Chapitre 13

 

Les années sombres : 1939-1942

 

 

L'invasion de la Pologne et la déclaration de guerre à l'Allemagne le 3 septembre furent un choc qu'il est difficile d'imaginer quand on ne l'a pas vécu. Hitler ne tint naturellement aucun compte de l'ultimatum lancé par les puissances occidentales. Les dés étaient jetés, bien que le Reich ne fût pas encore prêt à la guerre, comme devaient le constater plus tard les historiens allemands. Quant à la France, elle l'était encore moins.

Les troupes mobilisées à l'automne 1939 ne semblaient guère motivées et avaient l'air de prendre les choses à la légère. Nous logions à Quincey un certain nombre de réservistes, dont l'abbé Pernod, le curé de Balanod près de Saint-Amour dans le Jura. Il habitait chez notre voisine Madame Henriot et me prêtait des livres de philosophie qui lui venaient du séminaire.

L'armée installa une batterie d'artillerie antiaérienne près du bois du Tilleul, le long de la route de Villersexel. Il y avait là quatre pièces plutôt anciennes, desservies par une bonne centaine de soldats dont la plupart étaient du coin, si bien que beaucoup s'éclipsaient à tout moment pour rentrer chez eux ou aller aux champignons. Le chef de l'unité était un capitaine de réserve dont la femme était une collègue de mes parents et dont la fille était dans ma classe au lycée.

La déclaration de guerre eut aussi pour effet de bouleverser le lycée Gérome, qui, comme en 1914, devint un hôpital militaire. Les classes de premier cycle, de la 6ème à la 3ème, furent transférées à la campagne, en l'occurrence à Choye près de Gray. Les cours avaient lieu dans un joli château appartenant à la famille de Coligny. Les pensionnaires habitaient dans un internat improvisé. C'était le cas de mon cousin Roger Nurdin.

À Vesoul, les internes n'avaient plus leurs dortoirs au lycée, mais à l'École Normale. Comme ces locaux étaient surchauffés et la température extérieure froide, il y eut un certain nombre de malades parmi les élèves qui devaient, très tôt le matin, regagner le lycée. De mon côté, j'avais des problèmes analogues, car j'étais alors demi-pensionnaire et mes trajets à vélo n'étaient pas de tout repos. Un matin, je dérapai sur le verglas et cassai net l'une de mes pédales.

D'autres camarades de la région avaient comme moi abandonné l'internat. Ainsi Jean Rance, mon ancien voisin de dortoir, venait tous les jours de Scey-sur-Saône dans la voiture de Poinsotte, qui était lui aussi en classe terminale. Quant à Pierre Vuillemin, il préparait son deuxième bac par correspondance. André Caquot avait quitté Vesoul pour Paris, où son père avait été nommé. Ainsi donc notre classe avait perdu ses deux plus prestigieux élèves, mais elle s'était enrichie d'une cohorte de nouveaux arrivants venus de Belfort et surtout d'Alsace. Il s'agissait surtout de jeunes Juifs des communautés israélites de Strasbourg et de Mulhouse, réfugiés à Vesoul pour la raison suivante : notre ville avait depuis le Moyen Âge un consistoire israélite, chose tout à fait exceptionnelle pour une petite cité, ainsi qu'une synagogue et même un cimetière juif.

Nous avions aussi quelques nouveaux professeurs, en particulier du lycée de Belfort. C'était le cas d'un professeur de physique nommé Poinsenot, de Kaufmann en allemand, de Madame Roze en histoire. Cette dernière avait quitté Nancy avec son mari, physicien, car elle avait une maison à Purgerot, près de Port d'Atelier. Je l'ai revue bien des années plus tard. Elle avait terminé sa carrière comme inspectrice générale et manifesta une joie particulière de savoir que j'enseignais l'histoire de l'Allemagne. Elle m'affirma que j'avais été, en 1939-1940, son meilleur élève, ce qui me réjouit beaucoup.

Les cours de Madame Roze étaient passionnants. Ceux de notre professeur de philosophie, Mademoiselle Py, étaient plus austères et moins attrayants, la logique et la morale étant par essence des matières plutôt sévères et rigoureuses. Notre professeur, ancienne élève du lycée, était en outre d'un caractère sérieux. Elle débutait dans le métier et s'en tenait, si ma mémoire est bonne, au programme officiel de la classe de philosophie. Il n'était pas question, à l'époque, d'ouvrir des cours sur l'actualité, qui du reste n'était guère plaisante. En outre, Marie-Thérèse Py devait s'imposer à une équipe de trente à quarante filles et garçons empilés dans un amphithéâtre de la cour d'honneur, et il arrivait qu'aux gradins supérieurs le calme ne fût pas absolu. Ajoutons à cela les alertes et les descentes aux abris, et l'on comprendra que malgré les efforts de Mlle Py le programme ne pût arriver à son terme. La métaphysique, je crois, en pâtit grandement.

L'indiscipline atteignait toutefois des sommets dans les classes où enseignaient des hommes, en physique et en allemand. Pendant une partie de l'année, nous eûmes dans la première de ces disciplines le Belfortain Poinsenot, un homme d'un certain âge, aimable et sympathique, mais inapte à maîtriser une horde de blancs-becs turbulents. L'épisode le plus marquant est en l'occurrence celui des cordes vibrantes. Chaque fois que le professeur annonçait qu'il allait faire vibrer une corde et que nous devions tendre l'oreille, un concert de toux, de cris d'animaux et de bruits divers nous brouillait l'écoute. Je ne saurai jamais rien de ce domaine important de la physique, qui remonte, paraît-il, à Pythagore. Un beau jour, la porte de la classe s'ouvrit brusquement et un impérieux personnage surgit. C'était un certain Ledeuil, le surveillant général, la terreur du lycée. Poinsenot fut encore plus consterné que nous. Il bredouilla quelques mots pour assurer que nous étions bien sages…

L'ordre ne régnait pas plus dans la classe d'allemand. Kaufmann était le type de l'intellectuel à lunettes qui prenait les élèves en camarades. Il allait patiner avec eux sur le Durgeon pris par les glaces et laissait les filles, regroupées au fond de la classe, tricoter pour les soldats. Pendant ce temps, les garçons s'amusaient à avancer leurs tables pour cerner le pupitre du professeur, lequel poursuivait imperturbablement son explication du Faust de Goethe. Je doute fort que mes condisciples aient beaucoup appris sur ce chef d'œuvre qui, à cette époque, était toujours étudié en classe de philosophie.

Cela dit, il y avait parmi les nouveaux élèves d'excellents germanistes, en premier lieu un Luxembourgeois nommé Pierre Engels. Naturalisé français en 1940, engagé volontaire, résistant, il fut fusillé en juin 1944 à Besançon. Il avait 23 ans.

Quant aux Juifs alsaciens, nous ne savons ce qu'ils sont devenus. Je ne me rappelle que trois noms : ceux des deux Lévy et celui d'une jeune fille prénommée Irène, qui avait des taches de rousseur. Les garçons se prénommaient tous les deux André, si bien que Kaufmann les appelait Lévy-Strasbourg et Lévy-Mulhouse. Irène (Runser ou Runzer) allait patiner après la classe avec mon ami Claude Hasselot.

Il y avait une classe où personne ne bronchait, celle de M. Nauroy, notre professeur de sciences naturelles depuis la 6ème. En tant qu'officier de réserve, il nous commentait les opérations militaires, s'efforçant de nous remonter le moral en nous affirmant que « la situation était grave, mais non désespérée ». C'était lui aussi qui nous faisait mettre les masques à gaz pendant les cours. Cette mascarade suscitait des réactions diverses, par exemple celles de notre camarade Solange Magny, qui refusait cet accoutrement sous prétexte qu'elle était enrhumée. À quoi notre prof lui rétorquait que les Allemands ne lui demanderaient pas son avis. Quant à Hasselot et à moi, nous rigolions de nous voir si grotesques.

Nous profitions tous les deux des heures creuses pour filer chez ses parents, rue Serpente, afin de travailler nos dissertations de philo. Nous passions par la porte des externes pour échapper au redoutable Ledeuil. Une fois, nous étions si pressés que je me coinçai un doigt entre les deux battants du portail. Malgré la douleur, je me gardai bien d'aller à l'infirmerie du lycée. Claude me soigna chez lui avec les moyens du bord.

