Chapitre 1

Un jour fatidique, et la suite ...

 

 

Le 22 juin 1922 n'a pas marqué dans les annales. La maladie mortelle du Bey de Tunis, le discours tenu à Londres en anglais par Poincaré, le retour du Prince de Galles en Angleterre, voilà des événements qui ne sont pas vraiment historiques, beaucoup moins certes que l'armistice signé par Pétain le 22 juin 1940 ou que l'invasion de l'URSS par le Troisième Reich le 22 juin 1941.

Le 24 juin, jour de la Saint-Jean, des militants antisémites d'extrême-droite ont assassiné à Berlin le grand homme d'État et industriel juif Walther Rathenau. On connaît la suite, en Allemagne et ailleurs.

Né le 22 juin 1922 à Fougerolles, j'ai été pendant quelques jours le contemporain de mon arrière-grand-mère Marie Geneviève Devoille, épouse Nurdin, morte à quelques kilomètres de là chez un frère de mon grand-père, à Corbenay.        

Le 2 étant, dit-on, considéré comme le symbole de la perfection, on pourrait croire que ma date de naissance me prédisposait à avoir toutes les qualités en toutes choses. Ce ne fut malheureusement pas le cas. Je dois tout de même mentionner ici un détail très curieux, dont j'ai rarement parlé. Le héros du grand roman baroque et picaresque Simplicius Simplicissimus, œuvre de Grimmelshausen parue en 1669 à Montbéliard et qui décrit l'Allemagne de la Guerre de Trente ans, est né le 22 juin 1622, c'est-à-dire exactement trois siècles avant moi. La date choisie par l'auteur n'est pas fortuite, car elle correspond, paraît-il, à une extraordinaire conjonction de planètes, ce qui n'était probablement pas le cas trois cents ans plus tard. Croyant moins que l'époque baroque à l'astrologie, je n'ai tiré aucune conclusion de cette coïncidence, assez surprenante, quant à ma destinée personnelle.

Mais ne nous égarons pas. Je suis né un jeudi après-midi dans la maison de ma grand-mère, plus précisément dans la seconde chambre donnant sur le grand balcon. Je possède même le lit dans lequel je suis venu au monde, pour en avoir hérité, ce qui est assez rare dans les temps actuels. Mes parents étaient arrivés le matin, venant de Charmoille, village situé entre Vesoul et Port-sur-Saône. Mon père, Paul Nurdin, y était instituteur. Ma mère, Camille Leyval, à cette époque institutrice à Georfans près de Villersexel, revenait donc chez sa mère pour accoucher, comme c'était jadis la coutume. Ce trajet d'une bonne quarantaine de kilomètres, dans une auto sans confort et sur les routes défoncées de l'époque, n'était pas sans risque. Mon père racontait que j'aurais pu naître sur le bord de la route.

Mes parents s'étaient rencontrés en 1920 ou 1921 dans le tacot, c'est-à-dire le chemin de fer vicinal, que ma mère empruntait pour rentrer dans sa famille et mon père pour aller voir la sienne à Villers-la-Ville, près de Villersexel. Paul et Camille décidèrent de se marier, ce qui en principe ne posait guère de problèmes, sauf un : il fallait obtenir le consentement de ma grand-mère maternelle, ce qui n'était pas évident. Cette pauvre femme avait en effet connu dans sa vie une succession de deuils, de chagrins et de soucis qui lui faisait considérer l'existence comme une épreuve pénible, à quoi venait s'ajouter une éducation religieuse qui tendait à présenter le monde comme une vallée de larmes. Elle s'efforçait donc de protéger ses quatre filles, et dans une moindre mesure ses deux fils, des aléas du mariage et de la procréation, ce qui était d'autant plus aisé qu'à cette époque les enfants respectaient l'autorité des parents, même si cette autorité était exercée par la seule mère de famille. Restée veuve dans des circonstances mal élucidées en 1904, à l'âge de 50 ans et après une série de désastres familiaux, ma grand-mère Amélie avait dû faire face à tous les problèmes graves qui se posaient soudain, qu'ils soient financiers, professionnels, familiaux ou humains. Il faut dire qu'elle fut grandement aidée dans ces tâches trop lourdes par ses deux filles aînées, mes tantes Gabrielle et Alice, ainsi que par les conseils de son fils Henri. Esprit brillant destiné à faire une belle carrière, mon oncle restait en étroit contact avec sa mère, qu'il vénérait et qui tenait le plus grand compte de ses avis.     

