Mes sept mois de service militaire ne m'avaient pas
permis d'atteindre mes deux principaux objectifs. J'avais dû renoncer à servir
comme interprète en zone française d'occupation et je n'avais pas écrit au
général Koenig. De plus, mon travail de maîtrise était en panne du fait de mes
pérégrinations de caserne en caserne.
Revenu chez moi fin janvier 1946, je
repris contact avec la Faculté de Besançon, où j'appris que l'Administration
proposait des postes d'assistants de français dans les lycées allemands.
L'occasion me parut bonne et je décidai de faire acte de candidature.
Ma démarche fut aussitôt appuyée par mon professeur Roger Ayrault, qui déclara
en mars me « soutenir très
chaleureusement » en vue de l'obtention d'un poste dans lequel je
pourrais « rendre les plus grands
services ». C'est à ce certificat que je dus probablement d'être
désigné pour participer à l'opération lancée par le général Schmittlein,
chef des services de l'enseignement dans la zone française d'occupation.
Agrégé d'allemand, alsacien, connu
plus tard comme député de Belfort, il pensait qu'une simple occupation
militaire ne suffirait pas pour la rééducation du peuple allemand et qu'il
convenait d'ouvrir l'esprit des jeunes générations aux valeurs de la
civilisation occidentale, qui avaient été foulées aux pieds par le nazisme. Il
s'agissait de transformer les mentalités grâce à l'école, à un enseignement
orienté vers la langue et la culture françaises.
En vue de réaliser ce projet, les
services de Baden-Baden réunissaient, au printemps de 1946, un contingent de
plusieurs dizaines d'étudiants germanistes.
C'est ainsi que j'arrivai le 22 juin,
jour de mon anniversaire, dans la ville de Neustadt-an-der-Weinstrasse,
dans le Palatinat. J'ignorais alors que cette charmante cité était connue dans
l'histoire de l'Allemagne pour avoir été le théâtre de la Fête de Hambach, le premier grand rassemblement des
républicains et des démocrates allemands, dont la République Fédérale devait célébrer
en 1982 le 150ème anniversaire. J'ignorais aussi que je serais, à
cette occasion, invité à parler au Château de Hambach
dans le cadre du jumelage Bourgogne/Rhénanie-Palatinat.
À Neustadt, je fus accueilli, dans
les services du contrôle de l'enseignement, par un professeur de Poitiers qui
m'apprit deux nouvelles, l'une bonne, l'autre mauvaise. La bonne concernait les
vacances scolaires, qui étaient fixées du 15 juillet au 3 août. La mauvaise
touchait à ma nomination. J'étais en effet envoyé à Ludwigshafen, la capitale
de la chimie. Le professeur ne me cacha pas que ce poste n'était pas un cadeau.
La ville était détruite et le gouverneur difficile à vivre. J'allais donc, en
tant que premier assistant, "essuyer les plâtres".
Dès mon arrivée à la gare, je compris
la situation.
Le quartier était en ruines, y compris le
lycée de la Jägerstrasse où j'allais être affecté
pendant plus d'un an. Le centre de la ville était un labyrinthe de décombres
dans lequel il était difficile de trouver son chemin. Ce que j'avais vu à
Trèves et ailleurs ne pouvait se comparer à de pareilles destructions. Les
avions alliés n'avaient pas bombardé uniquement les immenses installations
industrielles de l'IG-Farben (Société Industrielle
des Colorants), mais la plus grande partie de la ville, ainsi que les
infrastructures portuaires le long du Rhin, et même la ville voisine de
Mannheim.
Une population plus ou moins hagarde
survivait dans ces ruines, logeant parfois dans les caves, dans les bunker ou
dans les villages environnants. Des enfants marchaient pieds nus, volaient du
charbon dans les wagons. La pénurie engendrait le marché noir, de multiples
trafics, notamment avec les mariniers du Rhin, et la création de
"centrales d'échange" (Tauschzentralen), où les Allemands troquaient leurs objets
de valeur contre des produits de première nécessité.
Mon premier cadre de vie n'était donc
pas brillant, si bien que je me demandais si j'allais renouveler mon contrat en
août, après les vacances. De plus, nous vivions dans la pluie et le brouillard,
ce qui ne rehaussait guère le moral.
J'appris les premiers jours, par le
gouvernement militaire, que je ne porterais pas d'uniforme, mais que je serais
assimilé au grade d'aspirant, ce qui m'apporterait un certain nombre
d'avantages.