 

Au début de l'année 40, les alertes se firent plus nombreuses, les passages d'avions allemands plus fréquents. C'étaient pour la plupart des appareils d'observation, plus rarement des chasseurs-bombardiers qui laissaient tomber deux ou trois petits projectiles, faisant du bruit et peu de dégâts. Il arrivait aussi que nous trouvions dans la campagne des tracts anti-anglais avec des slogans du genre : « Les Français donnent leurs poitrines, les Anglais donnent leurs machines ». Les deux batteries de DCA de la région, dont celle de Quincey, tiraient quelques coups de canons pour rappeler leur existence.

La drôle de guerre battait son plein. Le temps des illusions tirait à sa fin. Du côté de la Ligne Maginot, les patrouilles vaquaient à leurs activités quotidiennes. À l'arrière, la vie continuait presque normalement malgré quelques restrictions, en particulier de carburant. Mon père pouvait donc profiter de la voiture neuve qu'il avait achetée à l'automne 1939 pour remplacer la C4. C'était une traction avant 7 CV Citroën, immatriculée 2894-QA 2. Elle était noire avec des roues jaunes. Sa carte de circulation temporaire était valable jusqu'au 2 août 1940.

Après un hiver rigoureux, nous avions un beau printemps. J'en profitais pour m'entraîner à conduire la voiture neuve en vue de passer mon permis. Je choisissais des routes tranquilles, par exemple autour de Villersexel, où était mon ami Vuillemin, ou en direction de Saint-Loup et Aillevillers, ce qui nous permettait de voir la famille. C'est ainsi qu'un jour nous arrivâmes à Fougerolles au moment où un avion allemand, touché par la chasse de la base aérienne de Luxeuil, dut faire un atterrissage forcé sur la commune de Fougerolles, à la limite du Val d'Ajol. Les gendarmes amenèrent l'équipage à la gendarmerie, devant laquelle s'était massée une foule de badauds. Comme le brigadier devait faire un rapport avant de livrer ses prisonniers à l'autorité militaire, je fus prié de les interroger. Je posai quelques questions simples à leur chef, un jeune prétentieux à l'air arrogant qui semblait nous prendre pour des ballots. Ce fut la première fois au cours de cette guerre que j'intervins comme interprète amateur.

 

Le mois de mai arriva. Nous lisions un livre nouvellement paru, la traduction d'un ouvrage de Hermann Rauschning, qui avait été proche de Hitler avant de se réfugier en Suisse. Ce livre, intitulé Hitler m'a dit, révélait un certain nombre de propos tenus par le Führer en petit comité et très éclairants concernant ses buts et ses méthodes. Des historiens ont plus tard mis en doute l'authenticité de ces propos. Il n'en reste pas moins vrai que la suite des événements en a confirmé la crédibilité.

C'est alors que prit fin la drôle de guerre et que se dissipèrent les illusions.

Tout commença le 10 mai au matin, alors que je me préparais à aller au lycée. On entendait vers le nord-est un grondement inquiétant. Nous grimpâmes, maman et moi, sur les coteaux derrière le verger et nous comprîmes vite ce qui se passait : les bombardiers de la Luftwaffe attaquaient la base de Luxeuil. Depuis 4h 30 du matin, la Wehrmacht entrait aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg.

Je n'insiste pas sur ces événements calamiteux, la rupture du front à Sedan, l'encerclement de Dunkerque, la bataille de la Somme, la prise de Paris le 14 juin, la débâcle militaire… Le 11ème régiment de chasseurs à cheval, cantonné à Vesoul, partit et ne revint plus. Pierre Trélat, le neveu de Paul, fut tué pendant la retraite. Il sortait tout juste de Polytechnique et était un excellent camarade de mon beau-frère Jean-Claude Guimbal. Wolfgang Kulke, je l'appris longtemps après, fut blessé pendant la campagne de France.

Durant ces tragiques journées, nous poursuivions tant bien que mal nos études. Voyant l'approche foudroyante des Panzer, le rectorat de Besançon décida d'avancer la date du bac. Nous fûmes convoqués pour le 15 juin au matin. Je me rendis au lycée à l'heure prévue, et j'y trouvai, sur le perron, un certain nombre d'élèves qui n'avaient pas encore quitté la ville. Le proviseur parut devant le portail d'entrée et nous déclara que les sujets d'examen n'étaient pas arrivés, que la situation était sans issue et que nous devions retourner chez nous. Il ajouta que nous étions tous reçus. Cette promesse pour le moins inconsidérée eut pour certains de fâcheuses conséquences, car ils furent obligés par la suite de redoubler leur classe de terminale.

Je remontai donc sur mon vélo et regagnai Quincey, croisant en chemin les canons de DCA du bois du Tilleul. Ils n'avaient pas empêché un avion de lancer la veille deux bombes sur Vesoul, dont l'une tomba sur le foyer du soldat de la rue Didon. Toute la nuit, les convois de troupes en retraite et de réfugiés civils étaient passés, en direction du sud-ouest. La veille ou l'avant-veille, mes parents avaient fait passer le certificat d'études à Scey-sur-Saône. L'inspectrice, Madame Chiclet, avait recommandé avec insistance aux institutrices ayant des fils d'une vingtaine d'années de se replier vers le sud. Le bruit courait que l'armée allait se retrancher sur la Loire pour arrêter l'ennemi. Ce n'était pas, loin de là, la seule rumeur qui se répandait alors.

Quand je revins à la maison, c'était le branle-bas général. Mes parents n'attendaient plus que moi pour charger la voiture et partir. En fait, je crois que c'était ma mère qui le voulait, car elle avait été profondément impressionnée par les discours de son inspectrice. Mon père, quant à lui, déclarait qu'il ne craignait pas les Allemands puisqu'ils ne l'avaient pas dévoré à l'autre guerre.

D'autre part, il y avait des motifs supplémentaires de choisir l'exode, à savoir l'affolement des familles Morel et Chevillard. Maurice Morel, capitaine de réserve, était sur le front et son épouse était seule avec ses deux enfants Éliane et Jean. Les deux fils et le gendre du maire Charles Chevillard étaient eux aussi absents. Toutes ces raisons incitaient donc au départ.

Cela dit, ces motivations relevaient d'un domaine purement irrationnel, celui de la psychologie des masses. Cet extraordinaire phénomène de juin 40, qui jeta sur les routes et dans les trains des millions de personnes fuyant la Belgique, le nord et l'est de la France, se nomme la panique, la « Panique géante à la face effarée » comme l'écrit Victor Hugo sur la bataille de Waterloo. Plus de 50 ans après, l'un de mes collègues allemands, qui avait assisté au phénomène sous l'uniforme de la Wehrmacht, me demanda les raisons de cet exode inexplicable. Je lui répondis évasivement, mais après réflexion je crois que cette immense catastrophe était la manifestation complexe des phobies et des traumatismes de l'inconscient collectif, ce que je me hasarde à résumer ainsi : crainte de l'ennemi héréditaire et désarroi face à l'effondrement soudain des structures nationales. Tous les stéréotypes concernant les invasions venant de l'est depuis les Vandales et Attila jusqu'aux Cosaques et aux uhlans se cristallisaient subitement autour de l'effrayant déferlement des Panzer de Guderian, malheureusement précédés de la triste réputation du nazisme. Et face à ce raz-de-marée la République s'effondrait comme un château de cartes et la population se voyait dépourvue de toute protection. La seule issue était de fuir… quand on le pouvait. Vers quel but ? Personne n'en savait rien.

 

Voilà donc dans quelles conditions mes parents se décidèrent à partir le samedi 15 juin au matin. Ils avaient hâtivement pris du linge, des provisions, un matelas sur le toit de l'auto, et installé à l'arrière Madame Morel et ses enfants. Le maire conduisait l'une de ses voitures, une Peugeot, où avaient pris place sa belle-fille Georgette, son petit-fils Guy et Madame Chevillard mère. Restait la seconde voiture, une Citroën 7 CV analogue à celle de mon père. C'est moi qui étais chargé de la conduire.

J'avais passé mon permis deux semaines avant, dans des conditions aussi insolites que mon père avait passé le sien à Luxeuil au début des années 20. L'examen s'était en effet déroulé non à Vesoul, mais à la campagne à cause des alertes, plus précisément dans le village d'Andelarre. L'inspecteur me posa quelques questions sur le code, me fit avancer, reculer, tourner, moyennant quoi il me déclara bon pour le service. J'ajouterai que sa femme était une collègue de ma mère, ce qui plaidait en ma faveur…

Bref, dans la matinée du 15 juin je pris le volant de la traction avant du maire, avec la charge de conduire à bon port sa fille Jeanne, accompagnée de sa petite-fille Odette, ainsi que sa belle-fille, l'épouse de Constant Chevillard. Je n'avais pas encore 18 ans et peu d'expérience de la conduite, et pourtant j'avais la responsabilité de deux jeunes femmes, dont l'une était mère d'un bébé et l'autre sur le point de le devenir !

