Chapitre 12

 

Les années d'illusion, 1937-1939

 

 

Scolairement parlant, l'année 1936-1937 fut pour moi très satisfaisante. Ce fut peut-être la meilleure de toute ma scolarité. Je fus le seul, avec Caquot et Vuillemin, à être félicité chaque trimestre. Même en mathématiques et en sciences naturelles, mes appréciations étaient correctes. À la distribution des prix, le 13 juillet 1937, j'obtins celui de l'Association Amicale des Professeurs du Lycée Gérome, prix spécial « destiné à récompenser un élève qui s'est particulièrement distingué par son travail et sa conduite ».

Cette distinction était certes moins prestigieuse que les prix d'honneur attribués à nos camarades plus âgés Lucien Dondaine, plus tard agrégé des lettres, Jean Poirson, qui fit une brillante carrière chez Solvay, ou Annie Almand, sœur de notre ami Édouard Almand, tragiquement disparue en 1945. Mais cette récompense avait de quoi satisfaire mes parents et m'encourager pour la suite.

Pourtant l'année 1937 reste dans les annales pour une raison bien différente : j'ai fait alors mon premier séjour en Allemagne. Envoyer les enfants à l'étranger est aujourd'hui une affaire de routine. Tel n'était pas le cas à l'époque. De plus, aller en vacances en Allemagne hitlérienne tenait quelque peu de la gageure.

Il faut ajouter qu'au lendemain des Jeux Olympiques de Berlin, en 1936, le Troisième Reich poursuivait ses efforts de propagande en direction de l'étranger, afin de donner le change quant à sa véritable nature. L'offensive de paix visait en particulier la France, dont il convenait de tromper la vigilance en s'adressant à certains milieux sensibles tels les anciens combattants, les pacifistes, les jeunes. Les illusionnistes du Dr Goebbels étaient des manipulateurs redoutables, qui bernaient non seulement les Français, mais aussi bon nombre de leurs compatriotes. C'est ainsi qu'à l'été 1937 un train entier d'anciens combattants franc-comtois fut reçu en grande pompe à Fribourg-en-Brisgau et qu'un  autre train, badois celui-là, fut accueilli à Besançon. Il y a fort à parier que parmi ces anciens soldats allemands, beaucoup n'étaient pas de fervents partisans du régime.

L'imposture régnait, et il n'est pas fortuit que le célèbre film de Jean Renoir La grande illusion soit sorti précisément en 1937. L'offensive de paix hitlérienne toucha le Lycée Gérome par le truchement de notre professeur Haug, dit Patoche, qui montrait de plus en plus d'inclination pour l'Allemagne nazie. Il entretenait de toute évidence des relations suivies avec le Pays de Bade et proposa à mes parents de m'envoyer passer quelque temps dans une famille de Fribourg.

J'ajoute qu'une vieille tradition, datant d'avant 1900, unissait le Lycée Gérome à la ville de Fribourg-en-Brisgau. J'ai consacré un article intitulé Vacances badoises à la belle époque aux deux voyages entrepris au-delà du Rhin, en 1892 et 1899, par des élèves vésuliens accompagnés de leur professeur d'allemand Maigniez. Cet article est paru au début des années 1980 dans le bulletin de l'Association Amicale des Anciens Élèves du Collège et du Lycée Gérome.

Plus tard, en 1997, plusieurs camarades et moi avons organisé une table ronde à la SALSA (Société d'Agriculture, Lettres, Sciences et Arts) de la Haute-Saône sur le thème Vacances studieuses chez l'"ennemi héréditaire". Ce fut l'occasion pour nous de raconter nos vieux souvenirs de 1937-1938, souvenirs aussi lointains qu'émouvants.

1937 fut donc, au point de vue des relations franco-allemandes, une année faste, une année de pause dans la stratégie hitlérienne, qui consistait alors à anesthésier l'opinion et à camoufler les véritables intentions du Troisième Reich.

Haug m'avait choisi comme famille d'accueil celle d'un garçon de mon âge, prénommé Helmuth, qui allait au Friedrichgymnasium de Fribourg. Dans une lettre du 26 mars 1937, il se présentait à moi : il était le troisième enfant d'une famille de sept, son père était fonctionnaire au consulat allemand de Zurich, lui-même était né à Stockholm et ils avaient vécu cinq ans en Amérique avant de revenir en 1933 en Allemagne. Il ajoutait qu'il ne pouvait pas écrire en français, étant donné qu'il ne l'étudiait que depuis un an. Après ces généralités, il m'écrivit un mois plus tard pour m'expliquer ce qui, selon toute apparence, était au centre de ses préoccupations : la Jeunesse hitlérienne. J'appris ainsi que Helmuth était chef d'une Jungenschaft (groupe de 10 membres) du Jungvolk, c'est-à-dire des éléments les plus jeunes de la Hitlerjugend. Il était en outre suppléant du chef de section (Zug) et était de service le mercredi et le samedi. Son unité partait du samedi après-midi au dimanche soir dans un chalet de montagne où il se proposait de m'emmener quand je serais chez lui… à condition que je lui indique assez tôt la date de mon séjour, car il devait faire une randonnée du côté de Berchtesgaden.

Cette lettre m'apprenait déjà beaucoup sur les centres d'intérêt de mon futur correspondant, notamment sur l'un des principes de base du système national-socialiste, le Führerprinzip, qui était appliqué dès le plus jeune âge.

Une lettre du 11 juin, écrite par Madame Kulke, sa mère, m'invitait aimablement chez elle. Elle avait vécu en France avant 1914 et souhaitait que ses enfants apprennent à connaître notre pays comme j'allais connaître et comprendre l'Allemagne.

