 juste en face de la maison Leyval, au Pont. Elle appartenait au distillateur Alfred Ougier, voisin et ami de mon grand-père François Leyval. Autre exemple: l’actuel Écomusée du Petit-Fahys, installé dans l’ancienne distillerie Simon.

À côté de ces demeures bourgeoises, les anciennes fermes méritent aussi l’attention, avec leurs solides murs de grès, leur couverture de laves et leur chari typiquement lorrain, sorte de vaste vestibule ouvert, précédé d’une voûte et précédant la grange. Comme son nom l’indique, le chari servait à rentrer les chariots à l’abri. Il y en avait un dans la partie la plus ancienne de la scierie Leyval, le long du champ de foire. Il y en a toujours un à La Vaivre, dans la maison de mes grands-parents. Autre particularité de beaucoup de ces fermes: le chalot, appelé chélo en patois. On le trouve à Fougerolles, au Val d’Ajol et dans quelques localités proches. Il s’agit d’un grenier à céréales construit en bois à l’écart de la ferme, et qui fait aussitôt penser aux chalets suisses et savoyards. Jusqu’ici, l’origine de ces chalots reste tout à fait hypothétique.

Je ne pense pas que l’actrice Hélène de Fougerolles soit issue de ma ville natale. À ma connaissance, celle-ci n’a jamais produit de vedettes de ce genre. La géographie et l’histoire de la contrée ont engendré une population de paysans, de bûcherons, d’artisans du bois, et  ceci depuis des siècles, puisque les stèles gallo-romaines de Luxeuil indiquent que la tonnellerie était un art déjà pratiqué à l’époque. Plus tard sont venus s’y ajouter les métiers de la distillerie, de la broderie, du textile. À côté de ces activités, les Fougerollais ont naturellement trouvé d’autres débouchés dans l’armée, le clergé, l’enseignement, qui furent aux 19ème et 20ème siècles des voies importantes d’ascension sociale. Sans omettre d’autres domaines comme le droit, la médecine, les sciences et les techniques. Quelques-uns s’illustrèrent dans ces diverses carrières. Au milieu du 20ème siècle, Fougerolles compta trois généraux, les généraux Rapenne, Demougin et Deschênes, un évêque, Monseigneur Flusin, et son frère le chanoine de l’église Saint-Pierre à Besançon, deux prélats apparentés à la famille Aubry. D’autres Fougerollais firent de brillantes carrières d’ingénieurs, comme Henri Leyval, ou de chefs d’entreprises, comme les imprimeurs Buriot.

La famille Leyval fournit deux institutrices, ma mère et la tante Marie-Louise. Quant aux Nurdin, mon grand-père de La Vaivre entra lui aussi, dès 1882, dans l’Instruction publique, et ses deux fils en firent autant. Signalons qu’une Marie-Françoise Nurdin exerça cette profession de 1804 à 1832, qu’un Dominique Nurdin était tabellion à Fougerolles-le-Château en 1736 et que, beaucoup plus tard, le docteur Nurdin, que j’ai bien connu ainsi que ses fils, exerça la médecine dans son cabinet de la Place de l’Église. Son frère, lui, était médecin au Val d’Ajol.