J'appris aussi que les cours que
j'aurais à donner allaient concerner non seulement les écoles, mais également
la population. Ma fonction impliquerait en outre le contrôle de l'opinion
publique. Mon supérieur hiérarchique, un Alsacien nommé Antony, me fit rencontrer
le 24 juin, au Gouvernement Militaire, les directeurs des diverses écoles, afin
de mettre au point mon emploi du temps. Il y avait là quatre chefs
d'établissements, dont la directrice du lycée de filles. Tous se plaignaient
des difficultés matérielles qu'ils rencontraient : locaux en ruines ou
endommagés, pénurie de livres et de papier, absence de chauffage, sans compter
le manque d'enseignants et de nourriture.
Il fut décidé que je travaillerais 18
heures par semaine, ce qui correspondait au service d'un professeur licencié ou
certifié dans l'enseignement français. Ces heures étaient réparties sur les
quatre principaux établissements, ce qui signifiait que mes cours s'adressaient
exclusivement aux élèves les plus âgés. La population scolaire y était absolument
inhabituelle. La plupart de mes élèves étaient d'anciens soldats, blessés ou
sortis des camps de prisonniers, qui venaient préparer leur Abitur
(baccalauréat). Certains étaient plus vieux que moi, avaient combattu sur tous
les fronts, et les filles qui avaient servi dans la DCA étaient encore
traumatisées par les bombardements. La plupart étaient débutants en français,
leurs études ayant été complètement perturbées par la guerre.
Étant absolument néophyte dans la
carrière d'enseignant, j'assistai au début à des cours dispensés par mes
collègues allemands, en français et en anglais. Après quoi je fus chargé de
classes entières, ce qui ne répondait pas au rôle normal d'un assistant. Mais
le manque de professeurs imposait cette mesure. Beaucoup d'entre eux étaient
morts, prisonniers en Russie ou ailleurs, ou bien encore révoqués comme anciens
nazis. Pour les remplacer, les autorités avaient rappelé les retraités et les
malades … et mobilisé les assistants.
Ces derniers faisaient de leur mieux
dans des conditions de travail déplorables. Comment enseigner la langue et la
culture française dans des établissements bombardés, devant des classes souvent
surchargées, composées d'élèves affamés, parfois sans pères ou sans parents,
rescapés des villes détruites et de la guerre totale, et cela avec une
insuffisance criante de fournitures scolaires ?
J'ai eu alors le privilège – et la
charge – d'assister et de participer au redémarrage de l'enseignement dans
notre zone. L'école jouait alors un rôle qui dépassait sa fonction pédagogique.
Elle alimentait les élèves par la distribution quotidienne, ou presque, de
colis de nourriture d'origine américaine ou suisse. Les récréations servaient à
la répartition des care packages,
mais aussi à la reconstruction des bâtiments scolaires. Je m'explique : dans le
lycée où j'avais mon service principal, près de la gare, établissement
particulièrement touché par les bombardements, la direction demandait aux
élèves de porter des briques sur les échafaudages. Ce détail peut sembler insignifiant,
mais je pense qu'il est au contraire significatif. Il explique, au moins en
partie, l'extraordinaire phénomène du "miracle économique" allemand
des années 1950. Le directeur du lycée, le Docteur Staab,
utilisait ainsi un trait de caractère des Allemands dont le nazisme avait usé
et abusé : l'esprit de communauté et de travail collectif.
Je ne sais pas quel avait été le
comportement de cet homme sous le régime hitlérien. En tout cas, il
apparaissait comme très ouvert à la coopération franco-allemande, étant
linguiste de formation. Il avait fait ses études à Heidelberg, Oxford,
Strasbourg et Besançon, où il connaissait plusieurs universitaires. C'était par
ailleurs un personnage assez caricatural, un gros homme à lunettes, le crâne
passé au papier de verre, en somme le stéréotype du Herr
Doktor tel que l'imaginaient les Français. Son
comportement était, lui aussi, assez typique : il devait garder des séquelles
du Führerprinzip, car il ordonnait aux élèves
de devenir des démocrates, et il attachait une grande importance aux signes
extérieurs de sa fonction. Quand le Gouvernement Militaire réquisitionna sa
voiture, il en fut scandalisé et proclama qu'un homme de son rang ne pouvait se
contenter d'une petite auto…
Cela dit, Staab
et ses collègues appliquaient à la lettre les directives des autorités
françaises. Ils s'attachèrent avec le plus grand sérieux à passer du système de
notation allemand (de 1 à 6) au système français de 0 à 20. Et ils acceptèrent
sans barguigner de remplacer les manuels scolaires allemands par des manuels
traduits du français ou publiés avec l'autorisation de la censure alliée. En
l'occurrence, il s'agissait en premier lieu d'ouvrages d'histoire, de
littérature et d'instruction civique, dont l'objectif était de combattre
l'idéologie nationaliste. Ainsi Le système des États européens (Das europäische Staatensystem) visait à l'objectivité et comportait des
chapitres sur les sciences et les littératures de l'Europe. La Révolution de
la bourgeoisie (Revolution des Bürgertums) se référait très largement aux idéaux de la
Révolution française, particulièrement à la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen. Quant aux Contributions à l'entente entre les
peuples (Beiträge zur
Völkerverständigung), c'était un recueil de
textes français tirés d'ouvrages scolaires qui prônaient la paix, la
démocratie, la fraternité, la tolérance, le courage civique et d'autres notions
du même genre.