Voilà donc les conditions dans lesquelles mon père décida de rendre visite à son éventuelle belle-mère pour lui demander la main de sa fille. L'aventure était risquée, car ma grand-mère avait déjà écarté auparavant, disait-on, des prétendants de ses filles aînées. Mais mon père était d'un caractère intrépide, forgé par les terribles épreuves de la guerre. Lorsqu'il frappa à la porte de la maison Leyval, les quatre filles se sauvèrent et il resta seul avec ma grand-mère. Je n'ai jamais su de quoi ils avaient parlé, mais l'entrevue fut positive, puisque Madame Leyval donna son consentement. Il est vrai qu'elle n'avait pas de raisons de refuser, car mon père avait une situation sérieuse et beaucoup de qualités. Quant à mes grands-parents paternels, ils donnèrent leur assentiment, mais mon grand-père, vieil instituteur à cheval sur les principes, reprocha à son fils de ne l'avoir pas prévenu de sa démarche auprès de la mère de sa fiancée. Les convenances exigeaient en effet qu'il allât lui-même, en grande tenue, voir Madame Leyval.

Mes parents se marièrent donc le 4 août 1921, non pas à Fougerolles, mais à Saint-Ferjeux, village voisin de Georfans où ma mère enseignait. Après la communion, le curé de Saint-Ferjeux les convia à prendre avec lui le petit déjeuner et leur conseilla de préparer dès ici-bas leur entrée au paradis. Après leur mariage, ils partirent pour la Normandie, à Coutances, où mon père voulut présenter sa femme aux religieuses qui l'avaient soigné en 1914.

Ce mariage fut décisif. Dans les années qui suivirent, on assista à ceux des deux fils Leyval, Henri et Maurice, et un peu plus tard à celui de ma tante Marie-Louise. Du côté des Nurdin, le frère de mon père épousa la tante Renée en 1923. Quant à mes tantes Gabrielle et Alice, elles restèrent toute leur vie célibataires, comme d'autres femmes de la famille. Les fiancés potentiels étaient restés par centaines sur les champs de bataille. Mes deux tantes furent jusqu'à leur mort les gardiennes de la maison familiale, qu'elles ne quittèrent presque jamais de leur vivant.

Cette maison, où les Leyval s'étaient installés vers 1887, était vaste, mais comprenait finalement assez peu de pièces, car un énorme volume était réservé aux activités professionnelles de mon grand-père, maître-tonnelier de son état. L'immense atelier, appelé la boutique en jargon du compagnonnage, occupait tout le sous-sol. Le grenier abritait à la belle époque le bois de chêne pour les tonneaux et le bois de chauffage. Il servit plus tard de dépôt pour les pièces de machines et de dépotoir pour objets divers. L'appartement n'occupait que le premier étage. Il comprenait une cuisine aux dimensions démesurées, dont la fenêtre et l'évier donnaient directement sur le canal de dérivation qui permettait d'actionner les machines, une grande salle à manger dont le plancher était en pente, anomalie consécutive aux trépidations engendrées par les susdites machines, un petit bureau qui était le royaume de la tante Gabrielle, une entrée et quatre chambres réparties le long du grand balcon. La première chambre était celle de la grand-mère, la seconde, où je suis né, celle de la tante Alice, la troisième celle de l'oncle Henri. Comme l'oncle avait quitté la maison depuis longtemps, j'ai toujours vu cette chambre inoccupée, servant de débarras pour les objets les plus divers, y compris les pommes qu'on y mettait à sécher. Quant à la dernière, elle était réservée à la tante Gabrielle et interdite aux enfants, sauf quand ils étaient admis à contempler les trésors que renfermait la grande armoire. Buffets et armoires, ouvrages d'artisans locaux, étaient avec l'immense table de salle à manger les meubles les plus cossus de la maison.