Je partis pour Fribourg quelques jours après le 14 juillet, en compagnie de ma mère qui ne voulait pas me laisser faire seul un voyage à l'étranger dans des circonstances aussi risquées. Nous déjeunâmes au buffet de la gare de Colmar et je poursuivis l'aventure dans le train de Colmar à Fribourg, sans ma mère, mais avec une famille alsacienne qui, au terminus, m'aida à trouver mes hôtes. En vérité, ils ne pouvaient passer inaperçus, car ils s'étaient déplacés en nombre. Ils m'invitèrent d'abord au buffet de la gare afin de faire plus ample connaissance. Madame Kulke déclara que je n'étais nullement un « ennemi héréditaire », mais déjà un ami. Le fils aîné, Wolfgang, remarqua que je portais le « typique béret français », le béret basque. Après quoi tout le monde prit le tramway pour aller vers la Karthäuserstrasse (Rue des Chartreux) où se trouvait la maison Kulke.

Cette maison était neuve, spacieuse et située dans un agréable cadre de verdure. Un ruisseau bordé de prés coulait le long de la route, et la forêt était juste derrière, permettant de faire de jolies promenades. Cet environnement de verdure et de sapins avait un petit air vosgien qui m'était familier. Je n'eus donc aucune peine à m'accoutumer à ce milieu étranger, hormis les difficultés liées à la langue. Mais je pense avoir fait, dans le domaine de la compréhension et du maniement de l'allemand parlé, de rapides progrès, d'une part grâce à l'aide de Madame Kulke, d'autre part grâce aux solides connaissances grammaticales, lexicales et syntaxiques acquises au lycée.

Comme me l'avait écrit Madame Kulke avant mon arrivée, la famille vivait très simplement. Avec sept enfants, une maison neuve, les charges étaient lourdes, sans compter le poids énorme du réarmement de l'Allemagne, qui obérait l'économie nationale. Comme de coutume, le confort domestique passait avant l'alimentation, d'autant plus que les Kulke avaient vécu en Suède et aux États-Unis. Je crois me souvenir que la nourriture quotidienne comprenait essentiellement des légumes et des fruits du jardin, lequel était l'objet de tous les soins de la part de Madame Kulke et de ses enfants. Avec Helmuth et son frère Richard, plus jeune que nous, je mettais aussi la main à la pâte.

La situation générale et les circonstances familiales convergeaient donc pour entretenir un mode de vie plus ou moins autarcique dont le signe le plus tangible était la récupération des déchets. À l'époque où les chimistes allemands s'employaient à fabriquer des Ersatz, les ménagères mettaient soigneusement dans des sacs tout ce qui pouvait être recyclé. Intrigué, je demandai à Mme Kulke quelle en était la raison. Elle me répondit que l'Allemagne ne pouvait plus importer certains produits parce qu'elle avait perdu ses colonies. Cette allusion aux clauses du Traité de Versailles me parut une réponse pertinente.

 

La vie quotidienne à la Prairie d'Odile (Ottilienwiese), qui était le nom du lotissement où se trouvait la maison, me permit de faire connaissance avec tous les membres de la famille Kulke. Je n'ai rencontré M. Kulke père que rarement, le dimanche lorsqu'il était rentré de Zurich, où il travaillait au consulat allemand. C'était un homme sympathique et affable, qui avait l'avantage de vivre à l'étranger et d'échapper ainsi à l'endoctrinement par la propagande officielle. Il n'en était pas de même de son épouse, admiratrice du Führer et catholique fervente qui, comme beaucoup d'Allemandes de l'époque, tenta longtemps de concilier deux conceptions du monde diamétralement opposées.

Parmi les sept enfants, on comptait quatre garçons et trois filles, Wolfgang, Helmuth, Richard et Bernhard, Roswitha, Uta et Hadumoth. Seuls Wolfgang et Roswitha étaient plus âgés que moi. Bernhard, le plus jeune de tous, a dix ans de moins que moi. Je ne l'ai pas vu depuis bientôt 70 ans, et c'est malgré tout grâce à lui que je suis toujours en contact avec sa famille.

Madame Kulke accomplissait chaque jour la mission dont on l'avait chargée et qu'elle assumait certainement de bonne foi : expliquer à son jeune invité français l'Allemagne nazie. Elle profitait souvent d'une promenade dans la forêt proche pour me parler des mérites d'Hitler, de l'éducation de la jeunesse et de quelques autres sujets du même genre. De toute évidence, son hospitalité et sa générosité étaient sincères, mais elle était d'une absolue crédulité en matière politique. Sa maison était largement ouverte à tous. Lorsque j'y étais en juillet et août 1937, il y avait là une parente de la famille et un étudiant autrichien en stage dans l'agriculture (Landhilfe). J'ai compris plus tard qu'il s'agissait d'un nazi autrichien venu préparer l'Anschluss de mars 1938. Il fut remplacé à la mi-août par mon ami Jean Rance, au sujet duquel Mme Kulke écrivit le 2 août à ma mère : « Jean me dit qu'il est un bon et intelligent garçon, et je crois que Jean serait très heureux de l'avoir ici. »

L'épistolière faisait aussi de grands compliments de moi, ce qui fit certainement plaisir à maman. Je me contenterai de souligner qu'elle notait une nette amélioration de la politesse générale dans la maison depuis mon arrivée :

« Mes fils surtout remarquent, ajoutait-elle, que c'est étonnant comment les Français sont polis. Ça se voit qu'ils ont été en Amérique, où on prend tout le monde en camarade, surtout les mères. »

Je me souviens qu'elle faisait remarquer à ses garçons que je m'habillais toujours correctement pour les repas. Et il est vrai que l'Allemagne hitlérienne, comme la Prusse de Frédéric II toujours vêtue de bleu, avait une tendance fâcheuse à s'habiller de brun, autrement dit à porter en toute occasion des uniformes militaires. Le peuple allemand était devenu, pour user de la formule imaginée plus tard par l'un de mes collègues, « la nation soldatique ».

Une photographie des enfants Kulke prise à cette époque est du reste caractéristique. Elle les montre rangés selon la taille, du plus grand, Wolfgang, au plus petit, Bernhard, tous en uniforme de l' Arbeitsdienst, de la HJ, et pour les filles, du BDM (Bund Deutscher Mädel).