Je ne sais pas quelle influence mon
enseignement a pu avoir sur mes élèves de l'époque, s'il a pu contribuer à
ouvrir leur esprit à l'idée d'une réconciliation des peuples et à corriger les
préjugés bien ancrés concernant la France. Il est certain en tout cas que pour
beaucoup d'entre eux notre pays restait, en dépit des défauts des Français,
celui d'une brillante culture dont l'Allemagne devait s'inspirer. Quelques-uns
rêvaient d'étudier à Paris et s'intéressaient aux nouveaux courants de pensée,
surtout à l'existentialisme de Sartre. Parmi tous ces élèves de Ludwigshafen,
l'un est devenu célèbre. Il s'appelle Helmut Kohl. Je lui ai écrit lorsqu'il
était chancelier pour lui demander s'il avait suivi mes cours. Sa réponse,
d'ailleurs fort aimable, fut négative. Il est évident qu'ayant à intervenir, au
moins pendant les premiers mois, dans quatre lycées différents, je ne pouvais
me charger de toutes les classes. De plus, je perdais beaucoup de temps en
déplacements, que j'effectuais soit en tramway, soit avec un vélo réquisitionné
par le Gouvernement Militaire.
La situation empira encore en hiver,
car la vague de froid força l'administration à supprimer des cours faute de
moyens de chauffage. La semaine fut réduite à trois jours et les heures à 30
minutes. C'est alors, en janvier 1947, que je commençai les cours à la
population, notamment à Oggersheim, le faubourg où
habitait Helmut Kohl. Le public auquel je m'adressais était composite, formé de
jeunes et de personnes âgées, de Rhénans et de réfugiés de l'Est. Les zones
d'occupation occidentales hébergeaient des millions d'Allemands qui avaient fui
devant l'Armée Rouge ou qui avaient été expulsés. À ceux-là venaient d'ajouter
les "personnes déplacées", travailleurs originaires des pays du
centre et de l'Est de l'Europe qui avaient été déportés par les nazis et qui
refusaient de subir le joug soviétique. En ce temps-là, les meilleurs
économistes prédisaient à l'Allemagne une retentissante déconfiture…
Personnellement, j'avais alors
quelques problèmes de santé et je dus subir des soins pendant plusieurs mois.
J'avais dû précédemment consulter le Dr Binet, oto-rhino-laryngologiste à
Besançon, mais mes crises de sinusite me reprirent à Ludwigshafen pendant l'été
1946 et il me fallut recourir à un spécialiste allemand d'excellente
réputation, mais qui eut besoin, pour me soigner, d'une autorisation du
Gouvernement Militaire. Je suppose qu'il avait été membre du parti nazi. Il
m'ordonna des séances de rayons ultraviolets et envisagea même une opération,
qui finalement n'eut pas lieu. Je fréquentai assidûment l'hôpital pendant
l'automne de 1946 et l'hiver de 1947, ma sinusite réapparaissant de manière
récurrente. Sans doute le climat rhénan ne me convenait-il pas. Par-dessus le
marché, mon foie supportait mal le régime alimentaire du cercle des officiers
et je fus obligé d'aller me faire faire des piqûres à l'hôpital, de me faire
envoyer des médicaments par mes parents et d'en demander à mes élèves, à ceux
dont les parents travaillaient dans la pharmacie et la chimie. À Ludwigshafen,
la chimie était reine. Par ailleurs, je manquais beaucoup d'exercices physiques
et je résolus de reprendre l'entraînement. Il y avait un stade à côté de mon
lieu d'habitation, et la section des sports du Gouvernement Militaire m'avait
attribué en août un survêtement et des chaussures.
Cependant il me fallait mettre un
point final à la rédaction de mon mémoire de maîtrise, que j'envoyai à mon
professeur Roger Ayrault. Il m'informa en août 1946 que ce travail, bien qu'un
peu dépouillé, lui donnait satisfaction. Il m'indiquait en outre qu'il avait
transmis à l'Office National de l'Université le rapport que j'avais fait
sur mes cours en zone française d'occupation. Il me restait à soutenir mon mémoire à Besançon. Ayrault me proposa
d'abord de le faire à la mi-décembre, ce qui ne m'arrangeait guère étant donné
que je ne serais pas en vacances. Finalement, l'épreuve fut fixée au début de
janvier, durant mes congés d'hiver, ce qui me permit de mieux me préparer à
l'oral. Il y avait en effet un programme de littérature, en l'occurrence celui
du Certificat d'Aptitude (on dirait aujourd'hui le CAPES) pour la session
de 1947. J'avais choisi Novalis pour l'explication de texte et je devais subir
en outre un examen de philologie avec M. Carrez, mon ancien professeur de
thème. Le principal problème pour moi était de trouver les ouvrages de critique
que m'avait indiqués mon professeur. Je réussis à en obtenir à la bibliothèque
municipale de Ludwigshafen et à Spire, je m'adressai aux bibliothèques
universitaires de Strasbourg et de Heidelberg avec plus ou moins de succès.
