Chapitre 15

Interlude universitaire et intermède militaire (1944-1946)

 

La libération de Vesoul fut un heureux événement, mais après celle de Fougerolles le 17 septembre, d'Aillevillers le 18, les opérations stagnèrent le long de la ligne des Vosges. Ronchamp fut libéré le 2 octobre, Champagney le 19 novembre. C'est à la fin du mois de novembre que le département fut entièrement délivré de l'occupation.

Vers la fin de septembre, j'appris plusieurs nouvelles graves. Mon petit camarade René Clavier, de Quincey, avait été tué dans un maquis des Alpes. Mon ancien camarade de lycée Pierre Rimey, grand résistant blessé lors de la libération de Besançon, venait de mourir des suites de ses blessures. Il avait 22 ans et avait épousé quelques mois avant notre condisciple Régine Lamboley. Enfin je fus informé par la préfecture du massacre de Magny d'Anigon, un village situé non loin de Ronchamp, où le 18 septembre trente-huit FFI avaient été fusillés. Parmi eux, quinze venaient d'Arpenans. Tous ou presque étaient d'anciens élèves de mes parents. La consternation était immense dans toute la région, et notamment à Quincey où la municipalité et la population se joignirent au vaste mouvement de solidarité en faveur du village si éprouvé. Le 1er mars 1946, le maire d'Arpenans Charles Joyant envoya à mes parents une lettre de remerciements au nom des familles des fusillés et en son nom personnel, car il avait lui-même perdu son fils Maurice, mon ancien petit compagnon.

Durant les mois d'octobre et de novembre, les exécutions sommaires, les exactions et les rafles se succédèrent entre Ronchamp et Belfort. Des milliers d'hommes furent astreints au travail forcé, les uns pour creuser des tranchées, les autres pour participer à la production de guerre dans les usines allemandes. Tel fut le cas de mon futur beau-frère Jean-Claude Guimbal. Ingénieur à l'entreprise Alsthom, il fut emmené dans une usine de moteurs d'avions.

Libéré de mes obligations envers la préfecture, et suivant l'exemple de certains de mes camarades, je tentai en octobre de m'engager dans l'armée pour la fin de la guerre. Je me rendis au château de Colombe, où était installé un état-major américain, avec l'espoir d'être embauché et de pouvoir améliorer mon anglais. Ma démarche fut vaine, les officiers que je rencontrai ne tenant pas à s'encombrer d'un jeune Français sans expérience militaire.

Il me restait une solution : poursuivre mes études en attendant le moment où la République me mobiliserait. Il me fallait reprendre contact avec l'Université. Je partis donc un matin pour Besançon, accompagné de mon fidèle ami François Jamey. Nos démarches terminées, nous eûmes la pénible surprise de constater que nous n'avions aucun moyen de transport pour revenir à Vesoul. La seule possibilité était de rentrer à pied. Nous nous mîmes donc courageusement en route avec le secret espoir que la Providence nous viendrait en aide. Et le miracle arriva ! Nous avions parcouru quelques kilomètres lorsque la Providence se manifesta sous l'apparence d'une jeune personne conduisant une minuscule voiture. Sans doute attendrie par notre triste sort, l'aimable conductrice nous proposa de nous prendre en stop jusqu'à Vesoul, étant donné qu'elle allait jusqu'au front, dans les Vosges. Je ne sais pas exactement ce qu'elle allait y faire. L'arrière de la voiture était encombré de matériel et contre le pare-brise il y avait une pomme et un revolver.

Serrés tous les trois sur le siège avant, nous suivîmes donc la route de Vesoul, au milieu des convois américains. Les soldats eurent vite repéré cette petite voiture civile pilotée par une femme. Certains eurent l'idée de donner du chocolat ou des cigarettes à notre conductrice lorsque leur camion arrivait à notre hauteur. Ce jeu acrobatique réussit deux ou trois fois, jusqu'au moment fatal où l'un des camions tamponna l'arrière de notre véhicule, le projetant de plusieurs mètres vers l'avant. La Providence, encore une fois, veillait sur nous. Il y eut plus de peur que de mal, mais nous eûmes droit aux imprécations du chauffeur, proférées en un langage qu'il valait mieux ne pas comprendre…

Vers la Toussaint, je repris donc le chemin de la faculté. Je ne sais plus si nous allions à Besançon par le train, mes amis et moi, les Allemands ayant supprimé une voie entre Vesoul et Besançon. Je crois que nous prenions le car, lequel nous promenait à travers la campagne afin de desservir des villages perdus. Nous logions toujours, François Jamey et moi, au Centre d'accueil des étudiants et nous prenions nos repas au Petit Polonais. Le couvre-feu avait naturellement cessé, mais la vie bisontine n'offrait guère plus de distractions qu'à l'époque de l'occupation. Les restrictions alimentaires et autres n'avaient pas disparu, la guerre n'étant pas terminée.

En faculté, je m'étais inscrit en maîtrise et il me fallait choisir un sujet de mémoire. Roger Ayrault me proposa un travail sur Max Klinger, l'un des principaux représentants du mouvement littéraire du Sturm und Drang (littérature de Tempête et d'Assaut). Je me mis donc à l'étude des œuvres dramatiques de cet auteur proche de Goethe, travail qui devait m'occuper au moins une année universitaire.

En Haute-Saône, la 1ère  armée française du général de Lattre de Tassigny avait remplacé la 7ème armée américaine. Nous logions à l'école un pharmacien militaire fort jovial originaire du Languedoc, qui venait se reposer à Quincey des fatigues accumulées sur les sommets des Vosges. Il nous rapportait parfois des objets introuvables pour cause de restrictions. Un jour, il fit à ma mère un cadeau inestimable … un balai.