Peu après mon arrivée, un grand gaillard botté, en uniforme de SA, vint m'inviter à une soirée folklorique donnée par une troupe originaire du Banat, une région d'Europe centrale peuplée d'Allemands depuis le 18ème siècle. Cette manifestation, assez pittoresque, répondait à la politique nationale-socialiste de regroupement des Volksdeutsche (Allemands de souche) éparpillés à travers l'Europe centrale et orientale.

En vérité, je me suis plus amusé ce soir-là qu'au Friedrichgymnasium, l'établissement fréquenté par Helmuth, où je me suis plutôt ennuyé, mis à part le cours de français où le professeur me demanda de parler de mon lycée et de Vesoul. Ce qui m'a le plus frappé, c'est le fait que les heures de classe commençaient et finissaient par le salut hitlérien. Cela me rappela une histoire amusante : quelques années auparavant, deux petits Italiens arrivant à Quincey sans savoir un traître mot de français entrèrent dans la classe de mon père en faisant le salut fasciste. Ils comprirent vite que ce n'était pas l'usage chez nous…

Mon correspondant m'avait promis de m'emmener un week-end « auf die Hütte », c'est-à-dire au chalet de la Hitlerjugend où son unité s'entraînait. Départ vers trois heures un samedi après-midi, avec des provisions pour un jour et demi. Montée à vélo en direction du Feldberg, le point culminant de la Forêt-Noire. Dépôt des vélos dans une ferme et montée à pied jusqu'au chalet en question. Il y a dans le groupe un Français de Tunis qui doit se sentir un peu perdu. Le confort est rudimentaire. Nous dormons sur des châlits, du moins nous essayons de dormir, car soudain, en pleine nuit, le chef de la bande réveille tout le monde à coups de sifflet stridents. Il s'agit pour les Allemands de faire des exercices de nuit dans la montagne. Quant à nous, le Tunisien et moi, nous nous rendormons.

Le lendemain matin, on hisse le fanion à croix gammée au mât dressé devant le chalet. On chante, on salue le bras levé. Puis les exercices reprennent, notamment le lancer de grenades à manche auquel je suis invité à participer. Comme je suis entraîné au sport et que je viens d'obtenir le premier prix d'éducation physique au Lycée Gérome, je me tire bien de cette épreuve. Ma cote est en hausse et mon camarade Helmuth fera des compliments de moi en rentrant à Fribourg. Par contre, mon compatriote tunisien est moins bien traité. Des garnements l'ont attaché et assis dans un baquet devant le chalet, je ne sais pour quelle raison.

Et les exercices paramilitaires continuent. Il s'agit notamment de descendre un torrent, avec de l'eau jusqu'à la ceinture, des rochers et des cascades. Même en plein été, l'eau est plutôt fraîche. Mais il s'agit d'aguerrir la jeunesse en prévision du prochain conflit, qui officiellement n'aura pas lieu…

Je suis invité un jour à visiter une exposition sur la Wehrmacht. On y voit quantité de petits soldats de plomb en uniforme vert-de-gris. Quant aux soldats ennemis, ils sont bleu horizon ! Paradoxe en cette période d'offensive de paix, mais je me garde d'approfondir le problème. À nos âges, la grande politique est un domaine abscons. Ce qui nous frappe, mes camarades et moi, c'est le côté impressionnant, insolite des organisations de jeunesse, les manifestations et les défilés, les uniformes et les drapeaux, en un mot la mise en scène de l'ordre et de la discipline dans laquelle le nazisme était passé maître, le plus grand spectacle du genre étant évidemment le congrès annuel du parti à Nuremberg. Il faut rappeler que certains intellectuels français succombèrent à cette apothéose de la puissance.

Nous étions plus sensibles, nous les jeunes, à l'aspect scoutisme de la Hitlerjugend, à la vie en commun dans la nature, aux feux de camp, aux randonnées pédestres et au chant choral. Là encore, le national-socialisme était très habile à exploiter pour ses objectifs politiques les vieilles traditions romantiques allemandes. Pour nous, observateurs français, il y avait là un côté ludique propre à plaire à la jeunesse et dont nous ne percevions pas le danger. Notre amusement était de nous déguiser avec les uniformes de nos camarades, comme le montrent des photos prises dans le jardin de la maison Kulke. On m'y voit avec Jean Rance en short, chemise brune, brassard à croix gammée, casquette ornée de l'aigle, ceinturon et baudrier. Martial Depoulain, chez son logeur, s'accoutrait de la même façon avec ses camarades.

Mon vieil ami Pierre Jeannin m'écrivait des Alpes :

« Tu n'as encore pas vu Hitler ? J'espère bien que malgré les saluts hitlériens qu'on a dû te faire faire, tu ne t'es pas encore engagé dans les Sections d'Assaut. »

Et Pierre Vuillemin, dans une carte postale de Toulon :

« Les copains Depoulain, Socrate et Tintin doivent se plaire également là-bas, et j'espère que Socrate nous reviendra ferré en allemand. »

Nous n'étions pas les seuls Français à Fribourg, loin de là. En cet été 37, la Forêt-Noire était très fréquentée par nos compatriotes. Parmi eux, du reste, on trouvait d'étranges touristes. Étant allé un jour camper au Titisee avec Richard Kulke, je constatai que nos voisins de camping étaient des fascistes français en uniforme. Jamais je n'avais vu en France ce genre de personnages. J'ai l'impression que toute l'Europe d'extrême-droite venait en stage dans le Reich hitlérien.