L'Université de Mayence commençait
seulement à renaître, après avoir été supprimée sous la Révolution française.
Elle fut rétablie par le Gouvernement Militaire sous l'impulsion du colonel Kleinmann, un Alsacien dont j'ai fait la connaissance une
vingtaine d'années plus tard. Le Palatinat et la Rhénanie n'avaient jusque-là
aucune université, alors que la partie méridionale de la zone française en
avait deux, Tübingen et Fribourg-en-Brisgau. Nous pouvions en principe aller
suivre des cours à l'Université de Heidelberg, où certains d'entre eux
portaient sur le romantisme. Karl Jaspers y avait repris son enseignement
philosophique interdit par les nazis en 1937. Ses écrits de 1946 et 1947, en
particulier Die Schuldfrage (La question de la culpabilité) faisaient
de lui l'un des principaux représentants de la conscience morale des Allemands.
Il quitta Heidelberg en 1948 pour l'Université de Bâle, de sorte que je n'ai
jamais eu l'occasion d'assister à ses conférences. Aller de Ludwigshafen à
Heidelberg était facile et rapide, mais à condition de pouvoir franchir le
Rhin. Or à partir d'octobre 1946 les Américains nous refusaient l'entrée dans
leur zone, à Mannheim, à cause des dissensions entre la France et ses alliés
occidentaux à propos du statut économique de l'Allemagne. Le 2 décembre, les
Anglo-Américains unirent leurs zones respectives en une "bizone",
première étape vers la création de la République Fédérale.
J'ai évoqué les obstacles et les
difficultés que je rencontrais dans mes fonctions d'enseignant et dans mes
travaux universitaires. J'avais heureusement dans ma situation d'occupant
quelques compensations non négligeables, essentiellement d'ordre matériel.
Le premier repas que je pris à mon
arrivée à Ludwigshafen m'en donna un aperçu. C'était au mess des officiers de
la garnison, où je fis un véritable banquet, ce qui contrastait absolument avec
ce que j'avais connu dans les casernes françaises. Peu après, il fut décidé que
je logerais au cercle des officiers, à la villa Raschig.
C'était la propriété du Docteur Raschig, un industriel fabricant de goudron qui avait été
exproprié par les autorités d'occupation. Cette immense demeure, qui avait
échappé aux bombes, était située sur le pourtour de la ville, non loin de l'IG-Farben, au milieu d'un parc. Elle devait comprendre
plusieurs dizaines de chambres, avec des salles de bain et une multitude de
lavabos. Le rez-de-chaussée comportait une salle à manger, un salon, un fumoir,
un bar, une salle de billard. Il y avait aussi des cuisines et une salle de
ping-pong, et peut-être encore d'autres pièces dont je n'ai pas souvenir. La
villa avait, dans le parc, un court de tennis tout neuf. Bref, tout cela était
le témoignage du luxe ostentatoire de la bourgeoisie industrielle, qui selon
toute apparence avait fait de bonnes affaires pendant la guerre.
C'était bien la première fois de ma
vie que je vivais dans un cadre pareil, cent fois plus somptueux que la grande
maison où j'avais été logé avec le peloton des transmissions à Kirn. Je n'avais
qu'un point de repère, mais dans un registre complètement différent : le château
du vicomte de Bonneval, près d'Issoudun, où logeait le colonel du 9ème
RCA. J'y avais vu tout le patrimoine de la vieille société aristocratique,
d'immenses galeries ornées de portraits des ancêtres, des tableaux de maîtres,
des cheminées et des armoires anciennes, des vitraux, des blasons sculptés.
Mais il n'y avait rien de commun entre cette richesse surannée et le faste
quelque peu insolent de la nouvelle bourgeoisie rhénane.
Mon installation à la villa provoqua
d'abord chez moi un peu d'inquiétude. Le train de vie qui y régnait
m'apparaissait comme largement supérieur à mes possibilités financières. Je
m'en ouvris au maître d'hôtel, un sous-officier qui était le fils d'un
restaurateur de Montbéliard. J'appris par lui que j'en aurais pour trois ou quatre
mark par jour, y compris les services comme l'entretien du linge. Autrement
dit, le Gouvernement Militaire appliquait le fameux principe de Clemenceau : « L'Allemagne paiera ». Nous
étions à peu près une quinzaine, en temps normal, à mener la vie de château à
deux pas des ruines de Ludwigshafen, alors que la population mourait de faim.