Notre caravane de trois voitures prit la route de Besançon, puis de Dole, où je n'étais jamais allé, puis de Beaune, enfin d'Autun. L'afflux de véhicules militaires et civils, de vélos et autres moyens de transport rendait le trajet difficile. Il fallait souvent rouler au pas, s'arrêter et repartir. Des attaques aériennes étaient à craindre. Nous arrivâmes enfin à Autun dans l'après-midi, à une allure de tortue. Les jeunes partis de Vesoul et de la région à bicyclette avaient dû avancer aussi vite que nous. Quant au train spécial dirigé vers le sud par M. Py, chef de gare de Vesoul et père de notre professeur de philo, je doute fort qu'il ait battu des records de vitesse.

À Autun, la cohue était énorme. Nous passâmes la nuit étendus sur notre matelas, au milieu de l'esplanade qui s'étend devant l'École militaire. Je ne crois pas avoir beaucoup dormi, d'autant plus que Mme Chevillard était allongée sur nos pieds… Charles Chevillard ne ferma pas l'œil, car il veillait sur les voitures. Un beau jour d'été s'annonça le lendemain matin, le dimanche 16. Les enfants de troupe en bourgerons blancs étaient assis sur le mur de l'école, sidérés à la vue du tohu-bohu qui régnait dans la ville. Les embouteillages étaient tels qu'il fallait du temps pour se frayer un passage à travers les rues.

Le groupe décida de prendre la direction de Moulins, mais avant la sortie de la ville, nous fûmes témoins d'une scène insolite : une bande d'hommes armés de fusils de chasse menait à travers les rues un parachutiste allemand en uniforme brun, qui avait sans doute pour mission d'accomplir des actes de sabotage. La foule était houleuse et il était à craindre qu'elle ne fît à l'Allemand un mauvais parti, ce qui n'aurait pas manqué d'attirer sur Autun les foudres des occupants.

Nous avions parcouru quelques kilomètres sur la route de Moulins lorsque l'une des voitures de M. Chevillard tomba en panne. Comme d'autre part le chaos rendait la circulation de plus en plus insensée, il fut décidé de revenir à Autun et d'attendre les événements.

Le soir descendait quand nous pûmes parvenir à l'hôtel de ville. Notre intention était de passer la nuit sous les halles, derrière l'édifice. Nous préparions notre cantonnement lorsque des coups de canon retentirent à quelque distance de la ville. Des gens accoururent et crièrent : « Les voilà ! » Instantanément, panique générale. La famille Chevillard abandonna à leur sort ses deux voitures et monta en hâte dans des camions militaires. Nous sautâmes dans la nôtre et filâmes en direction du Creusot, mais dans l'interminable côte qui traverse la forêt de Planoise la voiture donna à son tour des signes de faiblesse. L'embrayage, endommagé par deux jours d'embouteillages, patinait désespérément. Il fallait pousser pour gravir la pente et alléger la voiture, ce que fit Madame Morel en jetant tout le linge qu'elle avait emporté.

Nous n'étions pas les seuls à peiner. Remorques et matériel s'accumulaient au bord de la route. Les pillards durent, le lendemain, profiter de l'aubaine.

La nuit était tombée. Mon père, qui à cause de ses blessures de guerre voyait mal dans l'obscurité, me laissa le volant. Je réussis tant bien que mal à amener la voiture jusqu'au sommet de la côte. Les deux enfants Morel dormaient du sommeil du juste, sur la banquette arrière. Nous avions encore quelque distance jusqu'au prochain village, Marmagne. J'ai dû la parcourir sans lumière, ce qui était fort dangereux car nous n'étions pas seuls sur la route. Il y avait partout des groupes de soldats qui interdisaient d'allumer les phares par crainte des attaques d'avions.

À Marmagne, mon père eut l'idée d'aller à l'école voir l'instituteur, qui nous permit de nous reposer dans la classe, où dormaient déjà plusieurs soldats. Ces derniers se levèrent à l'aube pour tenter d'échapper à la captivité.

Il était grand temps, car l'instituteur vint bientôt nous annoncer que les avant-gardes allemandes traversaient le village. Mon père se dépêcha de jeter son revolver et ses cartouches dans les toilettes de l'école.

Nous vîmes passer des véhicules blindés et des motocyclistes avec des side-cars. Ils se dirigeaient vers Le Creusot. L'un d'eux s'arrêta sur la petite place à côté de l'école et se lava à la fontaine. Mon père lui adressa la parole et m'incita à lui poser des questions. Il alla même jusqu'à l'inviter à déjeuner avec nous au café qui se trouvait sur la place. Ainsi donc je jouai à nouveau le rôle d'interprète amateur. Je n'ai pas grand souvenir de l'événement, mis à part le fait que nous avons mangé du lapin et que l'Allemand en question était commerçant à Berlin.

Nous étions le 17 juin. L'instituteur nous informa que Pétain, qui avait succédé la veille à Paul Reynaud comme chef du gouvernement, venait de lancer un Appel aux Français, dans lequel il déclarait s'être adressé à l'Allemagne en vue d'un armistice.

Le lendemain, 18 juin, la BBC annonça qu'un général français réfugié à Londres appelait à continuer la lutte. L'instituteur n'avait pas retenu le nom du général en question…

Rien ne nous obligeant à rester à Marmagne, mes parents résolurent de rentrer à la maison. La première étape nous mena à Saint-Léger-sur-Dheune, entre Le Creusot et Chagny. Un garagiste tenta une réparation de la voiture, mais il n'avait pas les disques d'embrayage indispensables.

Des fusils d'une autre époque gisaient entassés sur le bord du canal. Au café-restaurant où nous étions descendus, un Flamand réfugié discutait avec des soldats dans un mélange d'allemand et de néerlandais.

Le 20 juin, nous mîmes le cap sur Dole, avec une seule difficulté sérieuse, le passage de la Saône à Seurre. Les Allemands venaient de jeter un pont de bateaux. La sentinelle qui le gardait nous demanda où nous allions.

- Nach Belfort, répondit mon père.

- Belfort ist gefallen !, ajouta l'homme.

C'était évidemment une grande nouvelle, car ni en 1870, ni en 1914 la ville n'avait été prise. La route était libre, car nous étions à peu près les seuls civils à circuler, alors que quelques jours avant c'était la cohue. Nous croisions de temps en temps des convois militaires allemands et des véhicules civils abandonnés.

Nous atteignîmes Dole en fin d'après-midi et logeâmes à l'Hôtel de la Route Blanche, non loin de la place Barberousse. Nous avions garé la voiture dans une cour située au croisement de la rue des Arènes et de l'avenue Georges Pompidou.

Mon père projetait de partir pour Vesoul à vélo et de revenir avec l'auto de M. Morel. Il trouva facilement une bicyclette abandonnée et partit bravement le vendredi 21 juin de bonne heure en direction de Besançon. Il acheta là-bas un morceau de pain sec et poursuivit la randonnée jusqu'au village de La Malachère, près de Rioz. Affamé, il s'arrêta chez son collègue Bony, qui l'invita à déjeuner. Il s'en fut l'après-midi jusqu'à Quincey et revint le lendemain matin à Dole avec la voiture de ses amis Morel. Il apportait une corde pour remorquer la Citroën qui se trouvait toujours dans son arrière-cour, mais qui avait bien failli être enlevée par la Wehrmacht. Car les Allemands récupéraient tous les véhicules abandonnés.

La fin de notre odyssée, entre Dole et Vesoul, ne présente pas grand intérêt, hormis le fait que la corde de remorquage cassa plusieurs fois dans les côtes. Après un nouveau déjeuner à La Malachère, nous regagnâmes nos pénates l'après-midi du 22 juin, jour de mon anniversaire et de l'armistice, tout juste une semaine après notre départ. Cette semaine insensée a vraiment compté dans ma vie. Je l'ai bien souvent évoquée avec Éliane et Jean Morel.

 

La situation n'était pas brillante. Certes Quincey avait échappé aux destructions comme celles de Vaivre, où trente-huit maisons avaient été incendiées. Mais le village avait deux questions urgentes à résoudre : d'une part celle du ravitaillement, d'autre part celle des victimes de l'accident ferroviaire qui s'était produit sur son territoire. Le maire, Charles Chevillard, étant absent, il incombait au premier adjoint, M. Marey, ainsi qu'au secrétaire de mairie, en l'occurrence mon père, d'intervenir.