À ce propos, je dois mentionner un événement considérable auquel j'ai assisté alors : le Grosser Bergpreis von Deutschland (Grand Prix de la Montagne), course internationale d'automobiles qui avait lieu au Schauinsland et à laquelle participaient des pilotes de plusieurs pays. Je me rappelle y avoir vu notamment les deux vedettes allemandes Rudolf Caracciola et Bernd Rosemeyer, qui devait se tuer six mois plus tard sur l'autoroute Francfort-Darmstadt en tentant de battre un record de vitesse. Une foule immense de spectateurs s'était réunie au Schauinsland, y compris des ballilas, membres des jeunesses mussoliniennes qui, en septembre, allaient accompagner l'entrée triomphale du Duce à Berlin. Le ministre des sports du Reich, von Tschammer, prononça un discours au terme duquel la foule chanta, le bras levé, le Deutschland über alles et le Horst-Wessel-Lied. J'eus à ce moment un petit aperçu du délire qui pouvait saisir les masses populaires lors des grandes manifestations de Berlin ou de Nuremberg.

Pour en revenir à la course du Schauinsland, elle fut gagnée par le coureur allemand Hans Stuck, ce qui m'incite à raconter l'anecdote suivante : dans les années 1980, j'entrai un jour dans un bar de la rue Musette, à Dijon, qui était tenu par l'un de mes anciens étudiants. Celui-ci me dit que le client debout au comptoir était un coureur automobile allemand qui s'appelait Hans Stuck. J'étais interloqué, et je racontai au patron du bar que ce Hans Stuck avait gagné le Grand Prix de la Montagne dans la Forêt-Noire pas loin d'un demi-siècle auparavant ! Le mystère s'éclaircit quand le buveur, quelque peu éméché, vint s'asseoir à ma table et trinquer avec moi à la mémoire de son père, coureur automobile comme lui. Comme j'étais, affirmait-il, le seul Français de sa connaissance à avoir vu courir Hans Stuck père, il m'invitait à lui rendre visite à Munich et à pénétrer dans les coulisses du sport automobile. N'étant pas un fanatique de cette noble distraction, je me suis toujours contenté de fréquenter les bibliothèques munichoises, de même que les musées de peinture.

La dernière partie de mon séjour à Fribourg a été essentiellement occupée à des activités sportives et autres avec mon camarade Martial Depoulain, dans l'attente de Jean Rance venu nous rejoindre avant la fin d'août. Avant la mi-août, en effet, Helmuth et Richard étaient partis faire une randonnée en Franconie avec leur unité de HJ. J'avais eu l'intention de partir avec eux, mais j'en fus dissuadé par Madame Kulke, qui m'assura que ces sorties à vélo étaient épuisantes et qu'il valait mieux attendre sagement l'arrivée de Jean Rance. De plus, le proviseur Storck et le professeur d'allemand Haug, tous deux Alsaciens, avaient promis leur visite. Le premier ne vint pas et le second passa en mon absence. En tout état de cause, l'objet principal de la susdite randonnée était surtout de visiter les hauts lieux du parti nazi, comme l'esplanade des congrès de Nuremberg. C'est ce qui ressort des deux cartes postales que m'ont envoyées de là-bas Helmuth et Richard. Il n'y est pas question du Nuremberg de Dürer et des humanistes, ni des monuments exceptionnels que je n'ai pu voir qu'après la guerre, c'est-à-dire après d'épouvantables destructions.

Le 14 août, je rends compte à mes parents de mes activités : excursion au Titisee avec baignade dans le lac, sortie au sommet du Rosskopf et au château de Zähringen, exercices de brasse coulée à la piscine. Tout cela en compagnie de Martial Depoulain avec lequel j'allais aussi au stade tout proche et au centre ville. À noter que la piscine était interdite aux Juifs et très fréquentée par les Français. Quant à nos escapades en ville, elles étaient parfois l'occasion de facéties de potaches d'un goût plus ou moins douteux. Nous glissions par exemple des pièces de monnaie françaises dans les distributeurs automatiques de bonbons. Nous remplacions le « Heil Hitler » de rigueur par un « À poil Hitler », formule osée qui aurait pu nous attirer quelques désagréments !

Je confesserai même, presque 70 ans après, un horrible péché contre l'ordre, la discipline, voire la bienséance. Je narrerai l'affaire en deux mots : un jour que nous revenions à pied de la ville, Martial et moi, et que nous avions peut-être absorbé trop de liquide, nous décidâmes dans l'urgence de nous soulager derrière un arbre, et cela au moment précis où passaient des cyclistes qui nous injurièrent copieusement. Peu après, le même cas de figure se représenta. Désireux de ne pas choquer à nouveau les Fribourgeois par nos mœurs agrestes de campagnards haut-saônois, nous nous réfugiâmes dans une cabine téléphonique ! J'en demande pardon, presque trois quarts de siècle plus tard, à l'administration des télécommunications.

Cette épopée fribourgeoise tirait à sa fin. Je repris le chemin de la France au bout de cinq ou six semaines, par un train qui allait à Vieux-Brisach. Je passai le pont du Rhin à pied pour retrouver mes parents qui m'attendaient à Neuf-Brisach. J'avais dans ma valise un short de la HJ et un disque que j'avais acheté dans un magasin de sport. J'avais caché dans mes chaussettes un couteau de scout en bon acier de Solingen. Le short a disparu depuis longtemps, le couteau a été volé, mais je possède toujours le disque, que j'ai lancé jadis dans le verger de Quincey et qui, avec quelques insignes à croix gammée devenus des objets historiques, est à peu près le seul souvenir de cette époque lointaine.

Par contre, le bilan intellectuel et moral de ce séjour en Bade a été immense. Jamais nous n'avons pu, mes camarades et moi, oublier cette expérience unique que fut la confrontation avec un régime qui devait peu après bouleverser l'Europe et déclencher le plus terrible des cataclysmes. L'offensive de paix hitlérienne nous avait permis de connaître encore les derniers reflets de la vieille culture allemande. Mais déjà la lumière crépusculaire dans laquelle baignait le Troisième Reich n'annonçait rien de bon. Nous admirions certes le dynamisme et l'organisation de la jeunesse, mais au fond de nous-mêmes nous sentions bien qu'il se passait au-delà du Rhin quelque chose de très inquiétant, dont nous ne pouvions prévoir les suites.

