L'invasion de la Pologne et la déclaration de guerre à
l'Allemagne le 3 septembre furent un choc qu'il est difficile d'imaginer quand
on ne l'a pas vécu. Hitler ne tint naturellement aucun compte de l'ultimatum
lancé par les puissances occidentales. Les dés étaient jetés, bien que le Reich
ne fût pas encore prêt à la guerre, comme devaient le constater plus tard les
historiens allemands. Quant à la France, elle l'était encore moins.
Les troupes mobilisées à l'automne 1939 ne semblaient
guère motivées et avaient l'air de prendre les choses à la légère. Nous logions
à Quincey un certain nombre de réservistes, dont
l'abbé Pernod, le curé de Balanod près de Saint-Amour
dans le Jura. Il habitait chez notre voisine Madame Henriot et me prêtait des
livres de philosophie qui lui venaient du séminaire.
L'armée installa une batterie d'artillerie
antiaérienne près du bois du Tilleul, le long de la route de Villersexel. Il y
avait là quatre pièces plutôt anciennes, desservies par une bonne centaine de
soldats dont la plupart étaient du coin, si bien que beaucoup s'éclipsaient à
tout moment pour rentrer chez eux ou aller aux champignons. Le chef de l'unité
était un capitaine de réserve dont la femme était une collègue de mes parents
et dont la fille était dans ma classe au lycée.
La déclaration de guerre eut aussi pour effet de
bouleverser le lycée Gérome, qui, comme en 1914,
devint un hôpital militaire. Les classes de premier cycle, de la 6ème
à la 3ème, furent transférées à la campagne, en l'occurrence à Choye près de Gray. Les cours avaient lieu dans un joli
château appartenant à la famille de Coligny. Les pensionnaires habitaient dans
un internat improvisé. C'était le cas de mon cousin Roger Nurdin.
À Vesoul, les internes n'avaient plus leurs dortoirs
au lycée, mais à l'École Normale. Comme ces locaux étaient surchauffés et la
température extérieure froide, il y eut un certain nombre de malades parmi les
élèves qui devaient, très tôt le matin, regagner le lycée. De mon côté, j'avais
des problèmes analogues, car j'étais alors demi-pensionnaire et mes trajets à
vélo n'étaient pas de tout repos. Un matin, je dérapai sur le verglas et cassai
net l'une de mes pédales.
D'autres camarades de la région avaient comme moi
abandonné l'internat. Ainsi Jean Rance, mon ancien voisin de dortoir, venait
tous les jours de Scey-sur-Saône dans la voiture de Poinsotte, qui était lui aussi en classe terminale. Quant à
Pierre Vuillemin, il préparait son deuxième bac par correspondance. André
Caquot avait quitté Vesoul pour Paris, où son père avait été nommé. Ainsi donc
notre classe avait perdu ses deux plus prestigieux élèves, mais elle s'était
enrichie d'une cohorte de nouveaux arrivants venus de Belfort et surtout
d'Alsace. Il s'agissait surtout de jeunes Juifs des communautés israélites de
Strasbourg et de Mulhouse, réfugiés à Vesoul pour la raison suivante : notre
ville avait depuis le Moyen Âge un consistoire israélite, chose tout à fait
exceptionnelle pour une petite cité, ainsi qu'une synagogue et même un
cimetière juif.
Nous avions aussi quelques nouveaux professeurs, en
particulier du lycée de Belfort. C'était le cas d'un professeur de physique
nommé Poinsenot, de Kaufmann en allemand, de Madame
Roze en histoire. Cette dernière avait quitté Nancy avec son mari, physicien,
car elle avait une maison à Purgerot, près de Port
d'Atelier. Je l'ai revue bien des années plus tard. Elle avait terminé sa
carrière comme inspectrice générale et manifesta une joie particulière de
savoir que j'enseignais l'histoire de l'Allemagne. Elle m'affirma que j'avais
été, en 1939-1940, son meilleur élève, ce qui me réjouit beaucoup.
Les cours de Madame Roze étaient passionnants. Ceux de
notre professeur de philosophie, Mademoiselle Py,
étaient plus austères et moins attrayants, la logique et la morale étant par
essence des matières plutôt sévères et rigoureuses. Notre professeur, ancienne
élève du lycée, était en outre d'un caractère sérieux. Elle débutait dans le
métier et s'en tenait, si ma mémoire est bonne, au programme officiel de la
classe de philosophie. Il n'était pas question, à l'époque, d'ouvrir des cours
sur l'actualité, qui du reste n'était guère plaisante. En outre, Marie-Thérèse Py devait s'imposer à une équipe de trente à quarante
filles et garçons empilés dans un amphithéâtre de la cour d'honneur, et il
arrivait qu'aux gradins supérieurs le calme ne fût pas absolu. Ajoutons à cela
les alertes et les descentes aux abris, et l'on comprendra que malgré les
efforts de Mlle Py le programme ne pût arriver à son
terme. La métaphysique, je crois, en pâtit grandement.
L'indiscipline atteignait toutefois des sommets dans
les classes où enseignaient des hommes, en physique et en allemand. Pendant une
partie de l'année, nous eûmes dans la première de ces disciplines le Belfortain
Poinsenot, un homme d'un certain âge, aimable et
sympathique, mais inapte à maîtriser une horde de blancs-becs turbulents.
L'épisode le plus marquant est en l'occurrence celui des cordes vibrantes.
Chaque fois que le professeur annonçait qu'il allait faire vibrer une corde et
que nous devions tendre l'oreille, un concert de toux, de cris d'animaux et de
bruits divers nous brouillait l'écoute. Je ne saurai jamais rien de ce domaine
important de la physique, qui remonte, paraît-il, à Pythagore. Un beau jour, la
porte de la classe s'ouvrit brusquement et un impérieux personnage surgit.
C'était un certain Ledeuil, le surveillant général,
la terreur du lycée. Poinsenot fut encore plus
consterné que nous. Il bredouilla quelques mots pour assurer que nous étions
bien sages…
L'ordre ne régnait pas plus dans la classe d'allemand.
Kaufmann était le type de l'intellectuel à lunettes qui prenait les élèves en
camarades. Il allait patiner avec eux sur le Durgeon
pris par les glaces et laissait les filles, regroupées au fond de la classe,
tricoter pour les soldats. Pendant ce temps, les garçons s'amusaient à avancer
leurs tables pour cerner le pupitre du professeur, lequel poursuivait
imperturbablement son explication du Faust de Goethe. Je doute fort que
mes condisciples aient beaucoup appris sur ce chef d'œuvre qui, à cette époque,
était toujours étudié en classe de philosophie.
Cela dit, il y avait parmi les nouveaux élèves
d'excellents germanistes, en premier lieu un Luxembourgeois nommé Pierre
Engels. Naturalisé français en 1940, engagé volontaire, résistant, il fut
fusillé en juin 1944 à Besançon. Il avait 23 ans.
Quant aux Juifs alsaciens, nous ne savons ce qu'ils
sont devenus. Je ne me rappelle que trois noms : ceux des deux Lévy et celui
d'une jeune fille prénommée Irène, qui avait des taches de rousseur. Les
garçons se prénommaient tous les deux André, si bien que Kaufmann les appelait
Lévy-Strasbourg et Lévy-Mulhouse. Irène (Runser ou Runzer) allait patiner après la classe avec mon ami Claude Hasselot.
Il y avait une classe où personne ne bronchait, celle
de M. Nauroy, notre professeur de sciences naturelles
depuis la 6ème. En tant qu'officier de réserve, il nous commentait
les opérations militaires, s'efforçant de nous remonter le moral en nous affirmant
que « la situation était grave, mais non désespérée ». C'était lui
aussi qui nous faisait mettre les masques à gaz pendant les cours. Cette
mascarade suscitait des réactions diverses, par exemple celles de notre
camarade Solange Magny, qui refusait cet accoutrement sous prétexte qu'elle
était enrhumée. À quoi notre prof lui rétorquait que les Allemands ne lui
demanderaient pas son avis. Quant à Hasselot et à
moi, nous rigolions de nous voir si grotesques.
Nous profitions tous les deux des heures creuses pour
filer chez ses parents, rue Serpente, afin de travailler nos dissertations de
philo. Nous passions par la porte des externes pour échapper au redoutable Ledeuil. Une fois, nous étions si pressés que je me coinçai
un doigt entre les deux battants du portail. Malgré la douleur, je me gardai
bien d'aller à l'infirmerie du lycée. Claude me soigna chez lui avec les moyens
du bord.
Au début de l'année 40, les alertes se firent plus
nombreuses, les passages d'avions allemands plus fréquents. C'étaient pour la
plupart des appareils d'observation, plus rarement des chasseurs-bombardiers
qui laissaient tomber deux ou trois petits projectiles, faisant du bruit et peu
de dégâts. Il arrivait aussi que nous trouvions dans la campagne des tracts
anti-anglais avec des slogans du genre : « Les
Français donnent leurs poitrines, les Anglais donnent leurs machines ».
Les deux batteries de DCA de la région, dont celle de Quincey,
tiraient quelques coups de canons pour rappeler leur existence.
La drôle de
guerre battait son plein. Le temps des illusions tirait à sa fin. Du côté
de la Ligne Maginot, les patrouilles vaquaient à leurs activités quotidiennes. À
l'arrière, la vie continuait presque normalement malgré quelques restrictions,
en particulier de carburant. Mon père pouvait donc profiter de la voiture neuve
qu'il avait achetée à l'automne 1939 pour remplacer la C4. C'était une traction
avant 7 CV Citroën, immatriculée 2894-QA 2. Elle était noire avec des roues
jaunes. Sa carte de circulation temporaire était valable jusqu'au 2 août 1940.
Après un hiver rigoureux, nous avions un beau
printemps. J'en profitais pour m'entraîner à conduire la voiture neuve en vue
de passer mon permis. Je choisissais des routes tranquilles, par exemple autour
de Villersexel, où était mon ami Vuillemin, ou en direction de Saint-Loup et Aillevillers, ce qui nous permettait de voir la famille.
C'est ainsi qu'un jour nous arrivâmes à Fougerolles au moment où un avion
allemand, touché par la chasse de la base aérienne de Luxeuil,
dut faire un atterrissage forcé sur la commune de Fougerolles, à la limite du
Val d'Ajol. Les gendarmes amenèrent l'équipage à la
gendarmerie, devant laquelle s'était massée une foule de badauds. Comme le
brigadier devait faire un rapport avant de livrer ses prisonniers à l'autorité
militaire, je fus prié de les interroger. Je posai quelques questions simples à
leur chef, un jeune prétentieux à l'air arrogant qui semblait nous prendre pour
des ballots. Ce fut la première fois au cours de cette guerre que j'intervins
comme interprète amateur.
Le mois de mai arriva. Nous lisions un livre
nouvellement paru, la traduction d'un ouvrage de Hermann Rauschning,
qui avait été proche de Hitler avant de se réfugier en
Suisse. Ce livre, intitulé Hitler m'a dit, révélait un certain nombre de
propos tenus par le Führer en petit comité et très éclairants concernant ses
buts et ses méthodes. Des historiens ont plus tard mis en doute l'authenticité
de ces propos. Il n'en reste pas moins vrai que la suite des événements en a
confirmé la crédibilité.
C'est alors que prit fin la
drôle de guerre et que se dissipèrent les illusions.
Tout commença le 10 mai au matin, alors que je me
préparais à aller au lycée. On entendait vers le nord-est un grondement
inquiétant. Nous grimpâmes, maman et moi, sur les coteaux derrière le verger et
nous comprîmes vite ce qui se passait : les bombardiers de la Luftwaffe
attaquaient la base de Luxeuil. Depuis 4h 30 du
matin, la Wehrmacht entrait aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg.
Je n'insiste pas sur ces événements calamiteux, la
rupture du front à Sedan, l'encerclement de Dunkerque, la bataille de la Somme,
la prise de Paris le 14 juin, la débâcle militaire… Le 11ème
régiment de chasseurs à cheval, cantonné à Vesoul, partit et ne revint plus.
Pierre Trélat, le neveu de Paul, fut tué pendant la
retraite. Il sortait tout juste de Polytechnique et était un excellent camarade
de mon beau-frère Jean-Claude Guimbal. Wolfgang Kulke, je l'appris longtemps après, fut blessé pendant la
campagne de France.
Durant ces tragiques journées, nous poursuivions tant
bien que mal nos études. Voyant l'approche foudroyante des Panzer, le
rectorat de Besançon décida d'avancer la date du bac. Nous fûmes convoqués pour
le 15 juin au matin. Je me rendis au lycée à l'heure prévue, et j'y trouvai,
sur le perron, un certain nombre d'élèves qui n'avaient pas encore quitté la
ville. Le proviseur parut devant le portail d'entrée et nous déclara que les
sujets d'examen n'étaient pas arrivés, que la situation était sans issue et que
nous devions retourner chez nous. Il ajouta que nous étions tous reçus. Cette
promesse pour le moins inconsidérée eut pour certains de fâcheuses
conséquences, car ils furent obligés par la suite de redoubler leur classe de
terminale.
Je remontai donc sur mon vélo et regagnai Quincey, croisant en chemin les canons de DCA du bois du
Tilleul. Ils n'avaient pas empêché un avion de lancer la veille deux bombes sur
Vesoul, dont l'une tomba sur le foyer du soldat de la rue Didon. Toute la nuit,
les convois de troupes en retraite et de réfugiés civils étaient passés, en
direction du sud-ouest. La veille ou l'avant-veille, mes parents avaient fait
passer le certificat d'études à Scey-sur-Saône.
L'inspectrice, Madame Chiclet, avait recommandé avec
insistance aux institutrices ayant des fils d'une vingtaine d'années de se
replier vers le sud. Le bruit courait que l'armée allait se retrancher sur la
Loire pour arrêter l'ennemi. Ce n'était pas, loin de là, la seule rumeur qui se
répandait alors.
Quand je revins à la maison, c'était le branle-bas
général. Mes parents n'attendaient plus que moi pour charger la voiture et
partir. En fait, je crois que c'était ma mère qui le voulait, car elle avait
été profondément impressionnée par les discours de son inspectrice. Mon père,
quant à lui, déclarait qu'il ne craignait pas les Allemands puisqu'ils ne
l'avaient pas dévoré à l'autre guerre.
D'autre part, il y avait des motifs supplémentaires de
choisir l'exode, à savoir l'affolement des familles Morel et Chevillard.
Maurice Morel, capitaine de réserve, était sur le front et son épouse était
seule avec ses deux enfants Éliane et Jean. Les deux fils et le gendre du maire
Charles Chevillard étaient eux aussi absents. Toutes ces raisons incitaient
donc au départ.
Cela dit, ces motivations relevaient d'un domaine
purement irrationnel, celui de la psychologie des masses. Cet extraordinaire
phénomène de juin 40, qui jeta sur les routes et dans les trains des millions
de personnes fuyant la Belgique, le nord et l'est de la France, se nomme la
panique, la « Panique géante à la
face effarée » comme l'écrit Victor Hugo sur la bataille de Waterloo.
Plus de 50 ans après, l'un de mes collègues allemands, qui avait assisté au
phénomène sous l'uniforme de la Wehrmacht, me demanda les raisons de cet exode
inexplicable. Je lui répondis évasivement, mais après réflexion je crois que
cette immense catastrophe était la manifestation complexe des phobies et des
traumatismes de l'inconscient collectif, ce que je me hasarde à résumer ainsi :
crainte de l'ennemi héréditaire et désarroi face à l'effondrement soudain des
structures nationales. Tous les stéréotypes concernant les invasions venant de
l'est depuis les Vandales et Attila jusqu'aux Cosaques et aux uhlans se
cristallisaient subitement autour de l'effrayant déferlement des Panzer
de Guderian, malheureusement précédés de la triste réputation du nazisme. Et
face à ce raz-de-marée la République s'effondrait comme un château de cartes et
la population se voyait dépourvue de toute protection. La seule issue était de
fuir… quand on le pouvait. Vers quel but ? Personne n'en savait rien.
Voilà donc dans quelles conditions mes parents se
décidèrent à partir le samedi 15 juin au matin. Ils avaient hâtivement pris du
linge, des provisions, un matelas sur le toit de l'auto, et installé à
l'arrière Madame Morel et ses enfants. Le maire conduisait l'une de ses
voitures, une Peugeot, où avaient pris place sa belle-fille Georgette, son
petit-fils Guy et Madame Chevillard mère. Restait la seconde voiture, une
Citroën 7 CV analogue à celle de mon père. C'est moi qui étais chargé de la
conduire.
J'avais passé mon permis deux semaines avant, dans des
conditions aussi insolites que mon père avait passé le sien à Luxeuil au début des années
Bref, dans la matinée du 15 juin je pris le volant de
la traction avant du maire, avec la charge de conduire à bon port sa fille
Jeanne, accompagnée de sa petite-fille Odette, ainsi que sa belle-fille,
l'épouse de Constant Chevillard. Je n'avais pas encore 18 ans et peu
d'expérience de la conduite, et pourtant j'avais la responsabilité de deux
jeunes femmes, dont l'une était mère d'un bébé et l'autre sur le point de le
devenir !
Notre caravane de trois voitures prit la route de
Besançon, puis de Dole, où je n'étais jamais allé, puis de Beaune, enfin
d'Autun. L'afflux de véhicules militaires et civils, de vélos et autres moyens
de transport rendait le trajet difficile. Il fallait souvent rouler au pas,
s'arrêter et repartir. Des attaques aériennes étaient à craindre. Nous
arrivâmes enfin à Autun dans l'après-midi, à une allure de tortue. Les jeunes
partis de Vesoul et de la région à bicyclette avaient dû avancer aussi vite que
nous. Quant au train spécial dirigé vers le sud par M. Py,
chef de gare de Vesoul et père de notre professeur de philo, je doute fort
qu'il ait battu des records de vitesse.
À Autun, la cohue était énorme. Nous passâmes la nuit
étendus sur notre matelas, au milieu de l'esplanade qui s'étend devant l'École
militaire. Je ne crois pas avoir beaucoup dormi, d'autant plus que Mme
Chevillard était allongée sur nos pieds… Charles Chevillard ne ferma pas l'œil,
car il veillait sur les voitures. Un beau jour d'été s'annonça le lendemain matin,
le dimanche 16. Les enfants de troupe en bourgerons blancs étaient assis sur le
mur de l'école, sidérés à la vue du tohu-bohu qui régnait dans la ville. Les
embouteillages étaient tels qu'il fallait du temps pour se frayer un passage à
travers les rues.
Le groupe décida de prendre la direction de Moulins,
mais avant la sortie de la ville, nous fûmes témoins d'une scène insolite : une
bande d'hommes armés de fusils de chasse menait à travers les rues un
parachutiste allemand en uniforme brun, qui avait sans doute pour mission
d'accomplir des actes de sabotage. La foule était houleuse et il était à
craindre qu'elle ne fît à l'Allemand un mauvais parti, ce qui n'aurait pas
manqué d'attirer sur Autun les foudres des occupants.
Nous avions parcouru quelques kilomètres sur la route
de Moulins lorsque l'une des voitures de M. Chevillard tomba en panne. Comme
d'autre part le chaos rendait la circulation de plus en plus insensée, il fut
décidé de revenir à Autun et d'attendre les événements.
Le soir descendait quand nous pûmes parvenir à l'hôtel
de ville. Notre intention était de passer la nuit sous les halles, derrière
l'édifice. Nous préparions notre cantonnement lorsque des coups de canon
retentirent à quelque distance de la ville. Des gens accoururent et crièrent : « Les voilà ! »
Instantanément, panique générale. La famille Chevillard abandonna à leur sort
ses deux voitures et monta en hâte dans des camions militaires. Nous sautâmes
dans la nôtre et filâmes en direction du Creusot, mais dans l'interminable côte
qui traverse la forêt de Planoise la voiture donna à
son tour des signes de faiblesse. L'embrayage, endommagé par deux jours
d'embouteillages, patinait désespérément. Il fallait pousser pour gravir la
pente et alléger la voiture, ce que fit Madame Morel en jetant tout le linge
qu'elle avait emporté.
Nous n'étions pas les seuls à peiner. Remorques et
matériel s'accumulaient au bord de la route. Les pillards durent, le lendemain,
profiter de l'aubaine.
La nuit était tombée. Mon père, qui à cause de ses
blessures de guerre voyait mal dans l'obscurité, me laissa le volant. Je
réussis tant bien que mal à amener la voiture jusqu'au sommet de la côte. Les
deux enfants Morel dormaient du sommeil du juste, sur la banquette arrière.
Nous avions encore quelque distance jusqu'au prochain village, Marmagne. J'ai dû la parcourir sans lumière, ce qui était
fort dangereux car nous n'étions pas seuls sur la route. Il y avait partout des
groupes de soldats qui interdisaient d'allumer les phares par crainte des
attaques d'avions.
À Marmagne, mon père eut
l'idée d'aller à l'école voir l'instituteur, qui nous permit de nous reposer
dans la classe, où dormaient déjà plusieurs soldats. Ces derniers se levèrent à
l'aube pour tenter d'échapper à la captivité.
Il était grand temps, car l'instituteur vint bientôt
nous annoncer que les avant-gardes allemandes traversaient le village. Mon père
se dépêcha de jeter son revolver et ses cartouches dans les toilettes de
l'école.
Nous vîmes passer des véhicules blindés et des
motocyclistes avec des side-cars. Ils se dirigeaient vers Le Creusot. L'un
d'eux s'arrêta sur la petite place à côté de l'école et se lava à la fontaine.
Mon père lui adressa la parole et m'incita à lui poser des questions. Il alla
même jusqu'à l'inviter à déjeuner avec nous au café qui se trouvait sur la
place. Ainsi donc je jouai à nouveau le rôle d'interprète amateur. Je n'ai pas
grand souvenir de l'événement, mis à part le fait que nous avons mangé du lapin
et que l'Allemand en question était commerçant à Berlin.
Nous étions le 17 juin. L'instituteur nous informa que
Pétain, qui avait succédé la veille à Paul Reynaud comme chef du gouvernement,
venait de lancer un Appel aux Français, dans lequel il déclarait s'être
adressé à l'Allemagne en vue d'un armistice.
Le lendemain, 18 juin, la BBC annonça qu'un général
français réfugié à Londres appelait à continuer la lutte. L'instituteur n'avait
pas retenu le nom du général en question…
Rien ne nous obligeant à rester à Marmagne,
mes parents résolurent de rentrer à la maison. La première étape nous mena à
Saint-Léger-sur-Dheune, entre Le Creusot et Chagny.
Un garagiste tenta une réparation de la voiture, mais il n'avait pas les
disques d'embrayage indispensables.
Des fusils d'une autre époque gisaient entassés sur le
bord du canal. Au café-restaurant où nous étions descendus, un Flamand réfugié
discutait avec des soldats dans un mélange d'allemand et de néerlandais.
Le 20 juin, nous mîmes le cap sur Dole, avec une seule
difficulté sérieuse, le passage de la Saône à Seurre. Les Allemands venaient de
jeter un pont de bateaux. La sentinelle qui le gardait nous demanda où nous
allions.
- Nach Belfort,
répondit mon père.
- Belfort ist gefallen !, ajouta
l'homme.
C'était évidemment une grande nouvelle, car ni en
1870, ni en 1914 la ville n'avait été prise. La route était libre, car nous
étions à peu près les seuls civils à circuler, alors que quelques jours avant
c'était la cohue. Nous croisions de temps en temps des convois militaires
allemands et des véhicules civils abandonnés.
Nous atteignîmes Dole en fin d'après-midi et logeâmes
à l'Hôtel de la Route Blanche, non loin de la place Barberousse. Nous avions
garé la voiture dans une cour située au croisement de la rue des Arènes et de
l'avenue Georges Pompidou.
Mon père projetait de partir pour Vesoul à vélo et de
revenir avec l'auto de M. Morel. Il trouva facilement une bicyclette abandonnée
et partit bravement le vendredi 21 juin de bonne heure en direction de
Besançon. Il acheta là-bas un morceau de pain sec et poursuivit la randonnée
jusqu'au village de La Malachère, près de Rioz.
Affamé, il s'arrêta chez son collègue Bony, qui
l'invita à déjeuner. Il s'en fut l'après-midi jusqu'à Quincey
et revint le lendemain matin à Dole avec la voiture de ses amis Morel. Il
apportait une corde pour remorquer la Citroën qui se trouvait toujours dans son
arrière-cour, mais qui avait bien failli être enlevée par la Wehrmacht. Car les
Allemands récupéraient tous les véhicules abandonnés.
La fin de notre odyssée, entre Dole et Vesoul, ne présente
pas grand intérêt, hormis le fait que la corde de remorquage cassa plusieurs
fois dans les côtes. Après un nouveau déjeuner à La Malachère,
nous regagnâmes nos pénates l'après-midi du 22 juin, jour de mon anniversaire
et de l'armistice, tout juste une semaine après notre départ. Cette semaine
insensée a vraiment compté dans ma vie. Je l'ai bien souvent évoquée avec Éliane
et Jean Morel.
La situation n'était pas brillante. Certes Quincey avait échappé aux destructions comme celles de Vaivre, où trente-huit maisons avaient été incendiées. Mais
le village avait deux questions urgentes à résoudre : d'une part celle du
ravitaillement, d'autre part celle des victimes de l'accident ferroviaire qui
s'était produit sur son territoire. Le maire, Charles Chevillard, étant absent,
il incombait au premier adjoint, M. Marey, ainsi qu'au secrétaire de mairie, en
l'occurrence mon père, d'intervenir.
Concernant le problème du ravitaillement, l'armée
allemande prit une mesure indispensable. Elle convoqua les représentants des
villages de la région au triage de Vaivre. Nous y
allâmes, M. Marey, mon père et moi, dans une voiture à cheval. Les Allemands
distribuaient des stocks de vivres pris dans un train militaire français.
Chaque village recevait des quartiers de bœuf, du pain, des biscuits et du
pétrole en proportion du nombre d'habitants. Quand notre tour arriva, mon père,
sans hésiter, multiplia le chiffre par deux… Il inaugurait ainsi une tactique
qu'il devait appliquer jusqu'à la Libération, à savoir défendre coûte que coûte
les intérêts du village. Il ne restait plus qu'à distribuer aux habitants la
double ration que nous avions ramenée. Le partage se fit dans les salles de
l'école, y compris celui de pétrole, destiné à l'éclairage en attendant le
retour de l'électricité. Les miches de pain et les biscuits étaient durs comme
du bois, mais c'était mieux que rien.
Le second problème était beaucoup plus dramatique. Du
triage de Vaivre jusqu'à Quincey
et même plus loin, les voies ferrées étaient encombrées de trains militaires et
civils, et cet enchevêtrement avait provoqué une collision sur la ligne
Vesoul-Besançon, au milieu du bois de la Raie. Une bonne quinzaine de morts,
dont un civil, attendaient dans un wagon accidenté. Les corps furent enfin
ramenés devant l'église. Il fallut procéder aux formalités d'usage, dresser des
actes de décès. Mon père ne chômait pas. J'ajouterai que nous étions à deux pas
de l'église et qu'avec la chaleur l'air devenait irrespirable…
Les Allemands nous avaient généreusement distribué les
réserves de l'armée française. Or un train militaire stationnait sur la voie en
plein village de Quincey. Nous eûmes, nous les
jeunes, l'idée bien naturelle de fureter dans les wagons, où nous découvrîmes
des provisions de cigarettes. C'est ainsi que je commençai à fumer et mes
copains aussi, en nous disant que c'était toujours ça que nos occupants
n'auraient pas.
Mais nous trouvâmes encore mieux que ce tabac Caporal
ordinaire, qui n'était pas fameux. Je veux dire un wagon-atelier, dans lequel
je subtilisai deux ou trois outils que je gardai longtemps en souvenir de
l'armée française, et surtout un fût d'essence de
C'est grâce à ce carburant que nous pouvions, mon père
et moi, rouler avec la voiture de M. Morel, rester en contact avec les fermes
isolées et même rendre visite à mes grands-parents, dont nous n'avions aucune
nouvelle, les communications et les transports étant interrompus. Mon père a
dû, fin juin, reconduire chez eux, à Aillevillers, Rapenne et sa sœur, les cousins de mon grand-père, dont le
train était bloqué près de Quincey. Complètement
désemparés, ils étaient venus loger chez nous, au grand désespoir de ma mère
qui n'avait rien pour les nourrir.
Visiter les trains n'était pas sans danger, car les
Allemands envoyaient parfois des patrouilles. L'une d'elles arrêta un jour
quelques maraudeurs qui furent, je crois, emmenés à Belfort et forcés de
rentrer à pied. À l'époque, la puissance occupante était relativement indulgente.
L'exploitation systématique de la France n'était pas encore entièrement en
place.
Vers cette période, la commune eut à loger des
troupes. Une sorte de petite Kommandantur siégeait dans la maison de Bellenay. Il y avait quelques soldats au rez-de-chaussée de
la maison achetée par mes parents quelques années avant. L'un d'eux me vola mon
casque à pointe, que je regrettai beaucoup. Je discutais souvent avec eux quand
j'allais travailler dans le jardin. Ils m'expliquaient le déroulement de leurs
campagnes militaires, en Pologne et en France. Ils me faisaient lire des
articles de journaux, qui bien entendu célébraient le génie stratégique du
Führer, lequel en un tour de main avait vaincu « la plus grande puissance militaire du monde. »
Il est hors de doute que ce triomphe a
considérablement contribué au prestige d'Hitler, mais qu'il a renforcé sa
mégalomanie. En fait, en
Du haut du grand cerisier, dans le verger, j'entendais
les tambours et les fifres des fantassins. On voyait ceux-ci défiler dans les
rues de Vesoul en chantant des airs martiaux, mais souvent aussi des chants
populaires comme le fameux Heidi, heido, heida, qui est resté dans la mémoire des Français sous
la forme caricaturale de Alli allo. Quant aux chants de guerre, je me
souviens surtout de l'un d'entre eux, visiblement composé pour la circonstance
puisqu'il glorifiait le prochain débarquement en Angleterre, l'Opération Otarie
fixée au 15 août. Après l'été 40, ce chant disparut du répertoire.
En attendant, nous devions nous accoutumer à une
économie de guerre, plus exactement répartir la pénurie qui découlait de
l'exploitation méthodique de la France par le Reich. Les occupants se livraient
à un véritable pillage industriel et agricole qui obligeait à un rationnement
drastique. Les administrations du Ravitaillement et du Contrôle des prix
prirent une importance exceptionnelle. C'est ainsi que la voiture de mes
parents fut bientôt réquisitionnée et payée en monnaie dévaluée.
Nous nous repliâmes dans un cadre local pour subsister
vaille que vaille. Et la vie à la campagne était alors bien préférable à la vie
citadine. Les agriculteurs de Quincey comme des
villages voisins étaient très sollicités. Bien des Vésuliens fréquentaient
assidûment Quincey pour se procurer quelques vivres.
Beaucoup cultivaient un bout de champ et aidaient aux travaux agricoles.
C'était notre cas dès l'été 40, au cours duquel nous
participâmes aux moissons et aux battages. Nous travaillions torse nu, ce qui
était absolument nouveau, tant et si bien que quelques anciens de Quincey nous réprimandèrent et nous accusèrent de prendre
modèle sur les Boches. C'était un peu vrai, car la jeunesse allemande
pratiquait volontiers le naturisme, comme les Scandinaves. Nous faisions en
somme une sorte de "service du travail" ou de "chantier de
jeunesse" comme cela existait dans la zone libre. Malgré les
circonstances, je ne garde pas un mauvais souvenir de ces journées de travail
au soleil et au grand air, qui se terminaient le soir par un bain salutaire
dans le ruisseau du Bâtard ou tout simplement dans l'abreuvoir de la fontaine,
avant le souper dans la ferme de Paul et Marthe Clavier. Ces braves personnes,
laborieuses, généreuses et dévouées ont bien mérité à cette époque difficile la
reconnaissance de leurs concitoyens.
Peu à peu, les réfugiés rentraient chez eux. Les
jeunes partis en bandes à vélo regagnaient leurs pénates. Parmi mes camarades
de lycée, plusieurs restèrent en zone libre pour y continuer leurs études, mais
les personnes d'un certain âge devaient reprendre leurs activités. Le maire de Quincey, Charles Chevillard, réapparut avec sa famille.
Entre temps, nous avions appris que mes trois oncles mobilisés étaient
heureusement rentrés chez eux : l'oncle Henri qui était officier de réserve,
mon oncle Jean Nurdin qui s'était prestement habillé
en civil pour échapper à la captivité, et enfin l'oncle Maurice qui n'avait
fait qu'un stage de courte durée près de L'Isle-sur-le-Doubs pour garder un
barrage. Comme l'oncle Maurice et son escouade n'avaient rien à faire, ils
meublaient leurs loisirs forcés en pêchant. Ils avaient même tué, d'un coup de
fusil Lebel, un énorme brochet qui passait par là…
Depuis notre retour le 22 juin, la situation avait
changé. Les Allemands procédaient à de vastes restructurations dans le cadre du
territoire français. Non seulement la France était divisée en deux par la
fameuse ligne de démarcation, qui était de plus en plus difficile à passer,
mais la zone occupée elle-même comprenait quatre parties : l'Alsace-Lorraine,
contrairement aux déclarations faites par Hitler en 1938, était annexée au
Reich, l'extrême nord de la France était rattaché au commandement allemand de
Bruxelles, avec en outre une partie dite "zone interdite", enfin la
"zone réservée" correspondait à un vaste territoire allant du
Luxembourg à la Suisse, soit à peu près la Lorraine de langue française et le
nord de la Franche-Comté.
Il s'agissait là d'un projet de démembrement de la
France dont l'origine remontait aux mouvements pangermanistes du 19ème
siècle. Il est probable qu'en cas de victoire finale les nazis auraient annexé
cette zone réservée, non seulement
pour des raisons stratégiques et économiques, mais aussi pour y installer des
populations "déplacées". Vers 1941 parurent dans les journaux
régionaux des articles invitant les personnes d'origine allemande, ou parlant
l'allemand, ou ayant des affinités avec la culture allemande, à prendre la
nationalité allemande.
Je ne pense pas qu'il y ait eu beaucoup d'amateurs.
Les gens cherchaient d'abord à survivre, à faire leur
jardin, à élever des poules et des lapins. Nous vivions dans une sorte de
bulle. Certes nous savions que le 10 juillet Pétain, à Vichy, était devenu le
chef de l'État français, que la "Révolution nationale" était en
marche, qu'en octobre le Maréchal avait rencontré Hitler à Montoire
et qu'il entrait dans la voie de la collaboration afin de construire un nouvel
ordre européen. Mais les réactions étaient différentes en zone libre et chez
nous. Pour nous, la zone libre était un autre monde. Je n'ai pas connu beaucoup
de Quincéens favorables à ces orientations politiques
hormis deux vieilles dames très pieuses et très traditionalistes qui voyaient
en Hitler le défenseur de l'Occident chrétien contre le bolchevisme. Elles ne
pouvaient pas savoir que les nazis projetaient de supprimer toutes les
religions après la victoire finale, afin de les remplacer par l'idéologie
raciste.
Nous étions pour le moins sceptiques quant aux
émissions de la radio française et aux articles des journaux entièrement soumis
à la censure allemande. J'écoutais parfois la Radio grand-allemande (Grossdeutscher Rundfunk), qui bien entendu débitait la propagande de
Goebbels, à grand renfort de communiqués triomphants et de marches militaires.
Nos sources d'information étaient la radio suisse de Sottens et la BBC. Nous devons beaucoup à René Payot,
excellent journaliste de Suisse romande, qui faisait chaque semaine le point de
la situation et qui a donné son nom à une rue de Besançon. Mais la BBC était
plus encore notre soutien et notre espoir. Nous écoutions chaque soir
l'émission de Jean Oberlé Les Français parlent
aux Français. La réception en était malaisée à cause du brouillage exercé
par la censure allemande. Nous nous isolions en général dans une pièce retirée,
dans la maison de Paul Clavier où personne ne pouvait entendre du dehors. Il
était en effet interdit d'écouter Londres.
En cet été 40, la Grande-Bretagne menait un combat
décisif, dont personne ne pouvait prévoir l'issue. La voix lointaine et parfois
inintelligible de Londres était pour nous la manifestation de cette résistance
dont la flamme, comme l'avait dit de Gaulle, ne s'éteindrait pas. Je me
souviens du soir où Churchill, s'adressant à nous dans son français
approximatif, déclara que dans leur île les Anglais attendaient l'invasion, et « les poissons aussi ».
L'humour britannique ne perdait pas ses droits, même au cœur de la tempête
lorsque les combats aériens et navals faisaient rage. Je citerai ici l'auteur
du Silence de la mer, Vercors, qui rappelait dans une intervention à la
BBC le 9 mai 1945 tout ce que la victoire finale devait au « miraculeux entêtement » du peuple britannique, lequel
n'avait à opposer à « la plus
puissante armée de l'histoire » que son refus et sa volonté.
Henri Amouroux, qui a publié
une série d'ouvrages sur l'occupation allemande, a eu la mauvaise idée
d'intituler l'un d'eux Quarante millions de pétainistes, ce qui laissait
entendre que tous les Français sans exception soutenaient la politique du
Maréchal et de son gouvernement. Ce titre ne passa pas inaperçu en Allemagne,
où mes collègues me firent remarquer que si le peuple allemand était censé
avoir massivement soutenu Hitler, le peuple français n'avait pas non plus un
passé irréprochable. En 1981, au cours de séjours de recherche à Tübingen et à
Berlin, je me suis efforcé d'expliquer que ce titre regrettable ne
correspondait pas tout à fait à la réalité que j'avais connue.
Il est certain que beaucoup de Français espéraient que
Pétain ferait libérer les prisonniers de guerre, et bien entendu nos
concitoyens, en particulier les anciens combattants, gardaient une certaine
considération pour le vainqueur de Verdun, mais de là à se rallier à la
collaboration avec l'occupant, il y avait un abîme.
La résistance passive débuta très tôt et prit des
formes diverses. J'en citerai plusieurs cas qui me restent en mémoire. La
Wehrmacht obligea tous les possesseurs d'armes à les livrer aux autorités. Mon
père, qui avait deux fusils de chasse et deux carabines, donna les plus vieux
et enterra les neufs. Ces armes confisquées furent stockées au château de
Versailles et rendues à leurs propriétaires en 1944.
Toujours à propos d'armes, j'avais trouvé dans les
buissons un mousqueton de type MAS 36 dont la crosse était cassée et qui avait
certainement été jeté dans la nature lors des combats de juin 40. Mon oncle
Henri, qui, en Lorraine, avait des responsabilités dans les filières d'évasion
des prisonniers, réussit à ramener à Nancy ce fusil dont nous avions démonté la
crosse. L'affaire n'était pas sans risques, car il fallait d'abord descendre à
pied à Vesoul, l'engin enveloppé de papier sous le bras, déposer le paquet dans
le car de Fougerolles, si possible loin des regards des autres voyageurs (il y
avait, tout à l'avant, un soldat allemand…). À Fougerolles, l'oncle Henri
remonta une crosse et emporta l'arme par le train dans sa cantine d'officier.
Dernière épreuve à la gare de Nancy, lorsqu'un contrôleur du Ravitaillement
voulut ouvrir la cantine pour inspecter son contenu. Mon oncle lui assura qu'il
ne faisait pas de marché noir, mais l'alerte avait été chaude. Être pris en
possession d'une arme nous aurait valu, pour le moins, la déportation.
L'évasion des prisonniers me rappelle un épisode de
l'été 40. J'étais allé au lait chez Paul Clavier lorsque quelqu'un frappa à la
porte. C'était un soldat français qui, profitant de l'obscurité, venait de
s'évader d'un train. Le hasard l'avait conduit chez des gens au grand cœur, qui
l'accueillirent, lui donnèrent des vêtements civils et lui permirent de rentrer
chez lui, dans le Poitou me semble-t-il.
Dernière anecdote des premiers mois de l'occupation : Quincey comptait quelques familles d'Italiens venus
s'installer dans les années 30. Tous ces immigrés étaient sérieux et
travailleurs, mais il y avait parmi eux un certain C. qui, je crois, buvait
bien. Étant probablement éméché, il tint un jour dans la rue des propos
anti-français et se mit à casser des carreaux. Le maire Charles Chevillard, qui
était rentré de zone libre, ceint de son écharpe tricolore, tenta vainement de
le calmer. Rien n'y fit. C'est alors que mon père intervint et secoua
vigoureusement le coupable, qui trouva plus prudent de rentrer chez lui. Mais
le lendemain, mon père fut convoqué à la Kommandantur de Vesoul, où on lui
demanda pourquoi il avait malmené un Italien. Il répondit que le nommé C. avait
fait du scandale et des dégâts et que quelques semaines avant il tenait des
propos anti-allemands. Sur quoi l'officier qui questionnait mon père lui dit
qu'il avait bien fait et qu'il pouvait rentrer chez lui. Malgré le Pacte d'acier, les Allemands
n'appréciaient guère leurs alliés italiens…
Après avoir passé sans oral le bac de philosophie en
août, je pus, en octobre 1940, prendre mon inscription à la Faculté des Lettres
de Besançon, au département d'allemand. J'aurais pu m'inscrire en histoire,
mais je me décidai finalement pour la germanistique, malgré quelque hésitation
due à la présence de la Wehrmacht.
La cité universitaire étant réquisitionnée par
l'occupant, il fallait se loger en ville. Je trouvai une chambre rue Mégevand, près du théâtre et juste en face de l'Université.
Ma logeuse s'appelait Madame Lacroix et était doloise d'origine. Nous étions
trois ou quatre étudiants hébergés chez elle : une jeune fille de la région de
Montbéliard, un étudiant en médecine du Haut-Doubs qui s'installa plus tard à
Levier et devint conseiller général, un juriste de Morez dont le père était
huissier. Les restrictions de chauffage et de produits alimentaires rendaient
la vie estudiantine quelque peu morose. Le couvre-feu nous empêchait de sortir
le soir, et du reste les distractions étaient rares, mis à part le cinéma et
les brasseries. Les films étaient la plupart du temps des films de propagande,
comme Le Juif Süss. Les grandes brasseries
comme le Palais de la bière étaient envahies par les soldats de la
garnison.
J'avais comme camarades de fac quelques anciens
condisciples de Vesoul, comme Jean Rance et Nicole Nouveau, qui était inscrite
en allemand. Ses parents avaient la bonté d'abriter mon vélo, que je laissais à
Vesoul pour prendre le train de Besançon. Je passais environ la moitié de la
semaine là-bas, le nombre de cours étant très limité. Selon la tradition, ces
cours avaient lieu essentiellement le mercredi et le jeudi.
Le titulaire de la chaire de Besançon, le professeur
Roger Ayrault, n'était pas là pendant l'année universitaire 1940-1941. Il
était, je crois, requis à la Commission d'Armistice de Wiesbaden. Il était
remplacé par le recteur Bertrand, dont les cours consistaient surtout à faire
l'apologie de l'Allemagne hitlérienne. Je crois savoir qu'il a eu quelques
ennuis en 1944.
Les cours de thème et de philologie étaient assurés
par M. Carrez, professeur de Première Supérieure au lycée Victor Hugo, homme
fin et lettré, grand amateur de ski. Il nous donnait souvent à traduire des
pages de Thomas Mann, notamment tirées de La montagne magique (Der Zauberberg). M. Carrez était, en 1940-
Il y avait aussi un lecteur allemand qui intervenait à
la faculté et à l'Institut culturel nouvellement créé par le Reich. Dans les
deux cas, ses cours n'étaient rien d'autre que des discours de propagande. Pour
avoir en pleine guerre une pareille sinécure, ce jeune homme devait être bien
vu du régime.
Nous suivîmes, mes camarades et moi, pendant quelques
mois les cours de l'institut, dans une villa réquisitionnée du côté de Bregille, mais nous n'en tirions pas grand bénéfice. Nous
n'étions pas inscrits en faculté pour écouter des inepties sur le racisme ou
autres sottises. Au total, cette première année universitaire resta plutôt
médiocre pour notre formation intellectuelle.
Personnellement, je me repliai sur les bibliothèques,
universitaire et municipale, où nous pouvions lire au calme et …trouver un peu
de chaleur. Plus ou moins livrés à nous-mêmes, nous nous associâmes en groupes
de travail pour essayer d'apprendre tant bien que mal ce que nos enseignants ne
nous apportaient pas : la technique de la dissertation, de l'exposé, de
l'explication de texte. Je travaillais avec André Boudinet
et sa future femme Jacqueline Conrad, avec l'abbé Lecordier,
qui enseignait au collège Saint-Jean et qui n'engendrait pas la mélancolie,
avec Micheline Roy, fille d'un instituteur du Jura et excellente étudiante, et
avec d'autres dont j'ai oublié les noms.
À côté des cours d'allemand, je devais aussi suivre
des cours de français et de latin en vue du certificat d'études littéraires
classiques qui, à l'époque, était indispensable pour passer les licences de
langues vivantes. Ce qui fait qu'en définitive, et en dépit d'un nombre
d'heures de cours réduit, j'avais un travail assez considérable.
J'avais aussi, en cette année-là, un camarade de fac
originaire de Fougerolles et qui s'appelait …Henri Nurdin.
C'était le dernier fils du Dr Nurdin, dont j'ai parlé
précédemment. Henri marchait alors sur les traces de son frère Maurice, qui
était professeur d'allemand avant de devenir commissaire de police. Le
benjamin, quant à lui, abandonna les études d'allemand et devint plus tard
inspecteur de police. Sa fille, par contre, est agrégée et a épousé un
universitaire de Rhénanie-Palatinat.
À la fin de 1940, je me promenais un jour le long du
Doubs avec Henri Nurdin et nous passâmes devant la
synagogue de Besançon. Les portes de l'édifice étant ouvertes, nous pénétrâmes
par curiosité à l'intérieur. Mal nous en prit : des Allemands étaient là et
nous expulsèrent sans ménagement !
L'hiver 1940-1941 fut sombre et morne. Le bilan de la
guerre était lourd malgré la brièveté de la campagne de France. L'armistice
nous imposait des conditions draconiennes, notamment l'entretien des troupes
d'occupation et la captivité d'un million et demi de prisonniers. Le
rationnement empirait sans cesse. Dans notre zone "réservée", la
"Révolution nationale" entreprise par Vichy mobilisait moins les
esprits que les soucis quotidiens.
À Quincey comme partout, le
ravitaillement était prioritaire. C'est pourquoi l'un des événements marquants
de la saison d'hiver était l'abattage du cochon. Cette cérémonie a certes
toujours compté dans la vie campagnarde, mais dans les circonstances de
l'époque elle prenait un relief particulier. Les festivités se déroulaient dans
la maison Clavier, toujours hospitalière, en présence de mes parents et du curé
de Frotey, l'abbé Tissot. Il faut préciser que le
curé et l'instituteur se partageaient un cochon, ce qui n'était pas fréquent
sous la Troisième République. Mais en 1941 la Troisième République était morte
et les querelles scolaires hors de propos.
Ce "repas de cochon" était donc un grand
moment de convivialité entre amis, au cours duquel on oubliait les malheurs du
temps. Il se terminait naturellement fort tard, et il était bien arrosé d'eaux
de vie distillées par les bouilleurs de cru. L'abbé Tissot se levait pour
rentrer dans sa cure de Frotey et exprimait ses
scrupules de n'être pas à jeun pour sa messe du lendemain matin. À quoi mon
père répondait par quelque boutade. Quant à ma mère, elle qui était toujours si
réservée, elle s'enhardissait jusqu'à demander pourquoi un prêtre comme lui ne
disait pas son bénédicité, et la réponse était : « Qui se singularise se ridiculise. »
Jambons et saucisses étaient ensuite séchés au feu de
bois dans la cheminée de la maison Richard achetée par mes parents.
De graves événements devaient marquer l'année 1941.
Ce fut d'abord, en avril, l'invasion des Balkans et de
la Grèce par l'Allemagne, puis, le 11 mai, la fuite de Rudolf Hess, bras droit
du Führer, en Grande-Bretagne. Ce fut un coup de théâtre stupéfiant, dont
personne n'a pu comprendre les raisons. Je posai un jour la question aux
soldats qui étaient logés dans la maison Dagnan. L'un
d'eux me répondit en riant que Hess ne se plaisait plus en Allemagne. Un mois
après, je les revis devant la maison, en train de regarder d'un air soucieux
une carte d'Europe. Ils semblaient préoccupés et je leur demandai pourquoi. Ils
me dirent que très certainement la guerre allait éclater entre le Reich et
l'URSS.
Le jour de mon anniversaire, le 22 juin, j'appris par
la Radio Suisse que la Wehrmacht venait d'attaquer à l'est. Je saisis alors ce
que cela signifiait pour ces Allemands tranquillement cantonnés à Quincey…
Le même mois, nous apprîmes une autre bonne nouvelle :
la RAF bombardait la Ruhr. Le 14 mai, par contre, des affiches furent apposées
dans toutes les communes pour annoncer l'exécution de deux cultivateurs de la
vallée de la Saône, Arthur Letang et Jules Mongin, condamnés à mort pour avoir assassiné un soldat
allemand en juin 1940. Or Mongin était le père de
l'un de nos camarades de lycée. Ce fut le début d'une série de dénonciations et
de condamnations qui durèrent jusqu'à la Libération.
Durant ce temps, je poursuivais mes études à Besançon.
Je fus reçu en juin au certificat d'études littéraires classiques, et à la
session d'octobre je fus déclaré admissible à celui de philologie, tout en
occupant un poste de surveillant d'internat au lycée Gérome.
Comme j'en étais sorti en 1940, je connaissais une grande partie des élèves,
dont mon cousin Roger Nurdin et mon ami Pierre
Jeannin.
À la rentrée universitaire, après la Toussaint,
j'abandonnai la surveillance pour reprendre le chemin de la fac. Je gagnais un
peu d'argent de poche en donnant des leçons d'allemand à une petite fille de
Besançon dont le père était oculiste.
De plus, mon ami François Jamey,
qui avait commencé ses études à Lyon, s'inscrivit à Besançon. Nous habitions
ensemble dans une chambre située près de la Porte Rivotte
et nous mangions dans un restaurant qui existe toujours, le Petit Polonais.
Nous y étions assez mal nourris, comme presque partout, mais nous y
rencontrions de gais lurons, tous étudiants.
Nous fréquentions aussi parfois les brasseries,
notamment le Palais de la bière, où un orchestre jouait pour les
soldats. C'est là que nous avions rencontré un étudiant allemand mobilisé, qui
nous affirmait que la Wehrmacht allait occuper toute l'URSS, y compris la
Sibérie. Il dut déchanter à l'automne, quand l'offensive s'enlisa dans la boue,
puis fut annihilée par le "Général Hiver".
Du reste, la plupart des unités qui menaient une
existence confortable à Besançon disparurent prestement en direction du front.
Pour faire bonne mesure, Hitler déclara la guerre le 11 décembre aux États-Unis.
Désormais, le sort de l'Allemagne était inexorablement arrêté.
En attendant, l'exploitation des territoires occupés
s'aggravait de mois en mois. Les réquisitions de denrées alimentaires, de
produits industriels, de matériel se multipliaient, d'autant plus que les
maîtres du Reich avaient compté sur une guerre-éclair et, selon toute
apparence, n'avaient rien prévu pour une campagne hivernale. Ce qui signifiait
pour la population des restrictions draconiennes en matière de textiles et
d'alcools. Le vin était contingenté. Il était impossible de trouver des skis ou
des luges dans les magasins de sport. Même les voies ferrées d'importance
secondaire furent démontées et emmenées en Russie. C'est ainsi qu'au milieu de
la guerre, la ligne Vesoul-Besançon perdit la moitié de ses rails.
Dans ces conditions, les secrétariats de mairie eurent
de plus en plus de responsabilités pour gérer la pénurie. Mon père était
constamment sur la brèche afin de régler pour le mieux d'innombrables
problèmes, parfois à toutes les heures du jour, et cela à côté de sa profession
d'enseignant. Il disait souvent qu'il supportait plus de tribulations que
pendant la guerre de 1914-1918 ! La gestion des cartes de rationnement des
denrées alimentaires, des bons de textiles et de pneus était un casse-tête
particulièrement difficultueux.
Mon père prenait des risques, ce que n'osaient pas
faire d'autres secrétaires de mairie par crainte des dénonciations. Il savait
qu'il pouvait compter sur le soutien des habitants, dont beaucoup lui étaient
dévoués. Je puis témoigner de la confiance réciproque qui, dans ces années
noires, régnait entre la population et son secrétaire de mairie. Cette fidélité
mutuelle était impérative, car la gestion des affaires municipales dans
l'intérêt du village supposait une transgression continuelle des règlements en
vigueur. Mon père usait de divers procédés pour se procurer un surplus de
cartes d'alimentation, par exemple en conservant les cartes des morts, ou bien
en en escamotant aux services du ravitaillement par l'intermédiaire de
personnes de connaissance. Il parvenait ainsi à accumuler une trentaine de
cartes qui servaient à nourrir les réfractaires, et accessoirement des amis ou
des membres de la famille réduits à la portion congrue. Certains habitants des
fermes, qui vivaient de leurs propres produits, renonçaient volontairement à
leurs cartes.
Le marché noir sévissait, mais le troc et les
relations étaient aussi des moyens d'améliorer l'ordinaire. Je connaissais un
mécanicien des chemins de fer qui échangeait du vin contre du lait, un boucher
de Vesoul qui donnait de la viande aux maquisards. Nous ne manquions pas de
beurre ni de fromage grâce à deux laitiers, celui de Pusey et celui de Presle.
De temps en temps, mon père m'envoyait dans ce petit
village où le fromager n'était autre que Ferdinand, qui travaillait auparavant
à la laiterie d'Arpenans. Ce brave Suisse me
fournissait non seulement du beurre et du fromage, mais aussi du vin et de la
cochonnaille, car son statut de neutralité lui permettait de ravitailler à la
fois les Français, y compris les réfractaires, et les Allemands. Il
ravitaillait aussi l'instituteur de Presle, mon compatriote fougerollais
et ancien camarade de fac Henri Nurdin. J'ignore ce
que Ferdinand est devenu. Je sais que l'armée suisse le rappelait parfois pour
des périodes militaires, jusqu'au jour où il quitta la France pour rentrer dans
son canton de Saint-Gall.
Dans toutes les circonstances, même les pires, il peut
y avoir des arrangements avec le ciel. La Kommandantur de Vesoul obligeait les
instituteurs et leurs élèves à ramasser les doryphores dans les champs de
pommes de terre. Elle envoyait aussi parfois de petits détachements de soldats
chargés de passer chez les cultivateurs pour réquisitionner des bêtes ou des
céréales. En pareil cas, mon père prévenait les intéressés et leur demandait de
préparer ce qu'il fallait pour donner à manger et à boire à leurs visiteurs.
J'étais généralement chargé de les conduire, en particulier dans les fermes
isolées, de leur parler de choses et d'autres de manière à les distraire. Je me
souviens en particulier d'une randonnée à vélo qui dura tout un après-midi, de Quincey à Villers-le-Sec en passant par les écarts du
village. J'avais avec moi un seul Allemand, un réserviste d'un certain âge qui
devait être bien content d'échapper au front russe et d'avoir, pour une fois,
mangé et bu un peu mieux qu'à la popote de la Wehrmacht. Moyennant quoi – et
c'était le but de l'opération – il avait constaté que les paysans de Quincey n'étaient guère en mesure de livrer quoi que ce
soit… D'après mon père, ils ne donnèrent que trois porcs en quatre ans.
En 1941, les distractions étaient rares. Les jeunes
restaient confinés dans leur coin et s'amusaient comme ils pouvaient. Nous
allions, mon camarade Pierre Cote et moi, jouer au billard le samedi après-midi
à la maison Dagnan, où habitaient ses parents. Nous
allions pêcher les écrevisses dans les ruisseaux de la région, en campant sous
une tente de fortune que nous avions taillée dans la toile d'un marabout de
l'armée. J'allais souvent avec mon père voir les matches de football au stade
des Allées, le dimanche après-midi. Les meilleures équipes du département
étaient alors celles de Saint-Loup et d'Arc-lès-Gray.
Mais l'année 1941 fut marquée, dans ce domaine du
sport, par un événement considérable : la création d'une équipe de football à Quincey. Cet événement mérite d'être narré.
Tout commença, si mon souvenir est bon, au printemps
de cette année-là lorsqu'un groupe de jeunes organisa des parties de ballon sur
la place de la fontaine. Nous eûmes bientôt quelques spectateurs, à savoir des
Allemands, qui devaient s'ennuyer encore plus que nous. Comme ils avaient à peu
près notre âge, nous aurions pu jouer ensemble, ou plutôt les uns contre les
autres. La chose était naturellement inconcevable. Toutefois les Allemands en
question tournèrent la difficulté en passant du rôle de spectateurs à celui
d'arbitres. Après quoi, comme je l'ai dit, ils furent conviés à exercer leurs
talents en Russie.
Mais l'idée de constituer une équipe de foot progressa
dans les esprits. Il nous fallut trouver un terrain hors du village, car la
place de la fontaine ne pouvait convenir, ne serait-ce qu'à cause des bouses de
vaches. Nous jetâmes finalement notre dévolu sur une friche située entre le
moulin de Champdamoy et les grottes du même nom. Le
terrain n'était pas parfait, mais nous devions nous en contenter. Bien que très
éloigné du village, il avait du moins le mérite d'être à deux pas du café
installé dans le moulin. Toute une équipe de jeunes fut mobilisée pour mettre
le terrain en état, piocher, dresser les poteaux de buts, des chevrons
récupérés lors de la démolition d'un baraquement militaire.
Les difficultés commencèrent quand nous dûmes réunir
une petite somme pour acheter les équipements nécessaires, puis lorsqu'il
fallut rassembler assez de jeunes pour former des équipes adéquates. Nous
décidâmes de mettre nos parents à contribution, ainsi que tous ceux du village
qui voudraient bien faire un geste. Dans certaines maisons, on nous reprocha de
vouloir nous amuser au lieu de travailler. D'aucuns nous firent grief de
vouloir intégrer à notre club des garçons de Frotey,
cependant que dans le village voisin certains blâmaient l'esprit sectaire des
gens de Quincey. Nous n'entrâmes pas dans ces
querelles de clochers et notre association fut celle des deux communes, avec en
outre quelques Vésuliens entraînés au football et même des garçons du village
de Neurey.
Le problème des équipements avait été résolu et
j'avais acheté à Besançon des ballons, des maillots, des shorts et des chaussettes.
Nous pûmes donc participer à des matches de championnat contre des équipes de
même niveau que le nôtre, ce qui supposait des déplacements dans la région.
Ceux-ci avaient lieu le dimanche, dans un véhicule à gazogène qui transportait
les joueurs et les supporters. En dépit des circonstances, l'ambiance était
joyeuse. Après les rencontres, nous buvions le traditionnel vin chaud. Il en
était de même au café de Champdamoy quand nous
recevions une équipe adverse. C'étaient de bien modestes joies, mais il fallait
s'en contenter.
À la fin de 1941, en novembre, maman reçut une longue
lettre de son frère Henri, dont le moral correspondait à peu près à l'ambiance
générale. Mon oncle voyait la France sombrer dans un socialisme d'État analogue
à celui du Front Populaire. Il projetait d'aller vivre loin d'un pays qui avait
perdu son unité morale et il regrettait de voir s'effondrer son plan de
retraite studieuse dans sa propriété de Montélimar. Aux malheurs de la guerre
venaient en effet s'ajouter des soucis familiaux. Du moins voulait-il que ses
enfants soient instruits et cultivés. C'était pour eux qu'il se faisait le plus
de souci. Il disait avoir pour lui-même « un
fond d'optimisme et de stoïcisme. »
Cette lettre est peut-être la plus pathétique que
j'aie lue dans toute sa correspondance. Elle reflète bien l'état d'esprit d'un
homme confronté à la fois aux calamités d'une époque épouvantable et aux drames
de son existence personnelle. Mais cet homme au caractère forgé par les
épreuves de la vie et à l'esprit formé par l'étude des plus grands philosophes
donnait un bel exemple de rigueur morale.
L'hiver de 1941-1942 fut glacial, non seulement en
Russie mais aussi chez nous. La neige abondante nous permit de faire de la luge
sur les pentes du "Séminaire", au-dessus de l'actuelle rue de la
Corre. Nous avions construit un grand traîneau, sorte de bobsleigh rudimentaire
pour trois ou quatre personnes, qui nous permettait de filer à toute vitesse le
long du coteau. Il y avait foule sur la neige, des gamins de Quincey jusqu'à des occupants venus de Vesoul, y compris
des filles en uniformes gris. Bref, cet hiver-là notre village se transforma en
une petite station de sports d'hiver.
À Besançon, il ne faisait pas chaud et la nourriture
ne s'améliorait pas. C'est pourquoi je ne m'y attardais pas. Je me souviens
d'une semaine où j'étais revenu le jeudi au lieu du vendredi, séchant un cours
et abandonnant provisoirement les compilations de Korff
et de Gundolf sur Goethe et son époque. Je crus geler sur mon vélo entre Vesoul
et Quincey, mais j'avais une solide raison de rentrer
plus tôt que prévu : le repas de cochon avait commencé chez Paul Clavier. Mes
parents furent surpris de mon arrivée, mais je mangeai mieux et dans une
ambiance plus conviviale qu'au Petit Polonais. L'abbé Tissot était là,
et ses deux gouvernantes, deux sœurs originaires de la campagne, se préparaient
à confectionner le plus délicieux boudin du monde. Quant à Marthe Clavier,
infatigable travailleuse, elle voyait les choses en grand et faisait quantité
de saucisses.
C'est ainsi que nous pouvions subsister, nous autres
villageois, au cours des années noires.
À la faculté, notre professeur Roger Ayrault était
enfin revenu et avait repris ses cours de littérature. Il habitait Paris et
logeait près de la gare de la Mouillère lorsqu'il était à Besançon. C'était un
homme très élégant, un peu affecté dans son parler et ses manières, mais dont
l'enseignement était d'un niveau élevé. Il était spécialiste de Heinrich von Kleist et fut nommé à la Sorbonne dans les années 50.
Il me reste de cette époque deux photographies prises
dans la cour de la faculté. Outre les étudiants dont j'ai déjà mentionné les
noms, on y reconnaît autour d'Ayrault Camille Jeanroy,
dont le père était instituteur à Port-sur-Saône et qui passa plus tard
l'agrégation, Armand, de Salins, qui fut tué dans un accident de chemin de fer,
peu après son succès à l'agrégation vers 1950, et Constant Chevillard, fils du
maire de Quincey, qui était surveillant au lycée
Victor Hugo de Besançon.
Je préparais, outre l'oral de philologie, le
certificat d'études pratiques. Comme l'examen oral comportait une interrogation
dans une seconde langue étrangère, je dus me préoccuper d'en apprendre une. Je
suivis en 1941 les cours d'italien dispensés par une dame qui venait chaque
semaine de Dijon, après quoi je me ravisai et je pris des cours d'anglais avec
le professeur du lycée de Vesoul et M. Warren, un Américain qui habitait près
de la place de la République.
En juin 1942, je passai avec succès l'oral de
philologie.
Le 22 juin, jour de mon anniversaire, Laval décréta la
Relève, c'est-à-dire l'échange d'ouvriers français contre des
prisonniers de guerre. Sauckel, le Gauleiter de
Thuringe et responsable des réquisitions de main d'œuvre, exigeait 250 000
ouvriers français pour la fin de juillet. Cette mesure toucha d'abord les plus
jeunes. C'est ainsi que mon ancien camarade de classe Camille Magnien, marié et
père de famille, dut partir pour Hambourg, où il échappa heureusement aux
bombardements.
Par ailleurs, l'année 1942 est marquée par le procès
de Riom, intenté par le gouvernement de Vichy à Daladier, Reynaud, Blum et au
général Gamelin. Le procès tourna court, les accusés devenant accusateurs,
notamment grâce à leurs avocats. Parmi ceux-ci, Me Toulouse, élu plus tard
bâtonnier du barreau de Paris, et qui était le père de notre camarade de lycée
Françoise Toulouse. Si ma mémoire est bonne, il était aussi le gendre du
docteur Doillon, médecin célèbre de Vesoul au début du siècle.
La mobilisation pro-nazie et anti-nazie s'amplifia
cette année-là.
L'antisémitisme s'exacerba à partir de la Conférence
de Wannsee, à Berlin, qui décréta la "solution
finale de la question juive". En mars, le premier convoi français partit
de Drancy pour Auschwitz. En juillet eut lieu à Paris la trop fameuse Rafle du
Vel' d'Hiv'. Entre temps, le nouveau commissaire aux affaires juives Darquier de Pellepoix avait
décidé en mai que tous les Juifs de la zone occupée devaient porter l'étoile
jaune. Tous les Vésuliens purent alors voir dans les rues quelques-uns de leurs
concitoyens ainsi stigmatisés. Parmi eux, une collègue de mes parents, et deux
dames, l'une âgée, l'autre jeune, qui se promenaient bras dessus bras dessous,
jusqu'au jour où elles disparurent sans laisser d'adresse… Personne n'aurait pu
alors deviner la vérité.
La propagande de Goebbels allait bon train en faveur
de l'Ordre nouveau, c'est-à-dire de l'Europe nazie, qui réclamait non
seulement des travailleurs forcés, mais des soldats. Chez nos voisins
alsaciens, le service militaire fut imposé. En Lorraine, le Gauleiter Burckel fit à Metz un discours incendiaire le 29 août,
discours qui provoqua la panique chez les Mosellans. Beaucoup d'entre eux se
mirent en grève et menacèrent d'émigrer.
À Vesoul et dans la région, quelques jeunes s'engagèrent
dans la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme. Désireux
d'avoir le soutien des intellectuels pour l'Ordre nouveau, Goebbels
organisa à Weimar une rencontre d'écrivains européens où parurent quelques
Français. Il avait d'autre part le concours de l' Œuvre de Déat, du Cri
du peuple de Doriot, de Je suis partout de Brasillach.
Face à cette collaboration, la Résistance se
renforçait.
Le 1er janvier 1942, Jean Moulin fut
parachuté de Londres pour fédérer les divers mouvements. Les FTP
(Francs-Tireurs et Partisans) furent créés en février, quand parut aux Éditions
de Minuit Le silence de la mer de Vercors. Le succès de ce livre
clandestin fut colossal. Les publications de la Résistance se multiplièrent.
Nous recevions à Besançon des tracts de la Sorbonne. J'en apportais parfois à
Vesoul dans ma valise.
Sur les théâtres d'opérations, la fortune des armes
commençait à changer. L'Armée Rouge tenait bon à Stalingrad. Les Américains
débarquaient en Afrique du Nord. La RAF semait la terreur sur les villes
allemandes.
Ces événements provoquèrent le 11 novembre
L'année 1942 se termina par une bonne nouvelle, à
savoir l'encerclement par l'Armée Rouge de la 6ème Armée allemande
du général Paulus, devant Stalingrad.