Concernant le problème du ravitaillement, l'armée allemande prit une mesure indispensable. Elle convoqua les représentants des villages de la région au triage de Vaivre. Nous y allâmes, M. Marey, mon père et moi, dans une voiture à cheval. Les Allemands distribuaient des stocks de vivres pris dans un train militaire français. Chaque village recevait des quartiers de bœuf, du pain, des biscuits et du pétrole en proportion du nombre d'habitants. Quand notre tour arriva, mon père, sans hésiter, multiplia le chiffre par deux… Il inaugurait ainsi une tactique qu'il devait appliquer jusqu'à la Libération, à savoir défendre coûte que coûte les intérêts du village. Il ne restait plus qu'à distribuer aux habitants la double ration que nous avions ramenée. Le partage se fit dans les salles de l'école, y compris celui de pétrole, destiné à l'éclairage en attendant le retour de l'électricité. Les miches de pain et les biscuits étaient durs comme du bois, mais c'était mieux que rien.

Le second problème était beaucoup plus dramatique. Du triage de Vaivre jusqu'à Quincey et même plus loin, les voies ferrées étaient encombrées de trains militaires et civils, et cet enchevêtrement avait provoqué une collision sur la ligne Vesoul-Besançon, au milieu du bois de la Raie. Une bonne quinzaine de morts, dont un civil, attendaient dans un wagon accidenté. Les corps furent enfin ramenés devant l'église. Il fallut procéder aux formalités d'usage, dresser des actes de décès. Mon père ne chômait pas. J'ajouterai que nous étions à deux pas de l'église et qu'avec la chaleur l'air devenait irrespirable…

Les Allemands nous avaient généreusement distribué les réserves de l'armée française. Or un train militaire stationnait sur la voie en plein village de Quincey. Nous eûmes, nous les jeunes, l'idée bien naturelle de fureter dans les wagons, où nous découvrîmes des provisions de cigarettes. C'est ainsi que je commençai à fumer et mes copains aussi, en nous disant que c'était toujours ça que nos occupants n'auraient pas.

Mais nous trouvâmes encore mieux que ce tabac Caporal ordinaire, qui n'était pas fameux. Je veux dire un wagon-atelier, dans lequel je subtilisai deux ou trois outils que je gardai longtemps en souvenir de l'armée française, et surtout un fût d'essence de 50 litres que je cachai avec mon copain A.R. dans le verger de la maison B.

C'est grâce à ce carburant que nous pouvions, mon père et moi, rouler avec la voiture de M. Morel, rester en contact avec les fermes isolées et même rendre visite à mes grands-parents, dont nous n'avions aucune nouvelle, les communications et les transports étant interrompus. Mon père a dû, fin juin, reconduire chez eux, à Aillevillers, Rapenne et sa sœur, les cousins de mon grand-père, dont le train était bloqué près de Quincey. Complètement désemparés, ils étaient venus loger chez nous, au grand désespoir de ma mère qui n'avait rien pour les nourrir.

Visiter les trains n'était pas sans danger, car les Allemands envoyaient parfois des patrouilles. L'une d'elles arrêta un jour quelques maraudeurs qui furent, je crois, emmenés à Belfort et forcés de rentrer à pied. À l'époque, la puissance occupante était relativement indulgente. L'exploitation systématique de la France n'était pas encore entièrement en place.

Vers cette période, la commune eut à loger des troupes. Une sorte de petite Kommandantur siégeait dans la maison de Bellenay. Il y avait quelques soldats au rez-de-chaussée de la maison achetée par mes parents quelques années avant. L'un d'eux me vola mon casque à pointe, que je regrettai beaucoup. Je discutais souvent avec eux quand j'allais travailler dans le jardin. Ils m'expliquaient le déroulement de leurs campagnes militaires, en Pologne et en France. Ils me faisaient lire des articles de journaux, qui bien entendu célébraient le génie stratégique du Führer, lequel en un tour de main avait vaincu « la plus grande puissance militaire du monde. »

Il est hors de doute que ce triomphe a considérablement contribué au prestige d'Hitler, mais qu'il a renforcé sa mégalomanie. En fait, en 1940 l'armée allemande n'était pas prête, comme l'a démontré plus tard mon collègue allemand Klaus Jürgen Müller, historien à l'Université de la Bundeswehr à Hambourg et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Après le déferlement des Panzer et des divisions motorisées nous n'avons vu que des voitures hippomobiles qui encombraient les routes.

Du haut du grand cerisier, dans le verger, j'entendais les tambours et les fifres des fantassins. On voyait ceux-ci défiler dans les rues de Vesoul en chantant des airs martiaux, mais souvent aussi des chants populaires comme le fameux Heidi, heido, heida, qui est resté dans la mémoire des Français sous la forme caricaturale de Alli allo. Quant aux chants de guerre, je me souviens surtout de l'un d'entre eux, visiblement composé pour la circonstance puisqu'il glorifiait le prochain débarquement en Angleterre, l'Opération Otarie fixée au 15 août. Après l'été 40, ce chant disparut du répertoire.

En attendant, nous devions nous accoutumer à une économie de guerre, plus exactement répartir la pénurie qui découlait de l'exploitation méthodique de la France par le Reich. Les occupants se livraient à un véritable pillage industriel et agricole qui obligeait à un rationnement drastique. Les administrations du Ravitaillement et du Contrôle des prix prirent une importance exceptionnelle. C'est ainsi que la voiture de mes parents fut bientôt réquisitionnée et payée en monnaie dévaluée.

Nous nous repliâmes dans un cadre local pour subsister vaille que vaille. Et la vie à la campagne était alors bien préférable à la vie citadine. Les agriculteurs de Quincey comme des villages voisins étaient très sollicités. Bien des Vésuliens fréquentaient assidûment Quincey pour se procurer quelques vivres. Beaucoup cultivaient un bout de champ et aidaient aux travaux agricoles.

C'était notre cas dès l'été 40, au cours duquel nous participâmes aux moissons et aux battages. Nous travaillions torse nu, ce qui était absolument nouveau, tant et si bien que quelques anciens de Quincey nous réprimandèrent et nous accusèrent de prendre modèle sur les Boches. C'était un peu vrai, car la jeunesse allemande pratiquait volontiers le naturisme, comme les Scandinaves. Nous faisions en somme une sorte de "service du travail" ou de "chantier de jeunesse" comme cela existait dans la zone libre. Malgré les circonstances, je ne garde pas un mauvais souvenir de ces journées de travail au soleil et au grand air, qui se terminaient le soir par un bain salutaire dans le ruisseau du Bâtard ou tout simplement dans l'abreuvoir de la fontaine, avant le souper dans la ferme de Paul et Marthe Clavier. Ces braves personnes, laborieuses, généreuses et dévouées ont bien mérité à cette époque difficile la reconnaissance de leurs concitoyens.

Peu à peu, les réfugiés rentraient chez eux. Les jeunes partis en bandes à vélo regagnaient leurs pénates. Parmi mes camarades de lycée, plusieurs restèrent en zone libre pour y continuer leurs études, mais les personnes d'un certain âge devaient reprendre leurs activités. Le maire de Quincey, Charles Chevillard, réapparut avec sa famille. Entre temps, nous avions appris que mes trois oncles mobilisés étaient heureusement rentrés chez eux : l'oncle Henri qui était officier de réserve, mon oncle Jean Nurdin qui s'était prestement habillé en civil pour échapper à la captivité, et enfin l'oncle Maurice qui n'avait fait qu'un stage de courte durée près de L'Isle-sur-le-Doubs pour garder un barrage. Comme l'oncle Maurice et son escouade n'avaient rien à faire, ils meublaient leurs loisirs forcés en pêchant. Ils avaient même tué, d'un coup de fusil Lebel, un énorme brochet qui passait par là…

Depuis notre retour le 22 juin, la situation avait changé. Les Allemands procédaient à de vastes restructurations dans le cadre du territoire français. Non seulement la France était divisée en deux par la fameuse ligne de démarcation, qui était de plus en plus difficile à passer, mais la zone occupée elle-même comprenait quatre parties : l'Alsace-Lorraine, contrairement aux déclarations faites par Hitler en 1938, était annexée au Reich, l'extrême nord de la France était rattaché au commandement allemand de Bruxelles, avec en outre une partie dite "zone interdite", enfin la "zone réservée" correspondait à un vaste territoire allant du Luxembourg à la Suisse, soit à peu près la Lorraine de langue française et le nord de la Franche-Comté.

Il s'agissait là d'un projet de démembrement de la France dont l'origine remontait aux mouvements pangermanistes du 19ème siècle. Il est probable qu'en cas de victoire finale les nazis auraient annexé cette zone réservée, non seulement pour des raisons stratégiques et économiques, mais aussi pour y installer des populations "déplacées". Vers 1941 parurent dans les journaux régionaux des articles invitant les personnes d'origine allemande, ou parlant l'allemand, ou ayant des affinités avec la culture allemande, à prendre la nationalité allemande.

Je ne pense pas qu'il y ait eu beaucoup d'amateurs.

Les gens cherchaient d'abord à survivre, à faire leur jardin, à élever des poules et des lapins. Nous vivions dans une sorte de bulle. Certes nous savions que le 10 juillet Pétain, à Vichy, était devenu le chef de l'État français, que la "Révolution nationale" était en marche, qu'en octobre le Maréchal avait rencontré Hitler à Montoire et qu'il entrait dans la voie de la collaboration afin de construire un nouvel ordre européen. Mais les réactions étaient différentes en zone libre et chez nous. Pour nous, la zone libre était un autre monde. Je n'ai pas connu beaucoup de Quincéens favorables à ces orientations politiques hormis deux vieilles dames très pieuses et très traditionalistes qui voyaient en Hitler le défenseur de l'Occident chrétien contre le bolchevisme. Elles ne pouvaient pas savoir que les nazis projetaient de supprimer toutes les religions après la victoire finale, afin de les remplacer par l'idéologie raciste.

Nous étions pour le moins sceptiques quant aux émissions de la radio française et aux articles des journaux entièrement soumis à la censure allemande. J'écoutais parfois la Radio grand-allemande (Grossdeutscher Rundfunk), qui bien entendu débitait la propagande de Goebbels, à grand renfort de communiqués triomphants et de marches militaires.

Nos sources d'information étaient la radio suisse de Sottens et la BBC. Nous devons beaucoup à René Payot, excellent journaliste de Suisse romande, qui faisait chaque semaine le point de la situation et qui a donné son nom à une rue de Besançon. Mais la BBC était plus encore notre soutien et notre espoir. Nous écoutions chaque soir l'émission de Jean Oberlé Les Français parlent aux Français. La réception en était malaisée à cause du brouillage exercé par la censure allemande. Nous nous isolions en général dans une pièce retirée, dans la maison de Paul Clavier où personne ne pouvait entendre du dehors. Il était en effet interdit d'écouter Londres.

En cet été 40, la Grande-Bretagne menait un combat décisif, dont personne ne pouvait prévoir l'issue. La voix lointaine et parfois inintelligible de Londres était pour nous la manifestation de cette résistance dont la flamme, comme l'avait dit de Gaulle, ne s'éteindrait pas. Je me souviens du soir où Churchill, s'adressant à nous dans son français approximatif, déclara que dans leur île les Anglais attendaient l'invasion, et « les poissons aussi ». L'humour britannique ne perdait pas ses droits, même au cœur de la tempête lorsque les combats aériens et navals faisaient rage. Je citerai ici l'auteur du Silence de la mer, Vercors, qui rappelait dans une intervention à la BBC le 9 mai 1945 tout ce que la victoire finale devait au « miraculeux entêtement » du peuple britannique, lequel n'avait à opposer à « la plus puissante armée de l'histoire » que son refus et sa volonté.

Henri Amouroux, qui a publié une série d'ouvrages sur l'occupation allemande, a eu la mauvaise idée d'intituler l'un d'eux Quarante millions de pétainistes, ce qui laissait entendre que tous les Français sans exception soutenaient la politique du Maréchal et de son gouvernement. Ce titre ne passa pas inaperçu en Allemagne, où mes collègues me firent remarquer que si le peuple allemand était censé avoir massivement soutenu Hitler, le peuple français n'avait pas non plus un passé irréprochable. En 1981, au cours de séjours de recherche à Tübingen et à Berlin, je me suis efforcé d'expliquer que ce titre regrettable ne correspondait pas tout à fait à la réalité que j'avais connue.

Il est certain que beaucoup de Français espéraient que Pétain ferait libérer les prisonniers de guerre, et bien entendu nos concitoyens, en particulier les anciens combattants, gardaient une certaine considération pour le vainqueur de Verdun, mais de là à se rallier à la collaboration avec l'occupant, il y avait un abîme.

La résistance passive débuta très tôt et prit des formes diverses. J'en citerai plusieurs cas qui me restent en mémoire. La Wehrmacht obligea tous les possesseurs d'armes à les livrer aux autorités. Mon père, qui avait deux fusils de chasse et deux carabines, donna les plus vieux et enterra les neufs. Ces armes confisquées furent stockées au château de Versailles et rendues à leurs propriétaires en 1944.

Toujours à propos d'armes, j'avais trouvé dans les buissons un mousqueton de type MAS 36 dont la crosse était cassée et qui avait certainement été jeté dans la nature lors des combats de juin 40. Mon oncle Henri, qui, en Lorraine, avait des responsabilités dans les filières d'évasion des prisonniers, réussit à ramener à Nancy ce fusil dont nous avions démonté la crosse. L'affaire n'était pas sans risques, car il fallait d'abord descendre à pied à Vesoul, l'engin enveloppé de papier sous le bras, déposer le paquet dans le car de Fougerolles, si possible loin des regards des autres voyageurs (il y avait, tout à l'avant, un soldat allemand…). À Fougerolles, l'oncle Henri remonta une crosse et emporta l'arme par le train dans sa cantine d'officier. Dernière épreuve à la gare de Nancy, lorsqu'un contrôleur du Ravitaillement voulut ouvrir la cantine pour inspecter son contenu. Mon oncle lui assura qu'il ne faisait pas de marché noir, mais l'alerte avait été chaude. Être pris en possession d'une arme nous aurait valu, pour le moins, la déportation.

L'évasion des prisonniers me rappelle un épisode de l'été 40. J'étais allé au lait chez Paul Clavier lorsque quelqu'un frappa à la porte. C'était un soldat français qui, profitant de l'obscurité, venait de s'évader d'un train. Le hasard l'avait conduit chez des gens au grand cœur, qui l'accueillirent, lui donnèrent des vêtements civils et lui permirent de rentrer chez lui, dans le Poitou me semble-t-il.

Dernière anecdote des premiers mois de l'occupation : Quincey comptait quelques familles d'Italiens venus s'installer dans les années 30. Tous ces immigrés étaient sérieux et travailleurs, mais il y avait parmi eux un certain C. qui, je crois, buvait bien. Étant probablement éméché, il tint un jour dans la rue des propos anti-français et se mit à casser des carreaux. Le maire Charles Chevillard, qui était rentré de zone libre, ceint de son écharpe tricolore, tenta vainement de le calmer. Rien n'y fit. C'est alors que mon père intervint et secoua vigoureusement le coupable, qui trouva plus prudent de rentrer chez lui. Mais le lendemain, mon père fut convoqué à la Kommandantur de Vesoul, où on lui demanda pourquoi il avait malmené un Italien. Il répondit que le nommé C. avait fait du scandale et des dégâts et que quelques semaines avant il tenait des propos anti-allemands. Sur quoi l'officier qui questionnait mon père lui dit qu'il avait bien fait et qu'il pouvait rentrer chez lui. Malgré le Pacte d'acier, les Allemands n'appréciaient guère leurs alliés italiens…

 

Après avoir passé sans oral le bac de philosophie en août, je pus, en octobre 1940, prendre mon inscription à la Faculté des Lettres de Besançon, au département d'allemand. J'aurais pu m'inscrire en histoire, mais je me décidai finalement pour la germanistique, malgré quelque hésitation due à la présence de la Wehrmacht.

La cité universitaire étant réquisitionnée par l'occupant, il fallait se loger en ville. Je trouvai une chambre rue Mégevand, près du théâtre et juste en face de l'Université. Ma logeuse s'appelait Madame Lacroix et était doloise d'origine. Nous étions trois ou quatre étudiants hébergés chez elle : une jeune fille de la région de Montbéliard, un étudiant en médecine du Haut-Doubs qui s'installa plus tard à Levier et devint conseiller général, un juriste de Morez dont le père était huissier. Les restrictions de chauffage et de produits alimentaires rendaient la vie estudiantine quelque peu morose. Le couvre-feu nous empêchait de sortir le soir, et du reste les distractions étaient rares, mis à part le cinéma et les brasseries. Les films étaient la plupart du temps des films de propagande, comme Le Juif Süss. Les grandes brasseries comme le Palais de la bière étaient envahies par les soldats de la garnison.

J'avais comme camarades de fac quelques anciens condisciples de Vesoul, comme Jean Rance et Nicole Nouveau, qui était inscrite en allemand. Ses parents avaient la bonté d'abriter mon vélo, que je laissais à Vesoul pour prendre le train de Besançon. Je passais environ la moitié de la semaine là-bas, le nombre de cours étant très limité. Selon la tradition, ces cours avaient lieu essentiellement le mercredi et le jeudi.

Le titulaire de la chaire de Besançon, le professeur Roger Ayrault, n'était pas là pendant l'année universitaire 1940-1941. Il était, je crois, requis à la Commission d'Armistice de Wiesbaden. Il était remplacé par le recteur Bertrand, dont les cours consistaient surtout à faire l'apologie de l'Allemagne hitlérienne. Je crois savoir qu'il a eu quelques ennuis en 1944.

Les cours de thème et de philologie étaient assurés par M. Carrez, professeur de Première Supérieure au lycée Victor Hugo, homme fin et lettré, grand amateur de ski. Il nous donnait souvent à traduire des pages de Thomas Mann, notamment tirées de La montagne magique (Der Zauberberg). M. Carrez était, en 1940-41, l'enseignant le plus sérieux du département d'allemand.

Il y avait aussi un lecteur allemand qui intervenait à la faculté et à l'Institut culturel nouvellement créé par le Reich. Dans les deux cas, ses cours n'étaient rien d'autre que des discours de propagande. Pour avoir en pleine guerre une pareille sinécure, ce jeune homme devait être bien vu du régime.

Nous suivîmes, mes camarades et moi, pendant quelques mois les cours de l'institut, dans une villa réquisitionnée du côté de Bregille, mais nous n'en tirions pas grand bénéfice. Nous n'étions pas inscrits en faculté pour écouter des inepties sur le racisme ou autres sottises. Au total, cette première année universitaire resta plutôt médiocre pour notre formation intellectuelle.

Personnellement, je me repliai sur les bibliothèques, universitaire et municipale, où nous pouvions lire au calme et …trouver un peu de chaleur. Plus ou moins livrés à nous-mêmes, nous nous associâmes en groupes de travail pour essayer d'apprendre tant bien que mal ce que nos enseignants ne nous apportaient pas : la technique de la dissertation, de l'exposé, de l'explication de texte. Je travaillais avec André Boudinet et sa future femme Jacqueline Conrad, avec l'abbé Lecordier, qui enseignait au collège Saint-Jean et qui n'engendrait pas la mélancolie, avec Micheline Roy, fille d'un instituteur du Jura et excellente étudiante, et avec d'autres dont j'ai oublié les noms.

À côté des cours d'allemand, je devais aussi suivre des cours de français et de latin en vue du certificat d'études littéraires classiques qui, à l'époque, était indispensable pour passer les licences de langues vivantes. Ce qui fait qu'en définitive, et en dépit d'un nombre d'heures de cours réduit, j'avais un travail assez considérable.

J'avais aussi, en cette année-là, un camarade de fac originaire de Fougerolles et qui s'appelait …Henri Nurdin. C'était le dernier fils du Dr Nurdin, dont j'ai parlé précédemment. Henri marchait alors sur les traces de son frère Maurice, qui était professeur d'allemand avant de devenir commissaire de police. Le benjamin, quant à lui, abandonna les études d'allemand et devint plus tard inspecteur de police. Sa fille, par contre, est agrégée et a épousé un universitaire de Rhénanie-Palatinat.

À la fin de 1940, je me promenais un jour le long du Doubs avec Henri Nurdin et nous passâmes devant la synagogue de Besançon. Les portes de l'édifice étant ouvertes, nous pénétrâmes par curiosité à l'intérieur. Mal nous en prit : des Allemands étaient là et nous expulsèrent sans ménagement !

L'hiver 1940-1941 fut sombre et morne. Le bilan de la guerre était lourd malgré la brièveté de la campagne de France. L'armistice nous imposait des conditions draconiennes, notamment l'entretien des troupes d'occupation et la captivité d'un million et demi de prisonniers. Le rationnement empirait sans cesse. Dans notre zone "réservée", la "Révolution nationale" entreprise par Vichy mobilisait moins les esprits que les soucis quotidiens.

À Quincey comme partout, le ravitaillement était prioritaire. C'est pourquoi l'un des événements marquants de la saison d'hiver était l'abattage du cochon. Cette cérémonie a certes toujours compté dans la vie campagnarde, mais dans les circonstances de l'époque elle prenait un relief particulier. Les festivités se déroulaient dans la maison Clavier, toujours hospitalière, en présence de mes parents et du curé de Frotey, l'abbé Tissot. Il faut préciser que le curé et l'instituteur se partageaient un cochon, ce qui n'était pas fréquent sous la Troisième République. Mais en 1941 la Troisième République était morte et les querelles scolaires hors de propos.

Ce "repas de cochon" était donc un grand moment de convivialité entre amis, au cours duquel on oubliait les malheurs du temps. Il se terminait naturellement fort tard, et il était bien arrosé d'eaux de vie distillées par les bouilleurs de cru. L'abbé Tissot se levait pour rentrer dans sa cure de Frotey et exprimait ses scrupules de n'être pas à jeun pour sa messe du lendemain matin. À quoi mon père répondait par quelque boutade. Quant à ma mère, elle qui était toujours si réservée, elle s'enhardissait jusqu'à demander pourquoi un prêtre comme lui ne disait pas son bénédicité, et la réponse était : « Qui se singularise se ridiculise. »

Jambons et saucisses étaient ensuite séchés au feu de bois dans la cheminée de la maison Richard achetée par mes parents.

 

De graves événements devaient marquer l'année 1941.

Ce fut d'abord, en avril, l'invasion des Balkans et de la Grèce par l'Allemagne, puis, le 11 mai, la fuite de Rudolf Hess, bras droit du Führer, en Grande-Bretagne. Ce fut un coup de théâtre stupéfiant, dont personne n'a pu comprendre les raisons. Je posai un jour la question aux soldats qui étaient logés dans la maison Dagnan. L'un d'eux me répondit en riant que Hess ne se plaisait plus en Allemagne. Un mois après, je les revis devant la maison, en train de regarder d'un air soucieux une carte d'Europe. Ils semblaient préoccupés et je leur demandai pourquoi. Ils me dirent que très certainement la guerre allait éclater entre le Reich et l'URSS.

Le jour de mon anniversaire, le 22 juin, j'appris par la Radio Suisse que la Wehrmacht venait d'attaquer à l'est. Je saisis alors ce que cela signifiait pour ces Allemands tranquillement cantonnés à Quincey

Le même mois, nous apprîmes une autre bonne nouvelle : la RAF bombardait la Ruhr. Le 14 mai, par contre, des affiches furent apposées dans toutes les communes pour annoncer l'exécution de deux cultivateurs de la vallée de la Saône, Arthur Letang et Jules Mongin, condamnés à mort pour avoir assassiné un soldat allemand en juin 1940. Or Mongin était le père de l'un de nos camarades de lycée. Ce fut le début d'une série de dénonciations et de condamnations qui durèrent jusqu'à la Libération.

Durant ce temps, je poursuivais mes études à Besançon. Je fus reçu en juin au certificat d'études littéraires classiques, et à la session d'octobre je fus déclaré admissible à celui de philologie, tout en occupant un poste de surveillant d'internat au lycée Gérome. Comme j'en étais sorti en 1940, je connaissais une grande partie des élèves, dont mon cousin Roger Nurdin et mon ami Pierre Jeannin.

À la rentrée universitaire, après la Toussaint, j'abandonnai la surveillance pour reprendre le chemin de la fac. Je gagnais un peu d'argent de poche en donnant des leçons d'allemand à une petite fille de Besançon dont le père était oculiste.

De plus, mon ami François Jamey, qui avait commencé ses études à Lyon, s'inscrivit à Besançon. Nous habitions ensemble dans une chambre située près de la Porte Rivotte et nous mangions dans un restaurant qui existe toujours, le Petit Polonais. Nous y étions assez mal nourris, comme presque partout, mais nous y rencontrions de gais lurons, tous étudiants.

Nous fréquentions aussi parfois les brasseries, notamment le Palais de la bière, où un orchestre jouait pour les soldats. C'est là que nous avions rencontré un étudiant allemand mobilisé, qui nous affirmait que la Wehrmacht allait occuper toute l'URSS, y compris la Sibérie. Il dut déchanter à l'automne, quand l'offensive s'enlisa dans la boue, puis fut annihilée par le "Général Hiver".

Du reste, la plupart des unités qui menaient une existence confortable à Besançon disparurent prestement en direction du front. Pour faire bonne mesure, Hitler déclara la guerre le 11 décembre aux États-Unis. Désormais, le sort de l'Allemagne était inexorablement arrêté.

En attendant, l'exploitation des territoires occupés s'aggravait de mois en mois. Les réquisitions de denrées alimentaires, de produits industriels, de matériel se multipliaient, d'autant plus que les maîtres du Reich avaient compté sur une guerre-éclair et, selon toute apparence, n'avaient rien prévu pour une campagne hivernale. Ce qui signifiait pour la population des restrictions draconiennes en matière de textiles et d'alcools. Le vin était contingenté. Il était impossible de trouver des skis ou des luges dans les magasins de sport. Même les voies ferrées d'importance secondaire furent démontées et emmenées en Russie. C'est ainsi qu'au milieu de la guerre, la ligne Vesoul-Besançon perdit la moitié de ses rails.

Dans ces conditions, les secrétariats de mairie eurent de plus en plus de responsabilités pour gérer la pénurie. Mon père était constamment sur la brèche afin de régler pour le mieux d'innombrables problèmes, parfois à toutes les heures du jour, et cela à côté de sa profession d'enseignant. Il disait souvent qu'il supportait plus de tribulations que pendant la guerre de 1914-1918 ! La gestion des cartes de rationnement des denrées alimentaires, des bons de textiles et de pneus était un casse-tête particulièrement difficultueux.

Mon père prenait des risques, ce que n'osaient pas faire d'autres secrétaires de mairie par crainte des dénonciations. Il savait qu'il pouvait compter sur le soutien des habitants, dont beaucoup lui étaient dévoués. Je puis témoigner de la confiance réciproque qui, dans ces années noires, régnait entre la population et son secrétaire de mairie. Cette fidélité mutuelle était impérative, car la gestion des affaires municipales dans l'intérêt du village supposait une transgression continuelle des règlements en vigueur. Mon père usait de divers procédés pour se procurer un surplus de cartes d'alimentation, par exemple en conservant les cartes des morts, ou bien en en escamotant aux services du ravitaillement par l'intermédiaire de personnes de connaissance. Il parvenait ainsi à accumuler une trentaine de cartes qui servaient à nourrir les réfractaires, et accessoirement des amis ou des membres de la famille réduits à la portion congrue. Certains habitants des fermes, qui vivaient de leurs propres produits, renonçaient volontairement à leurs cartes.

Le marché noir sévissait, mais le troc et les relations étaient aussi des moyens d'améliorer l'ordinaire. Je connaissais un mécanicien des chemins de fer qui échangeait du vin contre du lait, un boucher de Vesoul qui donnait de la viande aux maquisards. Nous ne manquions pas de beurre ni de fromage grâce à deux laitiers, celui de Pusey et celui de Presle.

De temps en temps, mon père m'envoyait dans ce petit village où le fromager n'était autre que Ferdinand, qui travaillait auparavant à la laiterie d'Arpenans. Ce brave Suisse me fournissait non seulement du beurre et du fromage, mais aussi du vin et de la cochonnaille, car son statut de neutralité lui permettait de ravitailler à la fois les Français, y compris les réfractaires, et les Allemands. Il ravitaillait aussi l'instituteur de Presle, mon compatriote fougerollais et ancien camarade de fac Henri Nurdin. J'ignore ce que Ferdinand est devenu. Je sais que l'armée suisse le rappelait parfois pour des périodes militaires, jusqu'au jour où il quitta la France pour rentrer dans son canton de Saint-Gall.

Dans toutes les circonstances, même les pires, il peut y avoir des arrangements avec le ciel. La Kommandantur de Vesoul obligeait les instituteurs et leurs élèves à ramasser les doryphores dans les champs de pommes de terre. Elle envoyait aussi parfois de petits détachements de soldats chargés de passer chez les cultivateurs pour réquisitionner des bêtes ou des céréales. En pareil cas, mon père prévenait les intéressés et leur demandait de préparer ce qu'il fallait pour donner à manger et à boire à leurs visiteurs. J'étais généralement chargé de les conduire, en particulier dans les fermes isolées, de leur parler de choses et d'autres de manière à les distraire. Je me souviens en particulier d'une randonnée à vélo qui dura tout un après-midi, de Quincey à Villers-le-Sec en passant par les écarts du village. J'avais avec moi un seul Allemand, un réserviste d'un certain âge qui devait être bien content d'échapper au front russe et d'avoir, pour une fois, mangé et bu un peu mieux qu'à la popote de la Wehrmacht. Moyennant quoi – et c'était le but de l'opération – il avait constaté que les paysans de Quincey n'étaient guère en mesure de livrer quoi que ce soit… D'après mon père, ils ne donnèrent que trois porcs en quatre ans.

En 1941, les distractions étaient rares. Les jeunes restaient confinés dans leur coin et s'amusaient comme ils pouvaient. Nous allions, mon camarade Pierre Cote et moi, jouer au billard le samedi après-midi à la maison Dagnan, où habitaient ses parents. Nous allions pêcher les écrevisses dans les ruisseaux de la région, en campant sous une tente de fortune que nous avions taillée dans la toile d'un marabout de l'armée. J'allais souvent avec mon père voir les matches de football au stade des Allées, le dimanche après-midi. Les meilleures équipes du département étaient alors celles de Saint-Loup et d'Arc-lès-Gray.

Mais l'année 1941 fut marquée, dans ce domaine du sport, par un événement considérable : la création d'une équipe de football à Quincey. Cet événement mérite d'être narré.

Tout commença, si mon souvenir est bon, au printemps de cette année-là lorsqu'un groupe de jeunes organisa des parties de ballon sur la place de la fontaine. Nous eûmes bientôt quelques spectateurs, à savoir des Allemands, qui devaient s'ennuyer encore plus que nous. Comme ils avaient à peu près notre âge, nous aurions pu jouer ensemble, ou plutôt les uns contre les autres. La chose était naturellement inconcevable. Toutefois les Allemands en question tournèrent la difficulté en passant du rôle de spectateurs à celui d'arbitres. Après quoi, comme je l'ai dit, ils furent conviés à exercer leurs talents en Russie.

Mais l'idée de constituer une équipe de foot progressa dans les esprits. Il nous fallut trouver un terrain hors du village, car la place de la fontaine ne pouvait convenir, ne serait-ce qu'à cause des bouses de vaches. Nous jetâmes finalement notre dévolu sur une friche située entre le moulin de Champdamoy et les grottes du même nom. Le terrain n'était pas parfait, mais nous devions nous en contenter. Bien que très éloigné du village, il avait du moins le mérite d'être à deux pas du café installé dans le moulin. Toute une équipe de jeunes fut mobilisée pour mettre le terrain en état, piocher, dresser les poteaux de buts, des chevrons récupérés lors de la démolition d'un baraquement militaire.

Les difficultés commencèrent quand nous dûmes réunir une petite somme pour acheter les équipements nécessaires, puis lorsqu'il fallut rassembler assez de jeunes pour former des équipes adéquates. Nous décidâmes de mettre nos parents à contribution, ainsi que tous ceux du village qui voudraient bien faire un geste. Dans certaines maisons, on nous reprocha de vouloir nous amuser au lieu de travailler. D'aucuns nous firent grief de vouloir intégrer à notre club des garçons de Frotey, cependant que dans le village voisin certains blâmaient l'esprit sectaire des gens de Quincey. Nous n'entrâmes pas dans ces querelles de clochers et notre association fut celle des deux communes, avec en outre quelques Vésuliens entraînés au football et même des garçons du village de Neurey.

Le problème des équipements avait été résolu et j'avais acheté à Besançon des ballons, des maillots, des shorts et des chaussettes. Nous pûmes donc participer à des matches de championnat contre des équipes de même niveau que le nôtre, ce qui supposait des déplacements dans la région. Ceux-ci avaient lieu le dimanche, dans un véhicule à gazogène qui transportait les joueurs et les supporters. En dépit des circonstances, l'ambiance était joyeuse. Après les rencontres, nous buvions le traditionnel vin chaud. Il en était de même au café de Champdamoy quand nous recevions une équipe adverse. C'étaient de bien modestes joies, mais il fallait s'en contenter.

 

À la fin de 1941, en novembre, maman reçut une longue lettre de son frère Henri, dont le moral correspondait à peu près à l'ambiance générale. Mon oncle voyait la France sombrer dans un socialisme d'État analogue à celui du Front Populaire. Il projetait d'aller vivre loin d'un pays qui avait perdu son unité morale et il regrettait de voir s'effondrer son plan de retraite studieuse dans sa propriété de Montélimar. Aux malheurs de la guerre venaient en effet s'ajouter des soucis familiaux. Du moins voulait-il que ses enfants soient instruits et cultivés. C'était pour eux qu'il se faisait le plus de souci. Il disait avoir pour lui-même « un fond d'optimisme et de stoïcisme. »

Cette lettre est peut-être la plus pathétique que j'aie lue dans toute sa correspondance. Elle reflète bien l'état d'esprit d'un homme confronté à la fois aux calamités d'une époque épouvantable et aux drames de son existence personnelle. Mais cet homme au caractère forgé par les épreuves de la vie et à l'esprit formé par l'étude des plus grands philosophes donnait un bel exemple de rigueur morale.

 

L'hiver de 1941-1942 fut glacial, non seulement en Russie mais aussi chez nous. La neige abondante nous permit de faire de la luge sur les pentes du "Séminaire", au-dessus de l'actuelle rue de la Corre. Nous avions construit un grand traîneau, sorte de bobsleigh rudimentaire pour trois ou quatre personnes, qui nous permettait de filer à toute vitesse le long du coteau. Il y avait foule sur la neige, des gamins de Quincey jusqu'à des occupants venus de Vesoul, y compris des filles en uniformes gris. Bref, cet hiver-là notre village se transforma en une petite station de sports d'hiver.

À Besançon, il ne faisait pas chaud et la nourriture ne s'améliorait pas. C'est pourquoi je ne m'y attardais pas. Je me souviens d'une semaine où j'étais revenu le jeudi au lieu du vendredi, séchant un cours et abandonnant provisoirement les compilations de Korff et de Gundolf sur Goethe et son époque. Je crus geler sur mon vélo entre Vesoul et Quincey, mais j'avais une solide raison de rentrer plus tôt que prévu : le repas de cochon avait commencé chez Paul Clavier. Mes parents furent surpris de mon arrivée, mais je mangeai mieux et dans une ambiance plus conviviale qu'au Petit Polonais. L'abbé Tissot était là, et ses deux gouvernantes, deux sœurs originaires de la campagne, se préparaient à confectionner le plus délicieux boudin du monde. Quant à Marthe Clavier, infatigable travailleuse, elle voyait les choses en grand et faisait quantité de saucisses.

C'est ainsi que nous pouvions subsister, nous autres villageois, au cours des années noires.

À la faculté, notre professeur Roger Ayrault était enfin revenu et avait repris ses cours de littérature. Il habitait Paris et logeait près de la gare de la Mouillère lorsqu'il était à Besançon. C'était un homme très élégant, un peu affecté dans son parler et ses manières, mais dont l'enseignement était d'un niveau élevé. Il était spécialiste de Heinrich von Kleist et fut nommé à la Sorbonne dans les années 50.

Il me reste de cette époque deux photographies prises dans la cour de la faculté. Outre les étudiants dont j'ai déjà mentionné les noms, on y reconnaît autour d'Ayrault Camille Jeanroy, dont le père était instituteur à Port-sur-Saône et qui passa plus tard l'agrégation, Armand, de Salins, qui fut tué dans un accident de chemin de fer, peu après son succès à l'agrégation vers 1950, et Constant Chevillard, fils du maire de Quincey, qui était surveillant au lycée Victor Hugo de Besançon.

Je préparais, outre l'oral de philologie, le certificat d'études pratiques. Comme l'examen oral comportait une interrogation dans une seconde langue étrangère, je dus me préoccuper d'en apprendre une. Je suivis en 1941 les cours d'italien dispensés par une dame qui venait chaque semaine de Dijon, après quoi je me ravisai et je pris des cours d'anglais avec le professeur du lycée de Vesoul et M. Warren, un Américain qui habitait près de la place de la République.

En juin 1942, je passai avec succès l'oral de philologie.

Le 22 juin, jour de mon anniversaire, Laval décréta la Relève, c'est-à-dire l'échange d'ouvriers français contre des prisonniers de guerre. Sauckel, le Gauleiter de Thuringe et responsable des réquisitions de main d'œuvre, exigeait 250 000 ouvriers français pour la fin de juillet. Cette mesure toucha d'abord les plus jeunes. C'est ainsi que mon ancien camarade de classe Camille Magnien, marié et père de famille, dut partir pour Hambourg, où il échappa heureusement aux bombardements.

Par ailleurs, l'année 1942 est marquée par le procès de Riom, intenté par le gouvernement de Vichy à Daladier, Reynaud, Blum et au général Gamelin. Le procès tourna court, les accusés devenant accusateurs, notamment grâce à leurs avocats. Parmi ceux-ci, Me Toulouse, élu plus tard bâtonnier du barreau de Paris, et qui était le père de notre camarade de lycée Françoise Toulouse. Si ma mémoire est bonne, il était aussi le gendre du docteur Doillon, médecin célèbre de Vesoul au début du siècle.

La mobilisation pro-nazie et anti-nazie s'amplifia cette année-là.

L'antisémitisme s'exacerba à partir de la Conférence de Wannsee, à Berlin, qui décréta la "solution finale de la question juive". En mars, le premier convoi français partit de Drancy pour Auschwitz. En juillet eut lieu à Paris la trop fameuse Rafle du Vel' d'Hiv'. Entre temps, le nouveau commissaire aux affaires juives Darquier de Pellepoix avait décidé en mai que tous les Juifs de la zone occupée devaient porter l'étoile jaune. Tous les Vésuliens purent alors voir dans les rues quelques-uns de leurs concitoyens ainsi stigmatisés. Parmi eux, une collègue de mes parents, et deux dames, l'une âgée, l'autre jeune, qui se promenaient bras dessus bras dessous, jusqu'au jour où elles disparurent sans laisser d'adresse… Personne n'aurait pu alors deviner la vérité.

La propagande de Goebbels allait bon train en faveur de l'Ordre nouveau, c'est-à-dire de l'Europe nazie, qui réclamait non seulement des travailleurs forcés, mais des soldats. Chez nos voisins alsaciens, le service militaire fut imposé. En Lorraine, le Gauleiter Burckel fit à Metz un discours incendiaire le 29 août, discours qui provoqua la panique chez les Mosellans. Beaucoup d'entre eux se mirent en grève et menacèrent d'émigrer.

À Vesoul et dans la région, quelques jeunes s'engagèrent dans la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme. Désireux d'avoir le soutien des intellectuels pour l'Ordre nouveau, Goebbels organisa à Weimar une rencontre d'écrivains européens où parurent quelques Français. Il avait d'autre part le concours de l' Œuvre de Déat, du Cri du peuple de Doriot, de Je suis partout de Brasillach.

 

Face à cette collaboration, la Résistance se renforçait.

Le 1er janvier 1942, Jean Moulin fut parachuté de Londres pour fédérer les divers mouvements. Les FTP (Francs-Tireurs et Partisans) furent créés en février, quand parut aux Éditions de Minuit Le silence de la mer de Vercors. Le succès de ce livre clandestin fut colossal. Les publications de la Résistance se multiplièrent. Nous recevions à Besançon des tracts de la Sorbonne. J'en apportais parfois à Vesoul dans ma valise.

Sur les théâtres d'opérations, la fortune des armes commençait à changer. L'Armée Rouge tenait bon à Stalingrad. Les Américains débarquaient en Afrique du Nord. La RAF semait la terreur sur les villes allemandes.

Ces événements provoquèrent le 11 novembre 1942 l'occupation de la zone libre par l'armée allemande, et en conséquence la suppression  de l'"Armée de l'armistice", ce qui eut pour conséquence directe l'engagement dans la Résistance de plusieurs de mes camarades de lycée qui étaient Saint-Cyriens : Henri Hutinet, Stéphane Lecorney, Pierre Rimey et Édouard Almand. Les deux derniers avaient mon âge et étaient dans la même classe que moi.

L'année 1942 se termina par une bonne nouvelle, à savoir l'encerclement par l'Armée Rouge de la 6ème Armée allemande du général Paulus, devant Stalingrad.