Le 11 novembre 1944, une prise d'armes eut lieu à Quincey, devant le monument aux morts. Sur les photos qui restent de l'événement, on distingue une section rendant les honneurs, le maire Charles Chevillard, l'abbé Tissot, curé de Frotey, mon père, les enfants des écoles.

Quelques jours après, Champagney était enfin libéré, soit plus d'un mois et demi après Ronchamp. Il avait fallu tout ce temps pour progresser de quatre ou cinq kilomètres, et durant ces semaines terribles la population manquait de tout. L'un des premiers civils qui pénétrèrent dans Champagney fut mon oncle Jean Nurdin, qui apportait à ses amis Mouillon, instituteurs, une musette de ravitaillement. Généreux et intrépide comme son frère Paul, il avait bravé tous les dangers pour parvenir jusqu'à eux.

Les combats continuaient devant Belfort et dans les Vosges, alors que le 21 octobre la ville d'Aix-la-Chapelle avait capitulé et que le 23 novembre la division du général Leclerc libérait Strasbourg. À la mi-décembre, Hitler lançait sa dernière offensive dans les Ardennes, contre-attaque désespérée qui échoua au bout de peu de temps. Début février 1945, toute l'Alsace était enfin libre. Un contingent d'étudiants du Haut-Rhin arriva à l'Université de Besançon. Ils étaient quelque peu dépaysés, parlaient un français mêlé de tournures allemandes et trouvaient peu modernes nos vieux locaux de la rue Mégevand.

En mars et avril, les événements se précipitèrent. Le Reich était à l'agonie. Les grandes villes allemandes – ou ce qu'il en restait – tombaient les unes après les autres. Les Russes prirent Vienne le 13 avril, encerclèrent Berlin le 20. Hitler se suicida le 30, nouvelle absolument sensationnelle que j'appris au Centre d'accueil des étudiants par mon camarade Armand, germaniste comme moi.

La liesse générale fut telle que bon nombre d'étudiants décidèrent un soir d'organiser ce qui était strictement impossible sous l'Occupation, je veux dire un monôme estudiantin. La fin de la grande tragédie libérait des sentiments refoulés depuis des années, échauffait des esprits, qui ressentaient aussi le besoin de secouer la torpeur d'une ville un tantinet endormie. Peut-être y avait-il dans cette manifestation juvénile un peu de l'esprit de mai 68. Toujours est-il qu'un groupe de joyeux lurons se mit à parcourir les rues plus ou moins obscures de la vieille cité bisontine en chantant à tue-tête des chansons d'étudiants que personne ne connaît plus aujourd'hui. Un premier objectif était atteint, à savoir réveiller une ville où la vie nocturne était inexistante.

Mais comme cela arrive souvent au cours de manifestations, les meneurs fixèrent à la bande un second objectif beaucoup plus ambitieux, c'est-à-dire envahir les dortoirs de l'École Normale de Jeunes filles et du lycée Pasteur. Mes souvenirs sont très flous concernant le premier établissement, mais il me semble que nos hardis stratèges ne purent y pénétrer. Le lycée, en revanche, était une forteresse assez facilement accessible. Toute la foule fit irruption dans les couloirs, et de là dans un immense dortoir où les élèves dormaient du sommeil du juste. Quelques meneurs eurent alors l'idée géniale de "virer" les filles de leurs lits, plaisanterie balourde d'usage courant dans les internats de garçons. Le premier moment de surprise passé, les dormeuses qui n'étaient pas encore tombées de leurs lits se levèrent d'elles-mêmes. Les cris de frayeur se changèrent  en éclats de rire et des discussions s'engagèrent entre les deux camps. C'est alors que François Jamey et moi, qui avions suivi le mouvement en observateurs, résolûmes de regagner nos pénates, de sorte que nous ignorions ce qui s'était passé après.

Si ma mémoire est bonne, un groupe de perturbateurs de l'ordre public avait été conduit au poste de police et interrogé. L'affaire avait été classée "sans suite" par les autorités, mais le rectorat crut bon de prendre une sanction disciplinaire. Tout le monde fut appelé à comparaître devant le Conseil de l'Université, dans la salle où en 1939 nous avions passé l'oral du bac. Notre camarade vésulien Daniel Gaussin, étudiant en médecine, se chargea de la délicate mission de plaider notre cause. En définitive, le Conseil nous chapitra et nous condamna, pour la forme, à je ne sais plus quelle peine, avec sursis.

De toute façon, la République venait de décider de mon sort en mobilisant la classe 42, celle que Laval avait déjà désignée pour le STO en 1943. Il s'agissait de restaurer l'unité nationale en réorganisant l'armée. Assez curieusement, les premiers appelés furent les conscrits nés au cours du deuxième semestre de l'année 1922. Ils partirent en mai 1945, c'est-à-dire au moment de la capitulation du Reich. Ceux du premier semestre furent incorporés en juillet, très exactement le 5.

Le voyage de Vesoul à Nevers, notre centre d'incorporation, me donna une première idée des pratiques de l'armée dans le domaine du transport. Après une fort mauvaise nuit au quartier Luxembourg, on nous réveilla à 3 heures du matin pour prendre le petit déjeuner à l'hôtel Le Mercédès, et le train à 5h 40. Tout cela pour attendre des heures à la gare de Besançon, puis à celle de Dijon et au triage de Périgny, enfin à Montchanin le lendemain matin. La deuxième partie du trajet, du Creusot à Nevers par Lusy et Decize, nous reposa un peu de nos fatigues.