Cet appartement était parfaitement inconfortable, surtout l'hiver. On y gelait littéralement, le chauffage étant tout à fait insuffisant pour des pièces trop vastes. L'hygiène y était nulle, car il fallait aller chercher l'eau par seaux à la pompe qui se trouvait de l'autre côté du canal, corvée que devait généralement assumer la tante Alice, préposée à la cuisine et au ménage. Jusqu'à sa mort en 1965, elle habita seule cette immense maison, qui en près de 80 ans ne connut jamais la moindre tentative de rénovation. Ce fait est dû, je crois, d'une part au manque de moyens financiers, d'autre part à un extraordinaire attachement au passé et à la tradition. Deux exemples illustreront mon propos. Dans le jardin, j'ai vu des années durant un mouchoir suspendu à un poirier. C'était celui de ma grand-mère, qu'elle avait laissé là un jour de juin 1926 lorsqu'elle fut terrassée par un infarctus. Aucun membre de la famille n'aurait osé l'enlever. Le second exemple est moins dramatique, mais aussi frappant. J'ai toujours vu à la porte d'entrée un carton sur lequel la tante Gabrielle avait tracé de sa belle écriture la phrase suivante: « La sonnette ne marche pas ». Personne n'a jamais pris l'initiative de la réparer, ou le cas échéant de l'enlever.

À ma naissance, toute la famille vivait dans le souvenir du grand-père disparu. A la mort de ma grand-mère, le culte du passé redoubla. Gabrielle, la fille aînée, devint plus encore dépositaire de la mémoire des ancêtres, une sorte de gardienne du temple et des objets sacrés. Cette atmosphère de respect inconditionnel de la tradition dans laquelle j'ai vécu mes premières années m'a sans aucun doute profondément marqué, et ma mère n'a pas manqué par la suite d'entretenir ce culte du passé fami1ial. Par ailleurs, les périodes de vacances que je passais dans mon enfance et dans ma jeunesse au milieu de mes oncles, de mes tantes et de mes cousins ont périodiquement renforcé cet attachement.

J'aurai à reparler du cadre dans lequel se déroulait l'existence de la communauté familiale, mais je crois devoir dès à présent en esquisser les contours. L'immense propriété de mes grands-parents comprenait non seulement la maison où je suis né, mais aussi plusieurs autres bâtiments, dont un ancien moulin banal, qui ont abrité dans le passé un certain nombre d'ateliers artisanaux. La propriété, divisée en deux par le bief, donne sur la rue principale de Fougerolles, dans le quartier dit Le Pont, mais remonte dans la direction opposée, des deux côtés du canal de dérivation, jusqu'à la cascade des Ramchies, jusqu'aux pelles, c'est-à-dire aux vannes permettant l'alimentation du bief. Cette vaste étendue d'eau et de verdure, prolongée en amont par la vallée de la Combeauté vers Fougerolles-le-Château et le Val d'Ajol, a été le lieu de mes premières promenades et de mes premiers contacts avec la nature. Ce paysage, malheureusement quelque peu perturbé aujourd'hui par des installations industrielles, n'a rien de grandiose. Ce n'est pas un site touristique, mais il fait partie de mes premières impressions et je continue à lui trouver ce caractère de fraîcheur tranquille, de charme bucolique un peu mystérieux qui me touchait il y a près de 80 ans. Je dois ajouter que mon oncle Henri, peu de jours avant sa mort, évoqua lui aussi ce paysage familier et déplora la disparition d'un rideau de grands arbres qui, disait-il, embellissait encore la perspective.

J'ai passé mes premières années dans ce cadre d'eau, de prairies, d'arbres, de chantiers, d'ateliers, de greniers, de coins et de recoins sans m'ennuyer jamais. Il est vrai que j'étais particulièrement gâté, puisque j'avais à ma disposition ma grand-mère, mes tantes Gabrielle, Alice et Marie-Louise, qui était aussi ma marraine, mon oncle Maurice et sa femme Madeleine, sans compter mes parents qui venaient me voir chaque semaine. À vrai dire, j'ai passé alors quelques-unes des années les plus heureuses de ma vie.

Inversement, j'ai apporté à ma grand-mère - du moins je le présume - bien involontairement une parcelle de bonheur, ce qu'elle n'avait guère connu dans sa vie. Je crois n'avoir pas fait une très bonne affaire le 22 juin 1922, mais je crois aussi que ce jour-là a été un jour faste pour ma grand-mère et mes parents. Ceci pour deux raisons : la première, c'est qu'une naissance est généralement ressentie comme un heureux événement, la seconde est liée aux circonstances de l'après-guerre. La Grande Guerre a été pour les Leyval de Fougerolles une terrible épreuve, non seulement parce que les deux fils, Henri dans l'armée d'Orient et Maurice sur le front français, étaient mobilisés, mais aussi parce que la mère de famille, aidée de ses filles, avait la charge de son entreprise et devait en outre s'occuper de mille autres choses, comme par exemple de la surveillance des voituriers, qui s'arrêtaient dans les cabarets avec leurs chargements de bois. Les femmes françaises ont bien mérité de la patrie en 1914-1918, en particulier chez Leyval. La victoire de 1918 a occulté les véritables conséquences de la guerre : épouvantables pertes humaines et matérielles, crises économiques et financières, déclin français et européen. Fougerolles paya un lourd tribut, avec plus de 200 morts, dont trois Nurdin, un Leyval et un cousin germain de ma mère, Charles Gallaire. Sans compter les innombrables blessés revenus diminués des champs de bataille. À mon sens, cette situation explique en grande partie les soins dont j'ai été entouré. J'étais en somme le gage de l'avenir.

Un pareil traitement de faveur aurait pu faire de moi un être absolument corrompu, égoïste et indiscipliné. Il m'est difficile d'en juger. Je me bornerai à citer deux témoignages écrits, l'un émanant de ma mère, l'autre de ma grand-mère. Pour mon deuxième anniversaire, ma mère m'a envoyé une carte postale où elle m'invitait à rester sage et obéissant « comme vous êtes toujours d'ailleurs », mais dans une lettre du 28 février 1926 adressée à ma mère et cosignée par moi, ma grand-mère me décrivait comme un enfant « assez délicat », au « caractère pénible », ne restant « pas tranquille une minute » et « insolent » quand il y avait du monde autour de lui. Selon toute apparence, mon humeur ne s'était pas améliorée entre 1924 et 1926. Ma grand-mère ajoutait que j'étais le premier et le dernier enfant qu'elle garderait. À cette époque, ma mère aspirait à me reprendre avec elle, sans oser le dire fermement à la sienne. Finalement, elle m'emmena pour la rentrée de Pâques 1926, car j'avais presque l'âge d'aller à l'école. Le 16 mai, ma grand-mère m'écrivit une lettre, la première que j'aie jamais reçue, pour me donner des nouvelles de la maison, y compris de ma cousine Jeannine âgée de trois mois. Parlant de ses pommes de terre gelées, elle disait que c'était « encore une année bien triste ». Elle avait raison, mais sans savoir à quel point. Avant mon anniversaire, elle était morte. Ma mère ne s'en remit jamais, car elle se sentait responsable de cette disparition subite.

Je terminerai cette évocation de ma naissance et du début de mon enfance par une allusion aux relations tendues que j'entretenais avec la sage-femme qui m'avait mis au monde. Cette dame, Marthe C., était une amie de la famille. Elle habitait derrière la propriété Leyval, sur le chemin agreste qui menait à Fougerolles-le-Château et qui dominait la vallée de la Combeauté. Or quand je la rencontrais dans la rue, je fermais les yeux pour ne pas la voir, et aussi pour qu'elle ne me voie pas... Je me vengeais ainsi de la réflexion qu'elle avait faite à ma naissance, prétendant que j'étais détroit, en d'autres termes irritable et emporté.