J'anticiperai largement en évoquant à nouveau la table ronde que nous avons organisée, mes anciens camarades et moi, en 1997 à la SALSA de Vesoul. Il m'avait paru indispensable de profiter du 60ème anniversaire de notre séjour pour faire revivre une époque dont les jeunes générations n'ont plus aucune idée. Les détails souvent pittoresques sur la vie et la société allemandes qui sont restés dans les souvenirs prouvent que ces séjours ont profondément marqué les jeunes que nous étions. Ils sont aussi une preuve de la diversité des comportements dans une Allemagne que la propagande de Goebbels prétendait absolument monolithique. Je pense que mes amis Ladouce et Rance ne me démentiraient pas sur ce point.

 

Mon retour à la maison me donna l'occasion de raconter à la famille et aux amis ce que j'avais vu et vécu au pays d'Hitler. Je lançais chaque jour mon disque dans le verger, mais mon séjour en Allemagne m'avait fait manquer le Tour de France, que suivaient parfois les jeunes Allemands que je connaissais. Une équipe nationale allemande y participait.

Notre région était par ailleurs concernée par deux événements sportifs de première importance : la course Paris-Belfort et la Coupe de France de football.

Paris-Belfort, que j'avais déjà vu passer à l'époque d'Arpenans, était une épreuve d'endurance de 420 kilomètres. En 1937, il ne restait plus que 20 coureurs lors du passage à Vesoul. Cette année-là, en mai, le FC Sochaux remporta la Coupe de France de football et fournit l'armature de l'équipe qui battit les Pays-Bas à Amsterdam en octobre. Les Sochaliens Mattler, di Lorto, Courtois, Cazenave étaient alors les vedettes incontestées du sport franc-comtois.

À ce propos, je ne me souviens plus d'avoir joué au tennis avec Pierre Vuillemin à Villersexel en septembre 1937. En tout cas, nous sommes allés ensemble, avec sa mère, à l'Exposition Universelle de Paris. Le 14 septembre, j'écrivais à mes parents que nous étions un peu fatigués parce que nous avions visité une douzaine de pavillons étrangers, dont celui de l'URSS, qui était le plus impressionnant de tous.

Le lendemain matin, nous devions voir les pavillons des provinces, et, le soir, nous assistions aux feux d'artifice et aux illuminations de la Tour Eiffel. De ces journées très occupées, de cette masse d'impressions ne surnage dans ma mémoire que le spectaculaire face à face des pavillons russe et allemand, dont les proportions monumentales devaient symboliser la grandeur des deux dictatures. L'exposition permettait d'entretenir encore un peu l'illusion de la paix.

J'y ajouterai, dans le domaine de la technique moderne, la découverte d'une invention qui devait plus tard révolutionner le monde : la télévision. Au pied de la Tour Eiffel, dans le pavillon de la Radio, de la Télévision et de la Presse, j'ai pu converser avec Pierre Vuillemin, que je voyais sur un écran et qui était dans une autre cabine à quelque distance de moi. Nous trouvions cette invention amusante, mais sans nous douter de ses conséquences.

 

Le 1er octobre 1937, j'entrai en classe de seconde. Notre professeur d'allemand était, pour la cinquième année de suite, Haug dit Patoche. Affichant de plus en plus ses sentiments germanophiles, pour ne pas dire plus, il eut l'idée de nous faire faire des exposés sur nos récents séjours en Allemagne. Pédagogiquement parlant, cette initiative était louable, mais visiblement Haug attendait de nous une apologie du régime national-socialiste. Il eut l'idée saugrenue d'afficher dans la classe les documents que nous avions apportés pour illustrer nos exposés. Le proviseur Storck ne tarda pas à en être averti. Il fit disparaître les photographies, croix gammées et autres emblèmes inopportuns. Il y a tout lieu de penser que survint, entre les deux Alsaciens, une explication orageuse. Dans le courant de l'année, certains de nos camarades n'hésitèrent plus à engager de vives controverses avec leur professeur au sujet de l'apologie qu'il faisait de l'Allemagne hitlérienne.

Cette année 1937-1938 commença bien pour moi, avec plusieurs places de premier et les félicitations du conseil de discipline au mois de décembre. Même en mathématiques, je progressais et j'étais dans le premier quart de la classe. C'est alors que je tombai malade dans les derniers jours de l'année. Le Dr Championet, médecin du lycée, ne savait pas ce que j'avais. Ma mère fit alors venir de Villersexel le Dr Chatelot, l'oncle de Pierre Vuillemin. On conclut finalement à une paratyphoïde. Mes parents m'avaient installé dans la salle à manger, plus facile à chauffer et plus près de la cuisine. J'avais beaucoup de fièvre et je rêvais de boissons fraîches. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé couché, sans doute le plus gros de l'hiver. Ce fut la plus grave et la plus longue maladie de mon existence. J'avais perdu beaucoup de poids et pour me rétablir ma mère me faisait manger des gaudes, d'après une recette d'Ernestine, l'épicière de Fougerolles. C'est alors que j'appris à préparer moi-même ce plat traditionnel des Comtois.

Je crois n'avoir pas pu retourner au lycée avant Pâques, c'est-à-dire en tant que demi-pensionnaire. Comme j'y allais à vélo, Ostré, notre professeur de gymnastique, me conseillait de ne pas forcer sur les pédales dans les côtes.

De son côté, Madame Kulke m'écrivait en janvier que tous mes amis de Fribourg espéraient me voir redevenir « le vieil Hercule » (der alte Herkules) que j'étais auparavant ! Elle ajoutait que je n'avais pas de souci à me faire pour mes études et que je devais faire confiance à la vie et à l'affection de mes parents. Elle m'invitait même à retourner chez elle pour ma convalescence. Début février, elle m'informait que la HJ avait choisi comme devise pour 1938 le terme de Verständigung (entente) et elle soulignait le fait que nous avions déjà appliqué cette idée en 1937.