La vallée de la Loire, avec ses paysages bucoliques, ses bœufs blancs et ses troupeaux d'oies, nous semblait bien préférable aux gares de triage et aux voies de garage. Nous étions dimanche après-midi lorsque notre wagon à bestiaux – chevaux en long : 8, hommes : 40 -  nous déposa à la gare de Nevers. Nous avions donc battu des records de lenteur, dus aux ponts détruits, aux voies ferrées endommagées et à la pagaille générale. À Nevers, notre première impression fut mauvaise. Tout le quartier de la gare avait été touché par les bombes américaines. Le lycée était démoli et la cathédrale elle-même avait souffert.

L'armée nous dirigea vers la caserne Pittié, qui abritait le Centre d'organisation de l'infanterie de la région militaire de Dijon. Les casernes sont rarement des lieux de villégiature. Celle-là n'échappait pas à la règle. Nous eûmes à supporter, du moins au début, des déménagements incessants et des appels interminables dès notre arrivée. Les gradés nous infligèrent des corvées dignes des Gaietés de l'escadron de Courteline, en premier lieu la "corvée de chiottes" qui consistait à vider les tinettes, car le confort moderne n'existait pas dans les casernes de 1945. J'eus donc l'honneur de porter, à travers la cour, et avec l'aide de mon ami François Jamey, des récipients pleins à ras bord de matières nauséabondes, noble besogne réservée aux bleus.

Dans l'ensemble, la propreté des locaux laissait à désirer. Il y avait des puces dans les chambrées et des cas de diphtérie. L'infirmerie manquait de médicaments. Vers le milieu de juillet on nous vaccina, ce qui nous donna de la fièvre pendant trois jours. Le bruit courait que l'on nous avait inoculé des vaccins allemands périmés et qu'ailleurs des soldats en étaient morts. Tout cela n'améliorait pas les relations avec les caporaux et sous-officiers, que beaucoup d'entre nous trouvaient bornés et incultes. Des rumeurs annonçaient en outre l'arrivée prochaine de recrues des classes 1940 et 1941, ce qui risquait d'ajouter encore à la confusion ambiante.

Il est juste de faire ressortir les aspects positifs de la ville de Nevers, sa cathédrale et ses monuments, son fleuve majestueux, ses promenades le long de la Loire et les baignades que l'armée nous accordait après l'exercice. De plus, nous étions entre copains. Je me retrouvais avec mes condisciples du lycée, non seulement François Jamey, mais aussi Dufils, Vaytard, Poirson, Hoyet, Gaussin et d'autres. Dès mon arrivée, je sus que nous avions des conscrits de Fougerolles et de la région, car ils parlaient patois, un idiome bien différent du nivernais.

Quant à mon affectation, elle resta longtemps incertaine, car des bruits contradictoires couraient au sujet des départs. J'appris d'abord que je devais aller à l'école des cadres des blindés à Lyon. Puis l'oculiste parla de me faire réformer à cause de mon astigmatisme, ce que réprouvaient mes parents. Enfin je remplis un dossier pour passer un concours d'interprète. Finalement, je fus dirigé sur Lyon avec quelques camarades.

De ce séjour d'un mois à Nevers, il me reste en mémoire quelques anecdotes plus ou moins pittoresques. Le soir du 14 juillet, un grand feu d'artifice fut tiré au bord de la Loire, auquel les militaires eurent le droit d'assister. L'intendance nous avait auparavant distribué des uniformes anglais. Je m'aperçus le lendemain matin que, sur les quais de la Loire, je m'étais assis dans une flaque de goudron ! J'eus beau nettoyer à l'essence le fond de mon pantalon kaki, il resta désespérément maculé.

Un autre jour, un sous-officier fut chargé d'enseigner le chant, car l'armée française essayait alors d'imiter les Allemands qui, comme chacun le sait, défilaient dans les rues en chantant, à l'instar des Russes. Or ce sous-officier chantait faux. On devine le résultat. Quand le lieutenant entendit l'exécution du morceau, il nous ordonna de nous taire. Ce fut une belle partie de rigolade. Cela dit, les anciens qui revenaient de l'exercice chantaient à gorge déployée, ce qui nous rappelait les Heidi, heido, heida des temps de l'Occupation. Les prisonniers allemands que nous avions à la caserne Pittié ne devaient pas être trop dépaysés.

La plupart travaillaient à la cuisine, ce qui me rappelle une autre anecdote. Un matin, nous étions 36 pour éplucher des centaines de kilos de carottes et de pommes de terre. Nous avions beau appliquer la technique de François Jamey, à savoir transformer en six coups de couteau une patate de forme sphérique en une patate de forme cubique, les pluches n'avançaient guère. C'est alors que nous aperçûmes, à peu de distance, deux ou trois prisonniers qui se prélassaient sur un vieux canapé. Je me mis à les apostropher, non pas dans la langue de Goethe, mais dans le jargon d'un Feldwebel prussien. Cela leur déplut visiblement, mais ils jugèrent plus prudent de venir nous prêter main forte.

Enfin je ne puis omettre le seul bon repas que nous fîmes, François Jamey et moi, durant notre séjour à Nevers. Ce fut en ville, chez notre ancien professeur d'allemand du lycée de Vesoul, Maurice Dautriche. Cet excellent homme était alors censeur du lycée de Nevers. L'établissement étant en ruines, le censeur et sa famille vivaient dans un appartement où nous fûmes invités à dîner un soir. Ce fut pour nous un repas de gala, et cela malgré les restrictions. De plus, nous pûmes évoquer le passé vésulien, quand nous avions M. Dautriche comme répétiteur, puis comme professeur. Mais il nous raconta aussi comment, en 1944, il avait échappé de justesse à la mort dans les caves du lycée de Nevers, ainsi que sa famille.