Le Troisième Reich avait saigné la France à blanc. Les Français prenaient
maintenant leur revanche.
Qui étaient ces occupants ? D'abord
le responsable principal du Gouvernement Militaire – il était
"gouverneur" de la ville – , le commandant C., celui que le
professeur de Poitiers m'avait décrit à Neustadt comme un mauvais coucheur.
J'eus l'occasion de m'en apercevoir dès mon premier contact avec lui. Il me dit
que j'avais bien une tête d'intellectuel, ce qui, de sa part, ne devait pas
être un compliment.
Il s'était constitué à la villa une
sorte de cour, formée des officiers et, le cas échéant, de leurs familles. Dans
ce milieu, la flagornerie n'était pas rare, chacun étant attentif à ne pas
s'attirer le ressentiment du chef. Le niveau culturel y était en général tout à
fait médiocre, la conversation triviale ou pire encore. J'avais la fâcheuse
impression que beaucoup de membres du Gouvernement Militaire étaient venus dans
la zone d'occupation pour mener la belle vie et profiter au maximum de la
situation. La plupart d'entre eux ignoraient tout de l'Allemagne et de la
langue allemande, ce qui entretenait une mentalité que je qualifierai de
colonialiste.
Il est évident que les assistants des
lycées et les lecteurs de l'Université Populaire (Volkshochschule)
– à partir de septembre 1946 nous étions six, dont deux jeunes filles – ne
partageaient pas cet état d'esprit. Nous avions été, comme je l'ai dit, envoyés
en Allemagne pour rééduquer la jeunesse et répandre la culture et la langue
françaises. Deux politiques d'occupation coexistaient par conséquent dans notre
zone : celle du général Schmittlein et celle des
gouvernements alliés, qui, à l'Ouest comme à l'Est, préconisaient le refus des
relations avec la population. Je ne sais comment les choses se passèrent
ailleurs. À Ludwigshafen, en tout cas, le commandant C. nous expulsa de la
villa Raschig sous un prétexte quelconque. Les
"intellectuels" étaient considérés comme des trublions dans un milieu
qui ne l'était pas du tout, et qui voyait d'un mauvais œil nos rapports avec la
jeunesse allemande. À ce propos, personne ne nous a dit comment enseigner le
français sans fréquenter les Allemands…
Pour en terminer avec ce fameux commandant
C., j'ai appris par la suite que peu après mon départ de Ludwigshafen il avait
été arrêté et emprisonné, je ne sais pour quel motif.
De juin à décembre 1946, j'ai quand
même profité du confort de la villa en question. Non seulement nous avions des
banquets à chaque repas, mais je pouvais jouer au tennis tant que je voulais,
avec des raquettes et des balles à volonté. Ces activités sportives
compensaient un peu l'excès de nourriture, surtout de viande, que nous
ingurgitions chaque jour.
Très souvent, la villa recevait des
hôtes étrangers, dont beaucoup étaient des personnages intéressants. Parfois,
de grandes réceptions avaient lieu, le 14 juillet en particulier. Ou bien nous
étions conviés à des repas de gala. Ce fut le cas en août 1946, lorsque la Croix-Rouge
nous reçut dans ses locaux et que la responsable des infirmières me demanda de
donner des cours de rattrapage à sa petite fille.
Les hôtes étrangers que je viens d'évoquer étaient
presque toujours des membres des délégations quadripartites qui venaient
contrôler l'IG-Farben. La Conférence de Potsdam, en
1945, avait décidé de démembrer la grande industrie allemande, et même de
démonter des machines à titre de réparations.
C'est ainsi que j'ai pu rencontrer
des officiers anglais, américains et russes que je n'aurais jamais eu
l'occasion de voir ailleurs. Où aurais-je pu jouer au tennis avec un colonel
britannique, avant le breakfast ? Où aurais-je pu jouer aux dames avec
un colonel soviétique, qui gagnait d'ailleurs chaque partie tout en me racontant
comment l'Armée Rouge avait pratiqué la stratégie de la "terre
brûlée" en 1941, lors de son repli devant la Wehrmacht ? Où aurais-je pu
rencontrer un officier de marine canadien qui avait échappé plusieurs fois aux
sous-marins allemands en convoyant du matériel de guerre américain vers le port
russe de Mourmansk ?