En mars et en septembre, le Führer allait la concrétiser d'une façon très particulière… par l'Anschluss, puis par les accords de Munich. Le 12 mars, Hitler envahit l'Autriche, qui fut annexée sans coup férir. Il réalisa, sans réaction des puissances occidentales, le vieux rêve de la Grande Allemagne. Le 10 avril, un plébiscite entérina l'Anschluss à 99%.

Pendant ce temps, je reprenais une vie normale, essayant de rattraper le temps perdu. Pour me consoler, mon père m'avait acheté une carabine. J'en rêvais depuis l'époque d'Arpenans, quand je lisais le catalogue de Saint-Étienne. C'était une arme très simple, peu puissante, d'un calibre de 9 millimètres, avec laquelle je m'amusais à tirer dans le verger ou dans les bosquets qui dominaient le village.

Au lycée, je tentais de reprendre pied. Mes résultats du troisième trimestre ne furent pas si mauvais, puisque j'obtins les félicitations du conseil de discipline et quatre places de premier. Mais rien n'allait plus en mathématiques et en physique. À la fin de l'année, je ne récoltai que le premier prix d'allemand, à part cela des mentions en français, latin et histoire, discipline où Mlle Madiot, cousine de François Jamey, m'avait décerné une excellente appréciation. Le prix spécial de l'Amicale des Professeurs, qui me fut attribué comme l'année précédente, fut pour moi un lot de consolation.

La distribution des prix de 1938 fut présidée par le colonel du Bessey de Contenson, commandant d'armes et chef du 11ème régiment de chasseurs à cheval. Elle fut introduite par le brillant discours du professeur de philosophie Marcel Decaen sur le culte de la raison et de la vérité, sur la générosité et la tolérance, la paix, la justice et la fraternité, et contre l'apologie de la force et de la volonté de puissance. L'allusion à la politique était patente, et nous aurions pu, en cet été 1938, méditer ces pages. Il était en effet de plus en plus incontestable que le Troisième Reich entretenait les illusions concernant ses projets expansionnistes et que son chancelier était passé maître dans l'art du mensonge.

Peu après le 14 juillet, mon correspondant Helmuth devait venir séjourner chez nous. En juin, il m'avait écrit de Rottweil, une petite ville située à l'est de Fribourg. Il y était pensionnaire dans un NPEA (National-Politische Lehranstalt), une école de formation du parti nazi où les élèves étaient soumis à une propagande intensive et à un invraisemblable entraînement physique. Son frère Richard suivit ensuite son exemple. Autant que je puisse en juger, c'était leur mère qui avait pris la décision de les retirer du lycée pour choisir une carrière militaire ou politique qui semblait alors pleine d'avenir. Madame Kulke, si évidentes que fussent par ailleurs ses qualités, n'avait aucun sens de la politique.

Ce fut malheureusement le drame de beaucoup d'Allemands en général et d'Allemandes en particulier, lesquelles croyaient aveuglément à l'homme providentiel, en l'occurrence Adolf Hitler. Si le Führer a illusionné les États européens, il a tout autant berné ses propres compatriotes, y compris quelques grands intellectuels comme Heidegger. C'est à dessein que je cite le nom de ce philosophe nommé recteur de l'Université de Fribourg en 1933 et dont la conférence inaugurale est restée célèbre, car elle révélait quelques points communs entre sa philosophie irrationaliste et l'idéologie nazie. J'ajouterai que ce rapprochement provisoire attira au philosophe existentialiste quelques désagréments lors de la dénazification, même s'il avait abandonné sa fonction de recteur en 1935 et si ses conceptions philosophiques avaient été condamnées par le régime. J'ai évoqué Heidegger parce que son exemple a incité la famille Kulke à adhérer au parti national-socialiste. Les deux familles étaient voisines en 1933 et le fils de Heidegger était camarade de classe de Wolfgang Kulke.

Helmuth arriva chez nous le 4 août 1938, en compagnie de Jean Rance, qui venait de passer le mois de juillet à Fribourg. Nous fîmes, mes parents et moi, des efforts pour lui rendre ce séjour aussi agréable que possible, en dépit du fait que Vesoul n'était pas Fribourg, que la Haute-Saône n'était pas la Forêt-Noire et que le confort de l'école de Quincey n'était pas celui de la villa de l'Ottilienwiese. Nous allâmes à la pêche à Scey-sur-Saône, rendre des visites à divers amis, notamment à Paul Clavier de Quincey et à Émile Morin de Navenne. Tous deux étaient, comme mon père, des anciens combattants, et Helmuth aimait beaucoup les histoires de guerre. M. Morin, ancien officier d'infanterie, était intarissable sur le sujet. Il exhibait même un parabellum qu'il avait ramené des champs de bataille.

Mon père nous conduisit un jour sur ceux des Vosges, sans doute au Linge, au-dessus de Munster. Vingt ans après 1918, on y trouvait encore des restes des tranchées. Helmuth en ramassa et rapporta pieusement ces reliques à la maison. Nous fîmes halte dans un village du coin pour y prendre un rafraîchissement. Le forgeron du village discuta en allemand avec Helmuth et nous dit que c'était un fanatique… Réaction de ce dernier, indigné par ce terme : « Ich bin kein Fanatiker. »

En réalité, le forgeron n'avait pas tort. La NPEA de Rottweil avait fait son œuvre, et le pauvre garçon avait l'air complètement envoûté par l'idéologie nazie. Il photographiait tout ce qu'il pouvait voir de l'armée française, bâtiments, hommes et matériel. Je me rappelle sa réaction un jour où les gendarmes étaient venus voir mon père pour un problème communal : il pâlit et trahit une soudaine inquiétude, croyant sans doute qu'ils allaient l'arrêter… Mais la gendarmerie de Vesoul n'était pas la Gestapo.