Le 5 août, nous quittions Nevers pour Lyon. Le voyage fut aussi épique qu'entre Vesoul et Nevers, avec cinq heures de retard au départ et une nuit entière à la gare de Chagny. Et à l'arrivée personne ne nous attendait à la gare des Brotteaux.

Nous voilà une trentaine à débarquer de notre wagon à bestiaux. Nous marchons jusqu'à la caserne de la Doua, dans les quartiers est de la ville. C'est là qu'est installé le Centre d'organisation de l'armée blindée (COAB 414). Je suis affecté au 3ème peloton du 3ème escadron. L'administration me demande ma carte d'FFI, et si j'ai été maquisard, réfractaire au STO, ou membre des chantiers de jeunesse. Au premier abord, la caserne a une apparence plus moderne que celle de Nevers, mais la nourriture y est plus mauvaise, et franchement insuffisante.

Les prisonniers allemands sont naturellement encore plus maltraités que nous. Certains viennent mendier des morceaux de pain quand nous sortons du réfectoire. Ils se cachent derrière les arbres et sont d'une maigreur effrayante. De plus, ils sont occupés à déterrer les cent cinquante cadavres de civils français  fusillés en 1944 au stand de tir de la caserne. Leur sort n'a rien de commun avec celui des prisonniers de la caserne Pittié.

Pour faire bonne mesure, tout le monde est victime d'une épidémie de dysenterie qui me fait considérablement maigrir. Le médecin-chef m'ordonne des gouttes de belladone et du repos. En fait, nous ne sommes pas fatigués par les exercices militaires, car à part quelques marches au pas ou quelques demi-tours à droite ou à gauche, nous passons notre temps à attendre. Ces semaines à Lyon ne m'ont rien appris, sauf à conduire des chenillettes américaines que nous pilotions sur un terrain vague contigu à la caserne. Et je ne pense pas que les volontaires en instance de départ pour l'Indochine – le Viêt-Minh déclencha la révolution à Hanoi le 19 août – en aient fait beaucoup plus que nous.

J'aurais pu me distraire agréablement dès le début de mon séjour en acceptant de jouer dans l'orchestre du COAB. Nous nous étions portés candidats, un camarade de l'Yonne et moi. Il fut nommé chef de musique et j'ai été classé dans ceux qui pouvaient jouer dans l'orchestre. Quand nous avons vu que les choses devenaient vraiment sérieuses, nous avons refusé tous les deux. J'ai peut-être manqué là la chance de ma vie. Les jours suivants, nous entendions la musique répéter des airs martiaux, que j'ai encore plus ou moins en mémoire.

Mais nous avions trouvé une autre manière de nous distraire, qui consistait à sortir en ville. Il fallait évidemment avoir un motif valable pour franchir le poste de garde. J'en avais un qui était excellent : j'avais des dents cariées et des rendez-vous chez le dentiste. On pouvait aussi aller faire des démarches dans les bureaux militaires, ce qui parfois n'était pas pure invention. Le motif le plus astucieux de tous fut inventé par mon camarade vésulien l'abbé Jannot, qui se présentait à l'entrée de la caserne en annonçant avec le plus grand sérieux qu'il avait une messe à dire et qu'il m'emmenait avec lui pour la servir. J'ai perdu de vue ce brave abbé depuis cette lointaine époque et je ne sais si ce stratagème a beaucoup pesé sur sa conscience, mais il est certain que ce pieux mensonge nous a été d'un grand secours. Nous pouvions ainsi apaiser notre faim dans quelque petit bouchon lyonnais, acheter quelques victuailles et visiter le Parc de la Tête d'Or.

Un vendredi, nous avons même eu l'idée beaucoup plus risquée d'aller passer le week-end chez nos parents.

Je savais, depuis un voyage que j'avais fait un peu avant à Besançon pour me renseigner à la Faculté sur la soutenance de mon mémoire de maîtrise, que des trains de permissionnaires circulaient chaque jour entre Marseille et Strasbourg. Nous nous sommes rendus, Jannot et moi, à la gare de Perrache, pour prendre le train de nuit. Il suffisait de monter à contre-voie pour éviter les contrôles militaires, et de descendre de la même manière à Vesoul après avoir changé de train à Besançon. Le dimanche, le retour s'effectuait de manière analogue, dans des trains surpeuplés de soldats nord-africains qui repartaient vers Marseille. À 7 heures du matin le lundi, nous étions à la caserne.

Il m'arrivait aussi de sortir en ville avec d'autres camarades, notamment Marc Véjux de Cerre-lès-Noroy et surtout mon ancien condisciple Marcel Dufils, avec lequel j'allais au restaurant à la Croix-Rousse, à Fourvière et au cinéma.

C'est en circulant en tramway que j'avisai un jour – c'était vers le 10 août – un voyageur qui lisait un journal annonçant en manchette la nouvelle suivante : « Deuxième bombe atomique sur Nagasaki ». L'information était stupéfiante. Nous ne savions pas, à la caserne, qu'une première bombe était tombée sur Hiroshima le 6 août. Je ne savais pas ce qu'était une bombe atomique. Et je ne savais pas non plus que cette diabolique invention allait faire entrer l'humanité dans une ère nouvelle.

En attendant, mon sort était toujours en suspens. On disait à la Doua que nous allions partir pour le camp de la Valbonne, non loin de Lyon. On disait aussi que des volontaires étaient demandés pour un régiment de dragons stationné dans le Tyrol. On murmurait que le colonel aurait dit que ceux qui avaient des problèmes de vue ne pouvaient rester dans les blindés. Afin d'en avoir le cœur net, je consultai le médecin-chef qui, le 16 août, me déclara inapte, ainsi que mon camarade Jannot. Je n'étais pas plus avancé qu'à Nevers.

Mon objectif était toujours de passer le concours d'interprète et de partir pour l'Allemagne. Or je n'avais aucune nouvelle du dossier que j'avais rempli à la subdivision de Nevers. Sa disparition devait m'être confirmée début septembre grâce à un appel téléphonique du secrétariat du colonel, puis par une démarche que j'entrepris à l'État-major de Lyon. J'appris ainsi que le délai d'inscription au concours était dépassé et que je n'avais plus qu'une solution : écrire au général Koenig, commandant en chef des forces françaises d'occupation à Baden-Baden.

En attendant, il me fallait trouver une issue à ma situation totalement bloquée. En pareil cas – je devais le constater plus tard dans ma carrière d'enseignant – le seul remède est de tenter le tout pour le tout et de faire appel à une personnalité ou à un organisme susceptible de secouer l'inertie administrative. Je demandai à mes parents d'écrire à un général, en l'occurrence au général Demougin, un Fougerollais qui avait l'âge de mon oncle Henri et avait fréquenté l'école avec lui. De plus, ils étaient tous deux fils de tonneliers. Dans le courant de septembre, le colonel me reçut dans son bureau, m'informa que le général Demougin lui avait écrit et qu'il était tout à fait normal que je postule la fonction d'interprète. Voyant qu'il considérait mon cas avec bienveillance, je lui demandai de m'inscrire sur la liste des volontaires pour la zone d'occupation en Allemagne.

 

C'est ainsi que le 20 septembre nous prîmes en wagons à bestiaux la direction de Trèves, pour être incorporés à la 1ère Division blindée. Nous avions quatre jours de vivres, mais pas beaucoup à boire, et il faisait chaud. C'est pourquoi nous profitâmes de la première halte, à Ambérieu-en-Bugey, pour acheter du vin. Je fis même l'emplette d'un petit ouvrage de Georges Duhamel pour agrémenter un voyage qui risquait de durer. J'avais par bonheur de bons compagnons, dont Jean Henriot, le fils du vétérinaire de Saint-Loup. Nous étions un peu apparentés du côté des Aubry.

Le trajet s'avéra tout aussi sinueux et imprévu que les précédents. Il nous fallut trois jours pour aller à Strasbourg, après un arrêt d'une demi-journée à Mulhouse, où la bière n'était pas chère, la population plutôt accueillante, mais les gosses effrontés. Du reste ils ne parlaient que l'allemand, ce qui était logique après des années d'annexion au Reich.

Notre arrivée en territoire allemand et nos premiers contacts avec la population me laissèrent une impression sinistre, d'abord à cause des ruines, ensuite à la vue des civils que je décrivais ainsi dans une lettre adressée à mes parents :

« On ne peut arriver à deviner ce qu'ils pensent. Ils font une impression bizarre : ils paraissent à la fois apathiques et acharnés à lutter coûte que coûte pour leur existence. Ils sont encore visiblement sous le coup de la défaite et des bombardements. »

Je crois que ces remarques étaient pertinentes. Mais la suite l'était moins. J'écrivais en effet :

« La face de l'Allemagne a changé depuis 1937, mais je ne crois pas que les Allemands, eux, aient beaucoup changé. Quand on voit les gens fouiller les ruines de leurs maisons et revenir à la nuit avec du bois mort, on ne peut s'empêcher de penser qu'un nouveau Hitler aurait beau jeu, surtout dans une Allemagne sans ossature comme elle l'est actuellement. »

Ces réflexions étaient à la fois justes et inexactes. Il était vrai que l'Allemagne de 1945 n'était plus celle que j'avais connue à Fribourg huit ans auparavant. Il n'était pas faux de penser que les Allemands n'avaient pas beaucoup changé. Peu après la capitulation du Reich, la propagande nazie, qui avait poussé le nationalisme jusqu'à ses extrêmes limites, contaminait encore les mentalités. On ne transforme pas du jour au lendemain l'état d'esprit d'un peuple. En revanche, je ne mesurais pas l'influence du formidable traumatisme qu'avait provoqué le nazisme chez les Allemands. Quant à un second Hitler, il n'en était pas question, et cela pour deux raisons majeures : à part une poignée de nostalgiques incurables, la grande majorité du peuple n'aurait pas eu envie de recommencer l'expérience, et en outre l'Allemagne était effectivement « sans ossature », c'est-à-dire sans État et sans unité nationale, puisque la Conférence de Potsdam venait de la démembrer.

À Homburg, notre train fut obligé de rebrousser chemin vers Sarrebruck, où des bandes d'enfants venaient nous offrir des tomates et des oignons, à acheter ou à échanger, comme avec les Américains. Il fallut revenir jusqu'à Thionville, puis traverser le Luxembourg pour parvenir jusqu'à Trèves le 24 septembre. La première impression que me fit cette ville très historique – ce fut l'une des capitales de l'Empire Romain -  fut bien meilleure que celle que j'avais gardée de Sarrebruck. La guerre y avait certes causé des destructions, mais cette vieille cité archiépiscopale et résidentielle blottie dans les méandres de la Moselle avait conservé de belles demeures, sans compter les vestiges antiques comme la Porta Nigra, que je découvris le jour même de notre arrivée.

Nous étions logés dans une caserne toute neuve qui me fit l'effet d'un hôtel ultramoderne. La nourriture y était excellente, ce qui nous changeait de l'ordinaire des casernes précédentes. De plus, la Croix-Rouge nous gratifia d'un colis de victuailles. En fait nous ne devions pas séjourner dans cette ville où mon père avait été soigné en 1917 et que mon oncle avait occupée en 1919. Le lendemain de notre arrivée, on nous affecta à divers régiments de la 1ère DB, Jean Henriot au 2ème Chasseurs et moi au 9ème Chasseurs d'Afrique. On nous apprit aussi que la division devait rentrer en France au milieu d'octobre pour se reformer après la démobilisation des Maghrébins, et qu'elle reviendrait ensuite en Allemagne.

Le 9ème RCA était cantonné à Kirn-an-der-Nahe, une petite ville du Hunsrück entre Trèves et Bingen, à proximité d'Idar Oberstein, où l'on taille les pierres précieuses. C'est une région de petite montagne, aux vallées encaissées et aux vastes forêts. Bien après 1945, Kirn devait se jumeler avec la ville de Fontaine-lès-Dijon. Mais n'anticipons pas. Il n'y avait dans la ville que l'État-major du régiment et l'Escadron hors-rang (EHR), les autres escadrons étant dispersés dans les villages avoisinants.

Le lendemain de notre arrivée, les officiers nous présentèrent au colonel et nous demandèrent où nous désirions être affectés. Comme ils connaissaient bien la Haute-Saône pour y avoir combattu, ils furent bien disposés pour toutes les recrues haut-saônoises. Un lieutenant me proposa les transmissions, selon lui le service le plus "intellectuel". Le premier avantage de cette affectation fut pour moi de loger dans une immense demeure située à flanc de colline, dans laquelle le peloton de transmissions disposait de quatorze pièces, dont trois pour moi tout seul. C'était la première fois de ma vie que je vivais dans un tel confort, restreint toutefois par les dégâts causés aux sanitaires par l'occupation américaine. Ceci me rappelle que nous avons troqué nos uniformes anglais contre des tenues américaines, agrémentées du calot jaune et bleu des chasseurs.

Nous prenions nos repas à l'état-major, des repas servis par des Allemandes, dans des assiettes par-dessus le marché. C'étaient pour moi des vacances. Je n'avais pas beaucoup à faire, sauf écouter le communiqué de la BBC le matin et le taper à la machine. Ou encore assurer le service du standard à la poste. Une ou deux fois, mon capitaine me prit comme chauffeur pour m'habituer à conduire les voitures militaires américaines, jeeps et dodges. Nous allions faire la tournée des troupes stationnées dans la région. Cet officier, très sympathique, portait un nom originaire de Franche-Comté. Il s'appelait Broch d'Hotelans. J'ai su plus tard que Broch était le nom d'une famille flamande immigrée à Vesoul au 16ème siècle, une famille de magistrats qui avait acheté en 1600 la terre d'Hotelans, au sud-ouest de Dole.

Pour occuper nos loisirs, nous fréquentions les brasseries de Kirn, ville connue pour sa production de bière. La vie était incroyablement bon marché à cause de la dévaluation du mark. Le problème était la rareté des marchandises. Les magasins n'ouvraient souvent que deux jours par semaine, quelques heures seulement. Je réussis à acheter quelques cartes postales, mais aucun livre.

Kirn ayant aussi des tanneries, mon capitaine me promit de me procurer une serviette de cuir et d'autres objets de maroquinerie, mais je ne me souviens pas d'en avoir rapporté en France.

Ce séjour trop bref m'a permis de reprendre contact avec la population allemande, que je rencontrais essentiellement dans les cafés et les boutiques, et aussi chez de rares particuliers comme les voisins du peloton de transmissions, la famille Hoffmann. Les deux garçons, Friedrich et Lutz, étaient toujours fourrés près de moi, car l'école était fermée. Ils me faisaient mes commissions et ramassaient des mégots de cigarettes pour leur grand-père de 87 ans. Comme nous touchions un paquet de cigarettes par jour, nous faisions quelques petits cadeaux à cette famille qui nous préparait du café – de l'ersatz – et nous rendait des services.

Le jour du départ arriva. Il fallut quitter la pittoresque vallée de la Nahe, le château de la Kyrburg, les sommets du Gauskopf et de la Hohe Eiche, pour se diriger par étapes vers le Berry. C'était en effet à Issoudun, sous-préfecture de l'Indre, que le 9ème RCA devait prendre ses quartiers d'hiver. Le convoi s'ébranla le 17 octobre au matin. J'étais dans une dodge avec le brigadier-chef Gouvier, de Rabat, qui conduisait la voiture.

Nous devions être à Metz vers deux heures de l'après-midi lorsqu'aux environs de Courcelles-Chaussy la dodge dérapa sur les feuilles mortes, dévala dans le fossé et termina sa course les quatre roues en l'air dans un pré situé en contrebas. Il n'y avait pas en ce temps-là de ceintures de sécurité. Nous roulâmes, mon compagnon et moi, à l'intérieur de la cabine comme des écureuils dans une cage. Je reçus sur la tête un terrible choc, mes lunettes furent littéralement broyées sur ma figure, pendant que je lâchais le livre que j'étais en train de lire. Gouvier, qui avait dû être éjecté par la portière, était couché dans l'herbe et hurlait en se tenant la tête à deux mains. Je réussis à me sortir des décombres et je me mis à courir comme un fou. Je commençais à me sentir mal lorsqu'un copain me donna du rhum ou du cognac. C'était Michel Larcher, le fils du photographe vésulien, qui s'était engagé dans la 1ère DB à la Libération. Il me mena à la voiture du commandant qui me conduisit à Metz.

Un premier hôpital, américain celui-là, refusa de me soigner. Je commençais à trouver le temps long. Dans les rues, les gens me regardaient avec curiosité et compassion. J'avais la tête enflée et toute barbouillée de sang. J'échouai finalement à l'hôpital Sainte-Blandine, où l'on me pansa, puis à l'hôpital Sainte-Chrétienne, où le colonel me mit aussitôt sur la table d'opération pour nettoyer la plaie que j'avais au-dessus de l'oreille droite. À part cela, j'avais des écorchures et des bleus. En somme, je m'en étais tiré à bon compte. J'étais moins handicapé que mes voisins de chambre, des blessés lorrains mobilisés dans la Wehrmacht et rapatriés de Russie, ainsi que des rescapés des combats de décembre 1944 dans les Ardennes. Au bout de quelques jours, j'avais la tête moins noire et moins douloureuse, et plus d'appétit.

Mon problème principal était autre : j'étais arrivé à l'hôpital avec les vêtements que je portais lors de l'accident et ce que j'avais dans mes poches, soit 15 mark, 7 francs, un couteau et deux paquets de cigarettes. À peu près ce qui restait à Robinson sur son île ! Mon portefeuille, avec 1200 francs et tous mes papiers, était resté dans la voiture avec mon barda. Je m'inquiétais sérieusement à ce sujet, ainsi qu'au sujet de mes parents qui n'avaient aucune nouvelle de moi. Je réussis à me procurer du papier et un crayon pour leur écrire cinq jours après mon accident. Auparavant, j'avais écrit à l'oncle Henri, dont j'espérais la visite au cas où il viendrait à Metz.

Finalement, je fus envoyé en convalescence le 25 octobre. Maman vint me chercher à Nancy, où nous retrouvâmes notre parenté lorraine. Après cette alerte quelque peu angoissante, ma mère était heureuse de me garder un peu à la maison, et de mon côté j'avais grand besoin de retrouver l'atmosphère familiale et mes amis de Quincey et de Vesoul.

L'armée m'avait accordé une vingtaine de jours de convalescence. Je repartis le 14 novembre rejoindre mon régiment à Issoudun. De Vesoul à Paris, je voyageai avec mon camarade Marcel Dufils, qui regagnait son unité de cavalerie à Saumur ou à Fontevrault. Ma première impression de la sous-préfecture de l'Indre ne fut guère positive. Avant même d'entrer à la caserne, j'écrivis à mes parents que la gare et les faubourgs de la ville avaient « à peu près l'aspect de Fougerolles, et encore. » Mais ce qui me dépaysait le plus, c'était la monotonie des plaines du Berry, « monotonie effrayante », comme je l'écrivais quelques jours après mon arrivée, et comme j'en avais eu un avant-goût dans le Nivernais. Je ne me doutais pas que, trois ans plus tard, je reviendrais dans la région pour des années.

Personne, je crois, n'était enchanté d'avoir quitté l'Allemagne pour venir s'enterrer au centre géométrique de la France, qui était en fait le fin fond de la province, de ce qu'un auteur a appelé le "désert français". Il faut dire qu'en cette période d'après-guerre l'ambiance générale n'était pas à la jubilation. Les distractions étaient à peu près nulles, mais il y avait pire. Nous avions faim et froid. À la caserne, nous buvions le matin un quart de café sans rien à manger, à midi nous avions des salades, des navets, presque pas de viande et du pain en quantité insuffisante. Nous avions faim toute la journée, encore plus qu'à Lyon.

Quant au froid, il a été rude cet hiver-là. L'Europe grelottait et le charbon manquait, les mines ayant été endommagées ainsi que les infrastructures ferroviaires. Le problème principal pour nous était de chauffer le local où était installé le central téléphonique. C'était une espèce de garage exposé aux courants d'air et où nous avions jour et nuit une équipe des transmissions. Quand le thermomètre descendait à –20°, comme je l'écrivais à mes parents le 9 décembre, il fallait du combustible. La solution était d'appliquer le système D, ce que nous faisions grâce à nos véhicules. Nous récupérions du charbon où nous pouvions et du bois sur le bord des routes et à la lisière des forêts, après l'avoir débité à la hache.

Nous avions même inventé de brûler l'huile de vidange des camions et des chars, méthode de chauffage moderne mais non sans danger. Un incident m'est resté en mémoire. J'étais seul de service au central lorsque je voulus ranimer le poêle. Je versai un litre ou deux d'huile de vidange dans un casque – nous n'avions pas d'autre récipient – et je commençai à verser le casque dans le poêle. Le casque prit feu. Mon premier réflexe fut de le jeter, ce qui eut pour conséquence immédiate de répandre de l'huile enflammée dans tout le local. Le sol étant bétonné, je réussis à éteindre assez vite les flammèches, mais j'aurais pu, ce soir-là, incendier la caserne.

J'essayais d'échapper aux maladies qui frappaient plus d'un d'entre nous. Les refroidissements et d'autres affections comme la gale sévissaient. Ma blessure au crâne était à peu près guérie, mais j'étais soigné pour l'impétigo, probablement une séquelle des piqûres antitétaniques qui m'avaient été faites à Metz et qui m'avaient provoqué une pénible crise d'urticaire. À l'infirmerie, les soins étaient d'ailleurs réduits à leur plus simple expression, les infirmiers ne connaissant guère que deux remèdes : l'aspirine et la teinture d'iode. Je continuais à faire plomber mes dents en ville, histoire sans fin, qui durait depuis mon séjour à Nevers.

Pourtant, tout cela n'était qu'un détail à côté de l'affaire de mes lunettes, pulvérisées au cours de mon accident. J'en achetai une autre paire à Issoudun, que je payai plus de 1000 francs, une somme énorme pour moi, et j'appris en décembre que je n'aurais droit à aucune indemnité. Je trouvai cela parfaitement injuste, car je n'étais aucunement responsable des dégâts causés par l'accident en question. Qui plus est, à ma démobilisation l'armée me fit payer les lunettes de motocycliste qui faisaient partie de notre équipement et qui avaient disparu après mon accident.

En cette période hivernale et dans ce cadre passablement monotone, voire atone, l'existence quotidienne était quand même supportable. Il existait entre nous une véritable camaraderie, que ce soit dans le service ou dans les quelques modestes distractions qui nous étaient offertes.

La principale corvée, que j'ai déjà évoquée, consistait à assurer les communications téléphoniques au central. Ce travail procurait parfois des moments de détente grâce à des conversations distrayantes avec les standardistes militaires ou civils de la région, en l'occurrence les demoiselles du téléphone de Châteauroux ou de Bourges. Et le jour où nous voulions vraiment nous amuser, nous avions la ressource de réitérer la blague que nous avions faite à notre commandant pour nous venger de lui. Nous avions branché son appel téléphonique sur la ligne d'un marchand de bestiaux ! Entre les deux, la conversation ne manqua pas de piquant !

Il nous arrivait aussi de poser des lignes téléphoniques en ville, ou d'être de corvée pour des patrouilles à travers les rues. Il s'agissait de récupérer les soldats en goguette dans les bistrots et… dans une maison accueillante dont je tairai le nom.

À part cela, nous allions assez souvent à Bourges et surtout à Neuvy-Pailloux, près de Châteauroux, où se trouvait un camp anglais et un énorme dépôt de matériel pris aux Allemands. Celui de notre régiment y était stocké. Nous profitions de ces sorties pour aller nous chauffer au café, ce que nous faisions également à Issoudun en fréquentant deux fois par semaine le restaurant de la gare, où nous pouvions manger à notre faim. Les colis reçus des familles amélioraient aussi notre ordinaire.

Concernant les distractions, Issoudun avait un cinéma, dont je ne garde pas un souvenir impérissable. Afin de nous occuper pendant nos loisirs, les responsables de notre unité lancèrent une équipe de football avec laquelle je m'entraînais deux fois par semaine.

Deux événements rompirent l'uniformité de la vie quotidienne. Ce fut d'abord la visite du général Sudre, le commandant en chef de la 1ère DB, puis ce furent les festivités de Noël.

Le général passa les troupes en revue, nous fit défiler dans la cour de la caserne, remit des décorations. Il visita les locaux, que nous avions décorés pour l'occasion avec des rouleaux de papier à fleurs et des bordures tricolores.

Quant à Noël, nous apprîmes trois bonnes nouvelles en même temps : la Nativité, un repas de fête et notre démobilisation avant le mois de février.

Pour ce premier Noël de paix, l'armée avait bien fait les choses en dépit des restrictions. Tout commença le 24 décembre avec arbres de Noël et distribution de jouets aux enfants des militaires. Les dames eurent droit à des courbettes et des baisemains de la part des officiers de cavalerie, arme noble qui perpétuait les traditions aristocratiques de la vieille France. Les campagnards de mon acabit n'en revenaient pas.

Toutefois notre ébahissement ne nous coupa nullement l'appétit, bien au contraire. Nous allâmes en groupe au restaurant, après quoi j'assistai, pour la première fois de ma vie, à la messe de minuit. Comme nous avions la permission de la nuit, nous nous rendîmes à une heure du matin dans un bistrot des environs pour y réveillonner pour 175 francs par personne. Le menu était copieux, mais moins que le banquet qui nous attendait le 25 à midi. L'armée s'était surpassée et nous en oubliâmes nos fatigues de la nuit. Le repas dura de midi à seize heures, avec huîtres, hors d'œuvre, dinde, pâté de foie, purée, fromages, gâteaux, vins de toutes les couleurs, café, pousse-café, cigares, sans oublier l'orchestre et la tombola à la fin.

En peu de temps, nous avions compensé les privations de plusieurs mois. Pour compléter ces festivités, je fus désigné par l'Escadron Hors-rang pour recevoir le 27 décembre, dans une école, les invités à un arbre de Noël de l'armée.

J'avais espéré jusqu'au bout obtenir une permission, mais en vain. Les autorités avaient besoin de moi, parce que plusieurs des membres du peloton de transmissions étaient absents. Et puis elles estimaient sans doute que j'avais déjà profité d'une convalescence. Plusieurs camarades avaient leur permission en poche et n'avaient encore pas pu partir, tels Jacky Gouvier le Marocain et Roger Vaulot, de Fougerolles, neveu de la tante Madeleine.

Il ne me restait plus qu'à attendre patiemment la quille, comme on disait en argot militaire. Elle arriva le 23 janvier 1946. Je pris le train de Paris avec un énorme sac de caoutchouc bourré d'un tas de choses, y compris d'un pantalon américain que j'avais acheté au marché noir et d'une provision de tabac militaire. Il me restait même un peu d'argent, car je touchais 844 francs par mois, alors que j'en avais reçu moins de 400 à Nevers. Au point de vue financier, mes sept mois d'armée avaient donc été rentables. Je n'en dirai pas autant au sujet de ma formation militaire.

Mon père, toujours incroyablement dévoué, m'attendait à Paris. Nous passâmes la nuit dans la salle d'attente de la gare de l'Est pour reprendre, le lendemain, le train de Vesoul.