Tous les récits que j'entendais là
étaient passionnants, car la plupart de ces hommes sortaient de l'ordinaire. Il
va sans dire que leurs séjours s'accompagnaient de fêtes et de libations qui menaient
parfois à des débordements. C'est ainsi que l'une de nos serveuses allemandes
fut obligée un jour de sauter par la fenêtre pour échapper à un Russe pris de
boisson…
La vie à la villa n'était donc pas
dénuée de pittoresque. Une autre anecdote me revient en mémoire : un beau jour,
un jeune homme portant l'uniforme américain se présenta au cercle des officiers
lors d'une soirée donnée par le commandant. Il disait travailler au contrôle de
l'administration allemande à Nuremberg et voyager à travers l'Europe. Il avait
la parole facile et parlait français et allemand de manière étonnante. Il resta
plusieurs jours dans le coin et reparaissait de temps en temps à la villa,
jusqu'au jour où, voyant arriver deux officiers de la Military
Police, il chercha à s'esquiver prestement. Arrêté et fouillé, il dut avouer sa
véritable identité. Il était alsacien et probablement ancien collaborateur du
régime nazi. Il portait sur lui un revolver et quantité de faux papiers
américains. Cette histoire prouve que dans les périodes troublées l'imposture
peut se donner facilement libre cours. Je l'avais déjà constaté en 1944.
Notre condition d'occupants nous
offrait aussi d'autres privilèges matériels, comme la possibilité d'acheter des
marchandises dans les économats de l'armée. L'économat le plus proche se
trouvait à Germersheim, au sud de Ludwigshafen. Les
Bavarois y avaient construit, un siècle auparavant, des casernes vides depuis
Une remarque concernant Germersheim : j'avais toujours connu le nom de cette ville
du Palatinat, étant donné que mon oncle Maurice l'avait occupée en 1919 avec
son régiment du génie. En 1946, le général Schmittlein
y créa un institut d'interprètes dans l'une des casernes désaffectées. C'est
cet institut, depuis longtemps intégré à l'Université de Mayence et devenu
l'une des meilleures écoles d'interprétariat et de traduction d'Europe, qui
devait bien plus tard jouer un rôle considérable dans ma carrière. Dans le
cadre du jumelage entre les universités de Dijon et de Mayence, je fus amené à
intervenir fréquemment à la Faculté de
Linguistique appliquée
de Germersheim, avant d'y être appelé au poste de Professeur d'Études Européennes (Europa-Professur) dans les années 1990.
Je ne saurais passer sous silence
l'avantage considérable qu'avaient à l'époque de l'occupation les Français en
matière de transports ferroviaires. Nous pouvions voyager gratuitement dans
toute notre zone et même, le cas échéant, dans les zones voisines. Comme
j'avais chaque semaine des jours de liberté, je les occupais souvent à visiter
des villes que je ne connaissais pas, comme Mayence et Coblence, Worms et
Spire. Je conserve deux ou trois petites photographies de la cathédrale de Mayence,
dominant la place complètement dévastée par les bombes.
J'eus aussi l'occasion de monter, en
août 1946, à la cathédrale de Strasbourg. C'était au retour de mes vacances
d'été. J'étais avec mes amis Durand, de Quincey,
Jeannine, Georges et Paul, qui profitaient de l'occasion pour visiter la
capitale alsacienne. Cette belle journée m'est restée en mémoire, en
particulier parce que nous avions imité Goethe, qui luttait contre le vertige
en faisant l'ascension de la cathédrale quand il était étudiant à Strasbourg.
Au soir de cette belle journée, je repris le train pour Ludwigshafen, mais à
Lauterbourg je n'avais plus de correspondance. J'en fus réduit à dormir sur un
banc au poste de douane. Un pareil incident ne se reproduisit plus au cours des
autres voyages que je fis à Strasbourg, généralement pour chercher des livres à
la Bibliothèque Nationale et Universitaire, ou pour rencontrer le Doyen Höpfner, l'ancien professeur de mon directeur, le Dr Staab.
J'accomplis également deux
pèlerinages, si je puis m'exprimer ainsi, vers des lieux qui m'avaient laissé
des souvenirs très vivaces. Je me rendis d'une part à Kirn-an-der-Nahe, d'autre
part à Fribourg-en-Brisgau.
À Kirn, la grande maison où je
logeais était occupée par le mess de la gendarmerie. Je réussis à acheter un
portefeuille dans une fabrique de maroquinerie, mais j'appris que les autres
étaient désormais strictement surveillées.
À Fribourg, où j'avais passé
plusieurs semaines en 1937, je dus constater que cette charmante ville n'était
plus que l'ombre d'elle-même. Mon but était essentiellement de retrouver la
maison Kulke, dans la Karthäuserstrasse.
Je n'avais aucune nouvelle de cette famille depuis le début de la guerre et
j'ignorais ce que les parents et les enfants étaient devenus.
Ils n'étaient plus là. Je frappai
chez les voisins Buri. M. Buri
se souvenait bien de moi. Il m'expliqua que la famille Kulke
avait été expropriée pour avoir adhéré au parti national-socialiste et que la
faute principale en incombait à la mère, qui avait eu une véritable vénération
pour Hitler. Elle avait ainsi causé la mort de ses trois fils aînés, notamment
de Richard, qui était dans la Leibstandarte
des Führers, c'est-à-dire la garde personnelle d'Hitler. Voilà l'essentiel
de ce que j'appris ce jour-là. Vers la même époque, ma mère reçut une lettre de
Madame Kulke, qui annonçait la mort de ses enfants et
les tribulations de la famille à partir de fin 1944. Des détails
supplémentaires me furent donnés quelques années plus tard, à partir du moment
où la famille Kulke s'installa aux USA. Je sus ainsi
comment avaient disparu mon correspondant Helmuth en
1943, puis Wolfgang et Richard en 1944. Ce dernier, officier dans la 12ème
division blindée SS Jeunesse hitlérienne, avait été mortellement blessé
le 14 juillet 1944 à Falaise. Les restes de sa division avaient fusionné
ensuite avec la garde personnelle d'Hitler, mais Richard n'y était plus,
contrairement à ce que pensait M. Buri.
Ce voyage à Fribourg ne fut certes
pas le plus gai de mon séjour en zone française. J'ai le souvenir de joyeuses
excursions avec mes collègues ou parfois avec des membres du Gouvernement
Militaire qui disposaient de voitures, ce qui permettait de découvrir de
ravissants paysages du côté de Heidelberg, dans la vallée du Neckar, dans
l'Odenwald. Il nous est également arrivé de descendre le Rhin en bateau, dans
la partie la plus romantique du fleuve entre Mayence et Coblence. C'était une
grande joie de pouvoir admirer des contrées non dévastées par la guerre et dont
les seules ruines étaient les vieux châteaux médiévaux dominant le Vater Rhein, le fleuve majestueux, longtemps la pomme de
discorde entre la France et l'Allemagne, mais désormais rendu à sa fonction
première d'artère de l'Europe.
Et le Rhin jouait, à Ludwigshafen et
Mannheim, un rôle économique majeur. La ville avait même une salle de
spectacles nommée, par allusion à la Tétralogie de Richard Wagner, Das Rheingold. Je
n'y ai pas vu de représentations d'opéras wagnériens, mais des chefs
d'orchestre français et des pièces de théâtre jouées par des acteurs parisiens,
en particulier Charles Dullin dans L'Avare. Le public allemand cultivé
fréquentait volontiers ces manifestations, de même que les concerts donnés par
des ensembles symphoniques ou vocaux à l'IG-Farben.
Dans l'adversité, le peuple allemand cultivait l'art du chant choral, qui était
l'un de ses principaux moyens d'expression, surtout depuis la Réforme.
Après un hiver très froid, au cours
duquel je faillis me noyer en patinant sur le Durgeon
à Vesoul, nous eûmes un été très chaud. J'ai déjà mentionné le fait que, faute
de chauffage, l'administration nous accorda, début 1947, des "vacances de
froid". Revenu chez mes parents pour quelque temps avec des patins à glace
que j'avais achetés à l'économat de Germersheim, je
voulus les essayer sur la rivière gelée, à l'endroit où mes camarades de lycée
patinaient dans l'hiver 1939-
Le magnifique printemps de 1947 fut
l'occasion de distractions très agréables. Je participai à un stage des
assistants de français dans le nord de notre zone, non loin de Bonn. C'était à
Bad-Neuenahr, dans l'Eifel, la partie nord-ouest du
Massif schisteux rhénan. Fin juin, nous descendîmes, mes collègues et moi,
jusqu'à l'autre extrémité de la zone française, le lac de Constance. C'était une
sorte de Côte d'Azur allemande, avec des plages et des hôtels qui contrastaient
avec les ruines de Mannheim et de Ludwigshafen. On trouvait en outre dans cette
région proche de la Suisse et de l'Autriche de remarquables sites historiques,
comme la ville de Constance et le plus vieux château d'Allemagne, celui de Meersburg, construit au 7ème siècle. Nous
tentâmes de pénétrer en Autriche à partir de Lindau, mais sans ordre de mission
il nous fut impossible de dépasser Bregenz. Je dus attendre quelques années
encore pour voir Innsbruck, Salzbourg et Vienne.
L'année scolaire se terminait. Le 14
juillet, à Baden-Baden, le champagne coula à flots. En août, je quittai ma
chambre de la Ostmarkstrasse pour prendre le train de
Metz. J'avais fait à Ludwigshafen un séjour de plus d'un an, dans les
conditions que je viens de décrire. J'espère avoir fait progresser mes élèves
dans la connaissance de la France et du français. Les échos que j'en ai eus
ensuite, par l'intermédiaire de mes collègues allemands, m'ont semblé plutôt
positifs.