Il faisait aussi une enquête sur la politique d'Hitler vue par les Français, demandant à tous ceux qu'il rencontrait si, à leur avis, le chancelier voulait la guerre. Il notait toutes les réponses sur un carnet, certainement pour en rendre compte à son école, qui lui avait enjoint de faire un rapport sur son séjour en France.

Pour finir, j'évoquerai la visite que nous avons faite à Fougerolles pour présenter Helmuth à notre parenté. C'était l'époque où je circulais avec le fameux cyclomoteur de ma tante Marie-Louise. Mon camarade fut enchanté de monter sur cet engin pétaradant. Qui plus est, mon père nous permit de conduire sa voiture sur le champ de foire, et Helmuth déclara que c'était « fabuleux » (fabelhaft). Il n'y avait en effet pas de véhicules motorisés dans sa famille. Quant à moi, c'est à cette époque que j'appris à conduire une voiture.

Le mois de septembre 1938 connut un climat international tendu, du fait des revendications hitlériennes au sujet des Sudètes. Au congrès du parti à Nuremberg, le Führer fit le 12 un discours menaçant, après quoi il rencontra Chamberlain le 15 et le 22, et dans la nuit du 29 au 30 furent signés les accords de Munich entre Hitler, Mussolini, Daladier et Chamberlain.

Le 26, le chancelier avait prononcé un grand discours au Sportpalast de Berlin, affirmant sa volonté de paix et son intention de ne plus revendiquer de territoires à l'ouest.

« L'Alsace-Lorraine n'existe plus pour nous, avait-il déclaré. Nous sommes deux grands peuples qui veulent travailler et vivre, et qui peuvent vivre le mieux en collaborant. »

L'offensive de paix en direction de la France se poursuivait donc, si bien que Helmuth pouvait m'écrire le 17 octobre que l'affaire des Sudètes était un bon exemple de la politique de paix du Führer, qui avait réussi à éviter la guerre tout en ramenant plus de trois millions d'Allemands dans le Reich. Tout cela était la preuve de « la grandeur de notre Führer. »

Pendant que la psychose de guerre se répandait, je terminais mes vacances en passant quelques jours à Villersexel chez Pierre Vuillemin. Les discussions sur la situation allaient bon train, ce qui ne nous empêchait pas de jouer au tennis, de faire du vélo et de chanter les chansons à la mode, en particulier Y' a d'la joie de Charles Trénet. Il me reste de cette dernière période de paix et d'agréables vacances plusieurs photos de groupes nous montrant, Pierre et moi, la raquette à la main, entourés de son élégante tante Marie-Rose, de sa sœur Janine et de quelques autres membres de la famille. Le calme avant l'orage !

C'est en ce début d'automne que nous eûmes, à Quincey, la visite de Paul Trélat et de sa famille. Mon père avait retrouvé chez ses parents l'adresse de ce camarade de captivité, grand blessé qui avait été rapatrié par la Suisse et dont il avait perdu la trace. J'étais dans le verger avec notre professeur d'éducation physique Ostré lorsqu'une voiture de la Haute-Marne arriva avec plusieurs personnes, dont Paul Trélat et son épouse. On imagine la joie de mon père lorsqu'il revit son vieux camarade du camp de Limburg-an-der-Lahn.

 

J'entrai en classe de première le 1er octobre 1938. Nous avions un nouveau proviseur, Étienne, un nouveau professeur de français et de latin, Huguet, un nouveau professeur d'allemand, Dautriche, et un nouveau professeur d'histoire, Meyer, ce qui représentait des changements considérables auxquels il fallait s'adapter. De plus, il me fallait combler les lacunes accumulées au début de l'année 38, ce qui n'était pas simple dans les disciplines scientifiques. Enfin je crois avoir été absent à certaines compositions, notamment en latin, matière où je n'obtins que des mentions de prix. Bref, mon année de première ne fut pas très brillante et je ne fus pas une seule fois félicité par le conseil de discipline, ce qui n'était guère encourageant pour l'examen du premier bac qui devait avoir lieu en juin 39. J'ajouterai que le baccalauréat à cette époque n'avait rien de commun avec celui d'aujourd'hui.

Dans un autre ordre d'idées, les luttes politiques du temps et la situation générale avaient naturellement des répercussions sur notre existence de pensionnaires. Bien que passablement absorbés par nos travaux scolaires, nous n'étions pas coupés du monde au point d'ignorer les affrontements idéologiques du temps. Les discussions étaient souvent vives et passionnées comme elles peuvent l'être à cet âge, d'autant plus que certains d'entre nous venaient de faire des séjours en Allemagne, comme je l'ai indiqué. Et puis nous lisions des journaux, comme l'Os à moëlle de Pierre Dac, qui ridiculisait Hitler et les nazis. Mais si la dérision était une manière d'esquiver le danger, la Nuit de cristal du 9 novembre 1938, cet inconcevable pogrom organisé par le pouvoir hitlérien, montra au monde de quoi était capable le nazisme.

Il existait un abîme entre une pareille idéologie et ce que nous faisait lire M. Dautriche, notre professeur d'allemand. Il avait en effet choisi l'œuvre la plus achevée du classicisme allemand, l'Iphigénie en Tauride (Iphigenie auf Tauris) de Goethe. Je ne sais pas si nous avons vraiment profité de cette lecture, qui dépassait de beaucoup nos connaissances en littérature allemande. Toujours est-il que ce refuge dans l'empyrée de l'idéalisme le plus pur était plus formateur que le triste spectacle qui se déroulait au-delà du Rhin.

Cependant nous ne pouvions ignorer les coups de force répétés du Führer qui, après avoir « sauvé la paix » à Munich, envahissait en mars 1939 des régions peuplées de Slaves comme la Bohême, la Moravie et la Slovaquie. Le Protectorat de Bohême-Moravie fut institué le 23 mars. Il est clair qu'Hitler était en train de réaliser ce qu'il annonçait dans Mein Kampf : la conquête d'un espace vital aux dépens des Slaves. Le gouvernement britannique avait enfin compris : il se décida le 31 mars à donner sa garantie militaire à la Pologne. La France l'imita le 6 avril.