Quant à l'autre aspect de la mission
confiée aux assistants, à savoir la surveillance de l'opinion, c'était une
autre affaire. Il n'était pas question de faire une enquête en règle auprès des
élèves, un peu dans le genre du fameux Fragebogen
(questionnaire) de l'écrivain d'extrême-droite Ernst von
Salomon, qui dans cet ouvrage autobiographique tournait en dérision les
formulaires de dénazification distribués par les Américains dans leur zone. Il
n'était pas dans mes attributions de pratiquer des sondages de cette sorte.
D'autre part, les réponses auraient certainement été sujettes à caution,
personne n'ayant intérêt à se faire mal voir des occupants.
Pour juger de l'état des mentalités,
nous ne pouvions fonder notre opinion que sur des impressions, des réactions
forcément vagues et incertaines. Pour ma part, je n'ai que très rarement
remarqué des réflexions négatives ou critiques à l'endroit de l'occupation
française, de la France et des Français. Beaucoup d'Allemands s'en
accommodaient et essayaient d'en tirer le meilleur parti, jugeant sans doute
que c'était préférable à la présence soviétique ou à la terreur nazie.
Toutefois je suis convaincu que les douze années de mise en condition et de
dressage de la jeunesse sous le régime hitlérien continuaient à entretenir dans
les esprits des préjugés plus ou moins xénophobes. Ainsi l'un de mes élèves,
fils de bourgeois, vaniteux et superficiel, pensait me faire un compliment en
me déclarant digne d'être un Allemand !
Le 18 octobre 1946, deux professeurs
français venant de Baden-Baden se présentèrent à mon lycée pour y faire une
enquête sur la mentalité des élèves en leur posant des questions sur la défaite
de l'Allemagne et le procès de Nuremberg. Le 16, les dignitaires nazis
condamnés à mort avaient été pendus, y compris les deux militaires Keitel et
Jodl, accusés comme les autres de crimes contre la paix, de crimes de guerre et
de crimes contre l'humanité. Je ne sais plus quel fut le résultat de l'enquête.
Je me souviens par contre du fait que certains élèves, sans doute anciens
soldats de la Wehrmacht, protestaient contre l'exécution du maréchal Keitel et
du général Jodl par pendaison. Ils auraient préféré, comme l'avaient demandé
les deux militaires, une mort moins ignominieuse. Par un curieux hasard, je
devais rencontrer plus tard, à la Deutsche Bibliothek
de Francfort, le propre neveu de Keitel, qui ressemblait à son oncle, mais ne
se vantait pas de son lien de parenté avec lui…
À côté de ce premier grand jugement
par un tribunal international avaient lieu d'autres procès intentés à de hauts
responsables moins connus. C'était le cas des directeurs de l'IG-Farben, énorme consortium inculpé des plus graves délits,
comme l'exploitation de travailleurs déportés ou la fabrication de gaz mortels
pour les camps d'extermination. Or j'avais un élève d'environ 18 ans, nommé
Ambros, dont le père était précisément l'un de ces éminents personnages. Le
fils, toujours élégamment vêtu, arrivait au lycée avec des documents destinés à
disculper son père. Si je me souviens bien, ce dernier fut condamné à une peine
de prison qu'il ne purgea qu'en partie, les Alliés occidentaux ayant besoin de
ses services au moment de la "guerre froide".
En janvier 1947, le professeur Sauzin, directeur de l'enseignement pour toute la zone
française, vint faire des sondages parmi les étudiants allemands. Le lieutenant
Antony, mon supérieur, m'avait invité au restaurant avec le professeur et dix
étudiants, huit de Mayence et deux de Heidelberg. La conversation fut
intéressante, mais je n'ai pas l'impression qu'elle ait été bien rentable.
En tout état de cause, la
dénazification et l'épuration posèrent des problèmes d'une complication inouïe
et entraînèrent des erreurs et des abus inévitables dans ces situations
chaotiques. Je citerai ici pour finir deux réflexions émanant de personnalités
allemandes. La directrice du lycée de jeunes filles m'affirma un jour qu'elle
préférait négocier avec le Gouvernement Militaire français plutôt qu'avec les
nouvelles autorités allemandes, qu'elle tenait pour suspectes. L'autre propos
vint d'un ecclésiastique, le prélat Walzer, ancien
député sous la République de Weimar. Lors de l'inauguration solennelle de
l'Université Populaire de Ludwigshafen, Walzer posa
le problème de la démocratie en Allemagne et expliqua pourquoi la République de
Weimar avait échoué. Au moment du vin d'honneur, il nous déclara que son plus
grand désir était de voir les troupes d'occupation rester le plus longtemps
possible dans son pays, ce qui éviterait un épouvantable désordre et un risque
de rechute dans la dictature.