En ces mois dramatiques, nous étions, comme toute l'Europe, à l'écoute des discours du vaticinateur de Berlin. Comme il nous était difficile de saisir tout le sens du message que cet histrion délivrait au monde, nous interrogions notre professeur d'allemand. Mais il était malaisé de prévoir quand et comment le maître du Reich grand-allemand allait perpétrer son prochain méfait.

 

En attendant, il nous fallait nous préparer en hâte à l'examen, dont nous passâmes l'écrit en juin, dans la salle de la rue Didon. J'étais à peu près sûr de m'en tirer dans les disciplines littéraires, mais très inquiet concernant les mathématiques, malgré une assez bonne note et une appréciation encourageante au dernier trimestre. Cette matière était la seule à avoir un coefficient 3. Les résultats de l'écrit furent déconcertants, car malgré mes efforts et mes progrès dans la susdite discipline je n'obtins qu'une très mauvaise note. En français, où j'étais qualifié d'excellent élève par notre professeur Huguet, je ne m'en tirai qu'avec la moyenne, parce que j'avais choisi le sujet rebattu sur le Cid. Je ne fus guère étonné d'être gratifié d'une très bonne note en allemand, mais ma surprise fut grande d'atteindre 17 sur 20 en version latine, pour une traduction de l'Énéide. Je n'étais pas peu fier d'avoir, ce jour-là, surpassé le champion des champions, notre camarade Caquot, plus tard élève de l'ENS, brillant agrégé de grammaire et professeur au Collège de France…

Nous fûmes, en tout et pour tout, cinq admissibles dans notre classe de 1ère A' à passer l'oral à Besançon, au rectorat. Mon père avait pris un jour de congé pour me conduire sur place, ainsi qu'André Ladouce. La sœur de François Jamey avait fait le déplacement avec sa propre voiture, le père de Pierre Vuillemin avait amené son fils. Je n'étais guère rassuré, car je n'ai jamais aimé les oraux d'examens. Je craignais surtout l'interrogation de sciences physiques, matière où j'avais de grandes lacunes depuis l'année de seconde. Ma note, sur 30, fut effectivement désastreuse. Plus surprenante fut celle d'allemand, qui me sembla particulièrement sévère. Par contre, je gagnai des points en histoire-géographie, notée sur 30, et surtout en latin. Tout est bien qui finit bien : nous fûmes tous admis, Vuillemin, Ladouce, Jamey, Anne-Marie Véleur et moi. M. Vuillemin nous invita à arroser ces succès au café le plus proche.

Restait une formalité avant les vacances : la distribution des prix. Elle eut lieu, comme d'habitude, le 13 juillet et fut présidée par un ancien polytechnicien qui avait fait ses études au Lycée Gérome. Le discours d'usage fut prononcé par Pierre de Saint-Jacob, agrégé d'histoire, que j'ai précédemment cité. Le titre en était : La révolution française et l'enfant, sujet tout à fait d'actualité puisque c'était à la veille du 150ème anniversaire de 1789. Cette année-là, ma récolte de prix fut moins bonne que de coutume, hormis celui de l'Association des Professeurs, que j'obtins avec François Jamey. Quant à André Caquot, il reçut deux prix spéciaux, et Pierre Vuillemin celui de culture générale.

Au fond, il m'importait surtout d'avoir réussi au baccalauréat, qui à cette époque n'était pas une simple formalité. J'aurais pu jouir ensuite de reposantes vacances si Hitler n'avait pas continué à ourdir ses sombres machinations. Le 22 mai, il avait signé avec l'Italie une alliance militaire appelée Pacte d'Acier, et en juillet il commençait à réclamer le retour de Dantzig à l'Allemagne et la suppression du fameux Corridor.

Le 14 juillet 1939 fut marqué par les festivités du bicentenaire de la Révolution. Le défilé traditionnel, à Paris, fut particulièrement splendide, car il devait célébrer à la fois la fête nationale et l'Entente cordiale avec la Grande-Bretagne. De plus, il s'agissait de rassurer l'opinion en lui montrant la puissance de l'armée française.

À Quincey, la population fêtait à sa manière ce grand jour. Deux photographies font revivre le rassemblement des élèves, les écolières en robes blanches, les instituteurs et les habitants du village en grande tenue. La municipalité offrit un goûter aux enfants et un banquet républicain le soir aux élus. Mon père, secrétaire de mairie, ma mère institutrice étaient invités, ainsi que moi.

Ce fut une bien belle journée, mais nul ne se doutait que, moins d'un an après, la Troisième République aurait disparu, à l'âge de 70 ans.

Le 23 août, le Reich signa avec l'URSS le pacte germano-soviétique. Le 1er septembre, Hitler envahit la Pologne. Le 3, la France et le Royaume-Uni déclarèrent la guerre à l'Allemagne en vertu des accords militaires qui les liaient à la Pologne. Ces jours-là, des dames de bonne volonté passèrent dans les maisons pour récolter des signatures en faveur de la paix. Effort louable, certes, mais dérisoire face à la détermination d'Hitler et de Staline, qui entra en Pologne le 17 septembre.

Alors commença la "drôle de guerre", attente angoissante des Français repliés derrière la Ligne Maginot, tactique purement défensive d'un état-major fermé aux idées modernes, crainte obsédante de la "cinquième colonne", c'est-à-dire de l'espionnage.

La propagande s'efforçait de maintenir l'illusion. En décembre 1939, Ray Ventura et Paul Misraki adaptèrent une chanson anglaise sous le titre de On ira pendre notre linge sur la Ligne Siegfried.

On affichait ce slogan pour entretenir le moral du peuple :

Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts