Chapitre 11

 

Quincey, prélude du Lycée Gérome

 

 

 

Nous quittâmes Arpenans en septembre 1932. J'en eus un peu de regret. Mais j'avais un espoir, un rêve, celui d'obtenir un couteau à plusieurs lames, du genre couteau suisse, qui serait bien utile pour construire des huttes de branchages comme je l'avais fait à Arpenans avec mes petits copains. J'en avais admiré des modèles dans le catalogue de Manufrance et peut-être aux vitrines des boutiques de Lure, et je savais qu'à Vesoul la coutellerie Pradel, près du pont du Durgeon, pourrait me fournir ce précieux objet. Je pensais profiter de notre déménagement pour réaliser mon vœu. Malheureusement, il n'en fut rien. Mes parents avaient bien d'autres choses à faire et mon achat fut reporté aux calendes grecques.

À part cela, le déménagement ne m'a pas laissé beaucoup de souvenirs, sauf une anecdote assez burlesque à propos d'une cafetière. Ma mère, voulant offrir du café aux déménageurs, en l'occurrence des amis d'Arpenans et mon oncle Jean Nurdin, sortit prestement sa cafetière des cartons sans prendre le temps d'en vérifier le contenu. Le résultat fut désastreux. Le café était imbuvable. Il avait été fait avec une boîte d'épingles et un thermomètre médical, ce qui donna à mon oncle l'occasion de faire quelques plaisanteries caustiques…

Concernant les caractéristiques géographiques et historiques de notre nouveau lieu de résidence, nous n'avions pas perdu au change. Au fond de sa campagne, Arpenans était un village sans histoire. Par contre, Quincey se signalait par ces deux curiosités géologiques que sont le Frais-Puits et la Font de Champdamoy, deux résurgences d'un vaste réseau hydrographique souterrain propre aux calcaires jurassiques.

La géographie conditionnant souvent l'histoire, les grottes de Champdamoy ont été habitées dès les époques paléolithiques et néolithiques, donc bien avant l'apparition dans les annales féodales d'une lignée seigneuriale dite « de Quincey », qui régna durant quatre siècles, jusqu'à l'acquisition du fief en 1613 par Étienne de Mesmay. C'est par l'intermédiaire de son descendant, Jean Antoine de Mesmay, conseiller au Parlement de Besançon, que Quincey entra d'un seul coup dans l'histoire nationale.

Les événements survenus au château le 19 juillet 1789, à savoir l'explosion d'un baril de poudre confondu avec un tonneau de vin, suivie de l'incendie et du pillage de la demeure seigneuriale, déclenchèrent un mouvement de panique dit la Grande Peur, et par contrecoup un mouvement d'association qui aboutit à la grande Fête de la Fédération, célébrée le 14 juillet 1790 à Paris et dans les provinces. Comme cette date marque en somme la naissance de la nation française, il n'est pas interdit de penser que ce que les historiens ont nommé « l'incident de Quincey », et qui se répercuta jusqu'à Paris et à Versailles, eut quelque influence sur la formation du sentiment national des Français.

Notre nouveau cadre de vie nous offrait d'intéressantes possibilités de détente et de distraction, non seulement à cause de la proximité du chef-lieu du département, mais aussi parce que la commune comprenait de vastes espaces de prés, de bois, de friches, et des paysages passablement variés. L'existence au sein de cette nature ne manquait pas d'agréments. À l'époque déjà, Quincey joignait les avantages de la campagne à ceux de la ville.

Toutefois nous étions perdants concernant le logement. L'ancienne école était un bâtiment exigu, mal placé entre la rue principale et des maisons qui la serraient de près. Les élèves ne disposaient que d'un espace restreint dans des cours de récréation trop petites. Quant au jardin de l'instituteur, il était grand comme un mouchoir de poche.

Le logement de fonction, au premier étage, comprenait cinq pièces en enfilade, dont certaines ne recevaient qu'avec parcimonie la lumière du jour. Il y avait aussi, au bout du grenier, une mansarde bien éclairée dont la fenêtre donnait dans la direction de Vesoul et de la Motte. Je m'y installais souvent l'été pour lire.

Bien entendu, cette maison d'école était totalement dépourvue du confort le plus élémentaire, comme c'était le cas à l'époque dans tous les villages. Le problème de l'eau était crucial. Il fallait la transporter dans des seaux depuis la place de la fontaine. La corvée d'eau était donc beaucoup plus pénible qu'à Arpenans, où la fontaine était devant l'école.

Un autre inconvénient était l'absence de garage pour la voiture de mon père. Si ma mémoire est bonne, il la rentra au début dans l'ancien presbytère, près de l'église.

Mais c'étaient là, finalement, des incommodités plutôt mineures. Dans l'ensemble, notre adaptation fut facile. Nous avions la boulangerie et l'épicerie au même endroit qu'aujourd'hui, c'est-à-dire à deux pas, et il y avait au village assez de fermes pour se fournir en lait, en œufs, en volailles et en lapins. Pour les autres achats, les magasins et le marché de Vesoul n'étaient pas loin.

En ce temps-là, Quincey était encore un village très rural, avec une minorité d'ouvriers employés dans les entreprises vésuliennes. Mais la plupart d'entre eux restaient attachés à leur terroir et s'occupaient activement de leurs jardins dans leurs moments de loisirs. Certains avaient des élevages de moutons et cultivaient même quelques vignes qui donnaient un vin plutôt râpeux. Tous les habitants avaient droit à l'affouage et je garde le meilleur souvenir d'après-midis ensoleillés passés à couper du bois les jeudis de février et de mars.

Comme à Arpenans, je n'ai pas mis longtemps à m'intégrer et à trouver des compagnons de jeu. Mes premiers contacts eurent lieu dès mon arrivée, avec nos deux plus proches voisins, qui habitaient dans l'impasse : Charles Cornu et Gilbert Leytre. Par la suite, toute une équipe se constitua à partir de la rentrée d'octobre 1932. Nous avions un vaste champ d'action, notamment dans les vergers, les prés, les vignes et les bosquets qui s'étageaient le long des coteaux. J'avais aussi un copain au bas du village. Son père était vosgien et travaillait à la scierie. Nous faisions des parties de pêche dans la Colombine.

J'ai passé une année scolaire dans la classe de mon père, avec quelques-uns des vieux amis qui me restent. La salle était la première en entrant, du côté de la route, et la classe des petits, celle de ma mère, était celle de gauche, vers le fond de l'impasse.

Autant que je sache, mes parents prenaient là une succession assez difficile. L'institutrice qui les avait précédés, Madame J., était quelque peu débordée par des garnements qui avaient la bride sur le cou. Son mari, professeur à l'École Normale de Vesoul, tentait bien de remettre un peu d'ordre dans la maison, mais sans grand succès.

La première tâche de mon père consista donc à faire régner la discipline, et cela par la méthode la plus directe, je veux dire par la distribution de quelques taloches. Cette vieille pratique de jadis conduirait à présent l'enseignant devant les tribunaux. À cette époque, elle était admise par les parents, qui du reste l'appliquaient à la maison.

La seconde tâche consista ensuite à hausser le niveau scolaire en vue de faire réussir le maximum d'élèves au Certificat d'études primaires. Je crois que mes parents l'ont assumée avec diligence, si j'en juge au nombre de réussites à l'examen, et d'après l'opinion de leurs anciens disciples.

L'école de Jules Ferry était bien différente de celle d'aujourd'hui dans son esprit et ses méthodes. Elle n'avait pas pour objectif d'amuser et de distraire, mais d'éduquer les citoyens. Les cours de morale, d'instruction civique et d'hygiène y jouaient un rôle important.

De plus, les élèves n'étaient pas des sortes de consommateurs venant à l'école en amateurs, comme dans un supermarché. Ils participaient à la vie de l'établissement en exécutant de petits travaux d'entretien, y compris le rangement du bois de chauffage dans les bûchers, et de menus travaux de jardinage. Les enfants adoraient en général coopérer ainsi avec le maître. Ainsi naissait un esprit d'équipe.

Mon père assura aussi le secrétariat de mairie, qui jusqu'à la guerre ne posa guère de problèmes. C'est grâce à cette fonction qu'il gagna la confiance du maire de l'époque, qui au premier abord s'était montré plutôt méfiant. Sous la Troisième République, les maires et d'autres élus qui avaient leurs entrées à la préfecture et dans les administrations du chef-lieu de département tentaient parfois d'influer sur la nomination des instituteurs. L'édile déclara à mon père, qui tombait des nues, qu'il voulait s'opposer à sa nomination parce qu'il était membre du Parti Communiste. Le malentendu fut heureusement bientôt dissipé, mon père étant à la SFIO et non au PCF.

La proximité de Vesoul nous permettait d'y aller fréquemment pour y faire des emplettes, rendre des visites ou rencontrer des amis. Ma mère achetait à l'épicerie fine Lachiche, des gâteaux chez Burtz, des vêtements chez Ravatin, des livres à la librairie Bon. Elle fréquentait le marché du jeudi matin et y rencontrait bien des personnes de connaissance. Le dimanche était plutôt réservé aux loisirs, culturels ou sportifs. En vérité, à part deux cinémas, l'activité culturelle de Vesoul était fort limitée.

Hormis deux ou trois clubs sportifs comme l'Avant-Garde de la Motte et le Racing Club Vésulien, le sport associatif était beaucoup moins développé qu'à présent. Mon père, amateur de football, ne manquait pas d'assister aux matches du Racing, qui se déroulaient sur le terrain des Allées. Il se rendait ensuite volontiers au Café de l'Union, qui existe toujours près de la Place de la République. À cette époque, cet établissement était tenu par les parents de Robert Marguerite, qui fut plus tard professeur au Lycée Gérome et d'abord notre condisciple.

Par ailleurs, nous avions à Vesoul quelques bons amis, comme les Defranoux, un couple de personnes âgées qui habitaient au Boulevard de Besançon et chez qui maman sortait le dimanche lorsqu'elle était à l'École Normale. M. Defranoux avait jadis travaillé dans la tonnellerie de mon grand-père.

Autres Fougerollais vivant dans le même quartier : Émile Ougier et son épouse. Émile était le fils du fidèle ami de mon grand-père, Eugène Ougier. Je me souviens encore des parties de pêche aux écrevisses que nous faisions ensemble, du côté de Bougnon ou ailleurs.

Ajoutons à ces vieilles amitiés celle qui liait ma mère à Marcelle Cival, devenue Madame Baptizet, qui était la fille de l'imprimeur Cival. C'est dans cette famille que sortaient le dimanche, avant 1900, mon oncle Henri et les fils Peureux quand ils fréquentaient le lycée.

Outre ces très anciennes relations, nous avions des rapports très cordiaux avec les collègues vésuliens de mes parents, en particulier les enseignants des écoles du Centre et du Boulevard, ainsi qu'avec ceux d'Échenoz.. J'ai toujours en mémoire les visites chez M. Rabasse, le directeur du Cours Complémentaire, qui habitait rue de Cita. Comme je l'ai déjà indiqué, je l'avais connu à Arpenans, où il possédait une maison de vacances. Il faut signaler qu'il existait une certaine rivalité entre le lycée et le cours complémentaire, le secondaire et le primaire.

Dans ce contexte, un événement marquant survint en 1934 chez les instituteurs. En 1934, en effet, quelques-uns d'entre eux fondèrent à Niort la Mutuelle Assurance Automobile des Instituteurs de France (MAAIF), initiative révolutionnaire, à replacer dans le cadre du mouvement social des années 1930. Mon père y adhéra d'emblée et assuma bientôt les fonctions de secrétaire de la section haut-saônoise. Au lendemain de la guerre, sa photographie figurait encore dans l'annuaire de la MAAIF, devenue depuis longtemps la MAIF.

Ces activités mutualistes renforcèrent encore les liens d'amitié qu'il avait avec ses collègues de Vesoul et des environs, notamment Pierre Martin, Maurice Morel et Henri Ferry. Les deux derniers, de surcroît, habitaient Quincey et venaient quelquefois chez nous à la veillée. M. Morel enseignait à Vesoul, Madame Morel à Frotey, et leur maison est toujours dans le bas du village, face au carrefour. Quant à M. Ferry, il vivait alors avec sa mère, dans la maisonnette située en bordure de l'ancienne propriété de Jean Morel.

 

Au terme des vacances de l'été 1933, mon existence prit une tournure nouvelle. Une période décisive de ma vie commença, voulue par ma mère qui atteignait enfin à son but : me mettre en pension au lycée.

Les opérations débutèrent le 30 septembre après-midi, car il fallait installer les pensionnaires, déposer leur trousseau préparé depuis longtemps, visiter les dortoirs et accomplir des démarches avec l'administration.

Au vestiaire du dortoir, je fus guidé par un garçon qui était au lycée depuis un an. Il s'appelait Gilbert Garny. Je n'étais d'ailleurs pas seul, mais en compagnie de mon camarade Jean Gaspard, que je connaissais depuis le temps d'Esmoulières. Ses parents étaient eux aussi descendus des Vosges saônoises et enseignaient à Bussière, près de Vorey-sur-l'Ognon.

Toutes les formalités accomplies, nous repartîmes tous, parents et enfants, passer une heure ou deux en ville. Attablés à une terrasse de café, pères et mères firent leurs dernières recommandations avant le retour au lycée, pour 19 heures. Car c'était ensuite le moment du repas, qu'il fallait impérativement respecter.

Le soir, je fis la connaissance de mon voisin de lit. Il était de Scey-sur-Saône et s'appelait Jean Rance. J'avais le numéro 23, et lui le 24.

Les choses sérieuses commencèrent le lendemain, 1er octobre, à 6 heures. Le pion fit sortir du lit la quarantaine de potaches du dortoir. Il fallut se laver à l'eau froide, s'habiller et descendre en étude, attendre 7h30 pour déjeuner au réfectoire, et à 8 heures se retrouver en classe.

Après trois ou quatre heures de cours, on nous alimentait à nouveau, et ensuite nous avions le droit de respirer l'air de la cour de récréation jusqu'à 13h30. Une demi-heure d'étude précédait les classes de l'après-midi, qui duraient deux heures. Nouvelle détente en récréation jusqu'à 17 heures, et de 17 à 19 heures travail personnel en étude d'externat, avant le repas du soir qui était précédé d'une nouvelle heure d'étude jusqu'à 20 heures. À 21 heures, tout le monde était couché et dormait du sommeil du juste.

Comme on peut le constater, la journée d'un potache avait des allures monacales. D'ailleurs le lycée était une ancienne école de Jésuites fondée au début du 17ème siècle et agrandie sous le Second Empire. Pour des enfants venus de la campagne, ces murs gris et austères, ces longs couloirs plus ou moins sombres, ces salles passablement rébarbatives n'avaient rien d'attrayant. Le bâtiment scolaire voisin, l'École Normale d'institutrices où ma mère avait fait ses études, était infiniment plus agréable.

La vie, surtout en hiver, était spartiate dans ces locaux mal chauffés et mal éclairés. Tomber du lit à 6 heures du matin dans un dortoir plutôt glacial, se laver en hâte à l'eau froide dans un lavabo en zinc, passer une heure à réviser les leçons dans une étude où le poêle commençait tout juste à chauffer, tout cela n'avait rien d'une partie de plaisir. Ce n'est qu'à 7h30 que nous pouvions enfin avaler un bol de café au lait agrémenté de pain sec et, le cas échéant, de beurre ou de confiture apportés de la maison. Car nous avions, heureusement, quelques provisions dans nos cassettes.

Quant à l'hygiène, elle était réduite au minimum. Nous avions droit à une douche par semaine, ou même peut-être tous les quinze jours.

Les premiers jours, ce régime me parut dur à supporter, d'autant plus que je savais mes parents à peu de distance, et qu'à part Jean Gaspard je ne connaissais personne. Je fus pris de panique quand le professeur d'allemand, Haug, me confondit avec un élève dissipé de l'année précédente et me fit asseoir au premier rang. Cette méprise n'eut pas de suites, car le maître me mit une très bonne appréciation sur mon premier bulletin trimestriel. Il en était de même partout, sauf en mathématiques où, malgré l'effort de mon père au cours de ma dernière année d'école primaire, j'éprouvais encore des difficultés.

Ces tendances générales se confirmèrent durant toute mon année de 6ème, et par la suite jusqu'en 1ère : réussite dans les matières littéraires et en éducation physique, difficultés dans les disciplines scientifiques.

Mon année de 5ème fut moins bonne que la 6ème et surtout que la 4ème, au cours de laquelle je reçus les félicitations du conseil de discipline à chaque trimestre, malgré une absence assez longue. Il est vrai que mon père m'avait sérieusement admonesté au cours de la 5ème et que nous avions changé de professeurs de français et de latin. MM. Tartarin, Jamey et Malrieu avaient remplacé Pagney, et en histoire Miège avait succédé à l'épouvantable Lanoir, parti exercer ses talents au Prytanée militaire de La Flèche.

Une véritable révolution survint à la rentrée d'octobre 1935, lorsque Storck, le nouveau proviseur, prit la succession de Vincent, dit le Tachu. À la place d'un homme plus ou moins sénile, dont les quintes de toux résonnaient dans les couloirs, on nous envoya un Alsacien vigoureux et énergique, à la fois à cheval sur les règles de la discipline et du travail et large d'esprit. C'est ainsi qu'il nous permit, chose inouïe, d'aller au cinéma environ une fois par mois.

Il avait en revanche une façon de rétablir l'ordre, dont je donnerai deux exemples. Quelques énergumènes ayant déclenché la nuit une bataille de polochons, il condamna tout notre dortoir à se lever plusieurs jours de suite à 5 heures du matin. Une autre fois, il distribua une volée de gifles à un jeune Juif allemand nommé Schick, pour le punir d'avoir maltraité des camarades plus petits. Ses invectives dignes d'un feldwebel de l'armée prussienne rappelaient qu'il avait combattu sur le front de l'Est sous Guillaume II. Cela dit, Storck était un bon patriote français, ce qui n'était pas le cas de notre professeur d'allemand Haug, dit Patoche.

Après avoir dirigé, pendant la Seconde Guerre mondiale, le lycée Gay-Lussac de Limoges, Storck termina sa carrière en Alsace, comme inspecteur d'académie du Haut-Rhin.

 

La vie des pensionnaires d'autrefois n'avait aucune commune mesure avec celle des lycéens actuels. Nous restions presque toute la semaine claquemurés au bahut, ce qui ressemblait assez à la claustration de nos voisins, les prisonniers de la maison d'arrêt. Pour mon compte personnel, j'étais favorisé puisque je pouvais rentrer à la maison le jeudi et le dimanche. En outre, à partir de Pâques je n'étais plus interne, mais demi-pensionnaire. Je partais de Quincey à vélo vers 7h30 et je rentrais le soir vers 19h30. Les premiers jours, au printemps de 1934, ma mère s'inquiétait un peu. De la fenêtre de la mansarde, elle me suivait à la jumelle quand je traversais la plaine de Frotey. Il n'y avait guère de danger sur les routes, hormis les plaques de verglas au début du printemps.

Le lycée comprenait plusieurs cours, dont deux étaient encadrées par les bâtiments : la cour des externes, dans la partie la plus ancienne de l'établissement, et la cour d'honneur. Les récréations se passaient derrière les bâtiments, dans un vaste espace limité par des murailles, notamment celle qui donnait du côté de l'École Normale de filles, au pied de la Motte. C'est aussi de ce côté que se trouvait l'école d'agriculture d'hiver.

Les récréations étaient surtout occupées à faire des parties de football. Quand le ballon tombait dans le parc de l'École Normale et que les normaliennes le renvoyaient par-dessus le mur, tout le monde était aux anges.

Près de la cour de récréation, il y avait un court de tennis, chose rare dans les vieux lycées de l'époque. Nos professeurs n'y venaient guère, excepté notre professeur de dessin, Micheau dit La Gouache. Nous avions par contre des camarades qui y faisaient bonne figure. C'est là que j'ai commencé, avec une raquette que je garde en souvenir, ma modeste carrière de tennisman.

Non loin de là se trouvait le gymnase où M. Ostré nous enseignait l'éducation physique. Le local et le matériel étaient plus que rudimentaires. Il faut dire que, malgré la maxime de Juvénal, souvent citée lors des distributions de prix, Mens sana in corpore sano, beaucoup de forts en thème mettaient un point d'honneur à être nuls dans les disciplines sportives.

C'était un grand moment dans une année scolaire que la fête du lycée. Un certain nombre d'élèves la préparaient avec soin, répétant assidûment les morceaux de musique et les pièces de théâtre qui devaient être interprétés devant un public de camarades et de parents.

Je retrouve dans le programme de 1934 les noms de deux de nos condisciples, Jean Gaspard, qui joua au violon la Marche turque, et Pierre Vuillemin, qui exécuta une chacone au piano. René Jançon, fils de l'instituteur de Vaivre, débita deux monologues et interpréta le rôle de Léandre dans le Médecin malgré lui, où Albert Chassagne jouait Sganarelle.

Je relève dans un autre programme des noms également connus, comme celui de Jeanne Monnot, aujourd'hui Madame Chemithe, de Marie-Louise Nauroy, fille de notre professeur de sciences naturelles, et de Renée Travaillot, qui fut plus tard professeur au lycée.

Ces fêtes donnaient aux élèves l'occasion de faire preuve de leurs talents, ce qui n'était pas mon cas. Comme je l'ai dit précédemment, ma mère m'avait fait apprendre le violon à Lure. Je continuai à prendre des leçons à Vesoul, mais mon maître, Samson, n'était pas très sympathique et je n'étais pas très motivé. D'autre part, j'avais de plus en plus de travail scolaire, si bien que maman abandonna la partie, à son grand regret.

J'eus ainsi davantage de temps à passer à Quincey le jeudi, jour de sortie. Si je me souviens bien, mes parents venaient me chercher au lycée dans la matinée. Nous allions au marché, où l'on rencontrait toujours des personnes de connaissance. L'après-midi consistait la plupart du temps à faire des devoirs, sauf si j'avais à jouer au football sur le terrain des Allées. En tout état de cause, il fallait retourner au bahut pour le repas de 20 heures. La permission du dimanche était un peu plus longue, car j'avais le droit de sortir le samedi soir après l'étude, à savoir à 19 heures.

Un jour, mon père vint me chercher un peu plus tôt. Il eut par la suite des ennuis avec la direction, qui menaçait de me faire passer devant le conseil de discipline. À l'époque, on ne plaisantait pas avec le règlement.

Le dimanche à Quincey me permettait de dormir, mais j'avais aussi du travail à faire, en général du latin et de l'allemand, langue que mes parents avaient apprise à l'école, surtout ma mère chez Mademoiselle Foltzer, une Alsacienne qui enseignait à l'École Normale de Vesoul. Maman en savait encore assez pour m'aider dans mes débuts. Quant au latin, j'étais obligé de me débrouiller seul dans cette discipline difficile, mais où je réussissais bien.

Le dimanche comme le jeudi, il fallait impérativement rentrer au lycée avant 20 heures.

Le lundi à 8 heures, nous retrouvions en classe nos camarades externes auxquels étaient venues se joindre, à la rentrée de 1934, des jeunes filles de l'ancien Cours secondaire. La mixité du Lycée Gérome était une véritable révolution dans le contexte de l'époque. Chez les internes, la nouvelle fit l'effet d'une bombe, si bien que M. Malrieu, jeune et brillant professeur de latin, crut bon de consacrer à un pareil événement son discours de distribution des prix en juillet 1935. Il soulignait avec une remarquable éloquence que cette année de cohabitation entre filles et garçons avait été un succès, qu'il régnait entre eux « une bonne et franche camaraderie », une « saine émulation ».

Une photo de groupe datant de cette époque nous montre une trentaine d'élèves devant les arcades de la cour des externes, dix filles devant, avec La Gouache, le professeur de dessin, et tous les garçons derrière, soigneusement peignés et vêtus pour la circonstance.

Il est à noter qu'après la Première Guerre mondiale l'uniforme avait disparu, sans doute en réaction contre la terrible époque bleu horizon. Seules subsistaient encore quelques casquettes comme celles des anciennes générations. J'en portais une au début de mes études secondaires, l'arborant fièrement en signe d'appartenance au corps des bahutiens, de même que je portais à la boutonnière l'insigne de l'Union Sportive du Lycée Gérome.

Si dans les années 1930 l'enseignement secondaire s'ouvrait un peu aux classes moyennes, cette évolution n'avait rien de commun avec le principe du collège unique. La nation entrouvrait la porte d'accès à la promotion sociale, mais avec parcimonie. Nous étions, sans trop le savoir, des privilégiés, mais nos privilèges n'étaient pas donnés. Nous devions les payer chaque jour par notre travail et l'acceptation d'une discipline rigoureuse. Certains déclaraient forfait, comme mon camarade Jean Gaspard, qui quitta le lycée en 5ème. Et dans notre classe le niveau était très bon. Les palmarès sont éloquents : presque chaque année, le conseil des professeurs devait attribuer deux prix d'excellence, l'un à Caquot[1], l'autre à Vuillemin. Inutile d'ajouter que ces deux sujets exceptionnels raflaient la plupart des prix, et qu'il fallait beaucoup de mérite aux autres pour s'imposer dans la compétition. Je citerai ici, dans le désordre, quelques noms comme André Ladouce, Claude Hasselot, Jean Rance, Marcel Dufils, Jean Morel, François Jamey.

L'origine sociale des élèves jouait, je crois, un rôle mineur, hormis pour André Caquot, dont le père était ingénieur des chemins de fer et dont l'oncle n'était autre qu'Albert Caquot, membre de l'Académie des Sciences. Nous avions dans nos rangs quelques enfants de fonctionnaires et de militaires, fils de préfets, d'officiers ou de responsables de services administratifs envoyés pour quelque temps dans un petit chef-lieu de département, mais le gros de la troupe se composait essentiellement de Haut-Saônois bon teint, fils ou filles de notaires, de médecins, d'enseignants, d'artisans, d'agriculteurs. Un ensemble en somme assez homogène, sur lequel tranchaient parfois les noms aristocratiques des officiers de cavalerie tels de Laclos ou de Rohan-Chabot.

S'il y avait disparité, c'était plutôt entre externes et internes, ces derniers souvent boursiers constituant une sorte de confraternité soudée par des années de vie commune. Cette existence quelque peu monacale et militaire à la fois, poursuivie pendant six ou sept ans, a été pour moi décisive à plusieurs égards. J'y ai noué des liens d'amitié pour la vie, j'y ai appris le travail intellectuel, j'y ai découvert les origines de la culture occidentale, ce que l'on appelait les humanités et qui de nos jours n'est plus guère qu'un souvenir.

Voilà ce que nous ont enseigné nos vieux maîtres, dans les vieilles salles du lycée, avec de vieux bouquins sans images en couleur et souvent griffonnés par des générations de potaches. Nous n'avions ni radio, ni télévision, ni ordinateurs ni portables, mais nous savions écrire le français, faire un thème latin ou allemand, réciter du Racine, du Goethe ou du Virgile. Voilà ce que signifiait l'inscription gravée au-dessus de la porte des externes : Gymnasium Deo, patriae et bonis artibus.

Tout cela, me direz-vous, était plutôt austère pour de jeunes garçons. Il est certain que dans les lycées de la République, l'éducation n'était pas sans rappeler l'époque des Pères Jésuites et du Premier Empire. Cependant nous avions aussi, heureusement, des moments de détente, y compris pendant les heures d'étude, surtout la plus tardive, entre 19 et 20 heures. Nous avions alors la permission de lire des romans et d'écrire des lettres. Il arrivait alors qu'un quidam introduise un livre interdit, que tout le monde lisait en tapinois, ou bien qu'un plaisantin invente une farce pour amuser la galerie. Personnellement, je pense ne jamais m'être ennuyé au lycée.

L'année scolaire se terminait toujours avec solennité par la distribution des prix, à la veille du 14 juillet. Cette manifestation était présidée par une personnalité politique ou par le président de l'Association amicale des anciens élèves du Lycée Gérome. La fanfare du 11ème Régiment de Chasseurs à cheval, stationné au Quartier Luxembourg, l'animait grâce à des airs martiaux.

Le discours d'usage représentait le côté culturel de la séance. Il était prononcé par un professeur nouveau dans l'établissement, donc généralement jeune. En 1934, ce fut le tour d'un agrégé de philosophie, M. Lautman, frais émoulu de l'ENS, en 1935 celui de M. Malrieu, agrégé des lettres, qui devait terminer sa carrière comme directeur de la Cité Universitaire de Paris, en 1936 celui de M. Dufrenne, agrégé de philosophie, en 1939 de M. de Saint-Jacob, agrégé d'histoire, mort prématurément et qui a donné son nom à une salle de la Faculté des Lettres de Dijon. Inutile d'ajouter que ces distingués enseignants ne faisaient pas de vieux os dans une petite ville de province où l'Administration les avait envoyés en pénitence.

Le 14 juillet marquait le début des grandes vacances, qui duraient jusqu'au 1er octobre. L'enseignement primaire n'était en vacances que le 1er août, si bien que mes parents travaillaient deux semaines de plus que moi. Pour les autres congés, à Noël et à Pâques, le primaire et le secondaire étaient à peu près à égalité.

Les lycéens, surtout les internes, étaient bien contents de retrouver leur liberté après un trimestre de contraintes et de labeur. La plupart d'entre eux passaient les mois d'été dans leur famille et dans la région. Les voyages étaient en général limités et assez rares, la mode n'étant pas au tourisme de masse.

Pour mon compte personnel, je faisais traditionnellement des séjours prolongés dans mon pays  natal, à Fougerolles et dans les alentours. J'y retrouvais mes grands-parents, mon oncle, mes tantes, mes cousines et la nombreuse parenté de ma mère, disséminée à travers la campagne fougerollaise. Je m'y sentais tellement chez moi, tellement choyé par ma famille que je laissais mes parents partir sans moi pour de brefs voyages en Alsace, dans le Jura ou les Alpes.

Je garde de cette époque quelques photographies anciennes : je suis à califourchon sur le cyclomoteur de ma tante Marie-Louise, avec mes cousines Jeannine et Edmée,

 nous sommes assis tous les trois sur le marchepied de la Citroën C4 de mon père,

nous sommes campés sur le grand balcon de la tonnellerie, où j'ai passé tant de moments heureux les soirs d'été. Ou bien encore nous voici, maman, ma cousine et moi à Quincey, aux grottes de Champdamoy, à la Motte.

 

Il faut signaler ici un événement important survenu en 1935, à savoir l'acquisition par mes parents, en mai de cette année-là, d'une grande partie de la propriété Richard. Le lot qui nous échut comprenait la cour située au fond de l'impasse, la maison principale, le jardin et le verger.

Cet achat permettait à mon père de remiser sa voiture dans la grange et de s'adonner au jardinage et à l'arboriculture. Il dut accomplir un dur labeur pour remettre en état une vaste propriété depuis longtemps mal entretenue. Mais ce travail lui convenait, car il adorait les travaux de la terre et toute la famille profitait du jardin, du verger et du calme de la nature. Une fois passée la porte de notre verger, nous avions des kilomètres de bosquets, de prés, de vignes et de friches à notre disposition. Quelle aubaine pour moi et mes petits camarades de Quincey et d'ailleurs !

Par ailleurs nous fîmes, ces années-là, plusieurs séjours au bord de la mer. Ma mère, conseillée par les médecins depuis notre premier voyage en Bretagne en 1929, estimait que les bains de mer me seraient salutaires, ainsi qu'à elle-même. De plus, mon père voyageait alors volontiers, y compris avec sa C4.

C'est ainsi qu'en août 1933 nous prîmes le chemin des Côtes-du-Nord, voyage interminable qui dura deux jours. J'avais onze ans et ma cousine Jeannine, qui nous accompagnait, en avait sept. Les routes n'étaient pas encombrées, mais les autos ne roulaient pas vite. Pour les enfants, un pareil voyage était fastidieux. Nous comptions les moulins à vent et les troupeaux de moutons. Nous finîmes par arriver du côté de Paimpol, à Ploubazlanec, plus précisément au hameau de Pors Éven.

Quelle ne fut pas notre stupéfaction lors de notre arrivée à l'hôtel d'y rencontrer …le frère de mon père, la tante Renée et mon cousin Roger. Mais cette coïncidence n'était pas tout à fait fortuite, car les uns et les autres avaient trouvé la même adresse dans l'École libératrice, le journal des instituteurs.

Le pittoresque des côtes rocheuses, les petits ports de pêche, la rude vie des marins partis pêcher la morue en Islande nous impressionnèrent. Je suis retourné là-bas presque trois-quarts de siècle plus tard. La nature est toujours là, mais dans le port de Paimpol les bateaux de plaisance ont remplacé les goélettes, et au marché les coiffes des Bretonnes ont disparu.

En 1934, mes parents décidèrent de mettre le cap vers le sud. Nous partîmes, par la route Napoléon, jusqu'à Gap, puis le lendemain vers Nice, où mon père devait assister à une réunion concernant, me semble-t-il, la fondation de la MAAIF. Le but de notre voyage était de prendre nos vacances à Sanary-sur-Mer. Les photos prises par maman montrent mon père et notre logeur jouant aux boules avec moi sous les palmiers du quai,

 des cuirassés dans la rade de Toulon, un transatlantique à La Ciotat, des oliviers dans l'arrière-pays varois, enfin quelques monuments romains en Provence, sur le chemin du retour. Nous ne savions pas que nous avions côtoyé à Sanary tout un groupe d'écrivains allemands célèbres, réfugiés là-bas pour échapper aux nazis.

L'année 1936 nous ramena en Bretagne, cette fois à Pornichet près de La Baule. Les plages étaient superbes, les rochers aussi. Nous entreprîmes plusieurs excursions intéressantes, en particulier à Guérande, où maman fit des photos réussies des vieux remparts. Mais mon souvenir le plus marquant concerne les Jeux Olympiques de Berlin, qui se déroulèrent en août et que je suivis avec passion dans la presse sportive.

1936 était également l'année des premiers congés payés, une vraie révolution dans le monde du travail. À Pornichet comme ailleurs, les premiers ouvriers parisiens apparurent sur les plages.

J'omettais de raconter qu'au cours des étés 1934, 1935 et 1936, j'étais un fervent admirateur des coureurs du Tour de France, que je suivais jour après jour dans le journal L'Auto. Je lisais ce quotidien, imprimé sur papier jaune, de la première ligne à la dernière, en dépit du style pompier de ses articles. Je savais tout sur Antonin Magne, vainqueur du Tour en 1934, de même que sur ses coéquipiers Archambaud, Lapébie, Speicher, Louviot et Vietto, que nous allions voir pédaler au Ballon d'Alsace. Le dérailleur n'étant pas autorisé, ils s'arrêtaient au sommet et retournaient leur roue de derrière pour changer de braquet. Tous avaient un boyau, voire deux, en bandoulière pour réparer en cas de crevaison. Les routes n'étant pas toutes bonnes, les pannes étaient fréquentes et les accidents aussi. L'équipe de France, plusieurs fois victorieuse auparavant, s'effondra en 1935 au profit des Belges, d'abord Romain Maës, puis Sylvère Maës en 1936. À l'époque, on ne parlait pas de dopage, et le Tour n'était pas mondialisé comme aujourd'hui.

Je terminai mes vacances de 1936 par un séjour à Villersexel, chez Pierre Vuillemin. Comme il sortait parfois le dimanche chez nous, sa mère m'invitait chaque année à passer quelques jours chez eux. Nous nous connaissions un peu avant 1933, et ceci pour deux raisons. La première tenait à un lien de parenté entre M. Vuillemin, vétérinaire à Villersexel, et son cousin Auguste Vuillemin, de Fougerolles. La deuxième concernait la famille Chatelot, famille de médecins dont descendait Pierre du côté maternel. Son grand-père avait soigné ma mère avant son mariage, et la famille Nurdin lorsqu'elle habitait à Villers-la-Ville. Et plus tard, c'était l'oncle de Pierre qui venait me soigner à Arpenans.

À Villersexel, je me sentais donc un peu chez moi. Je m'y rendais par le chemin de fer vicinal qui, venant de Vesoul, faisait halte à la petite gare de Quincey, près de la scierie Chevillard. Le petit train s'arrêtait dans presque tous les villages, chargeant des marchandises et des gens du coin, parmi lesquels des paysannes allant vendre leurs volailles et leurs œufs au marché. Le spectacle était coloré à souhait. C'était l'époque où l'on prenait son temps, du moins à la campagne.

La vie à Villersexel était d'un calme absolu, mais nous ne connaissions pas l'ennui. Au centre du bourg, il y avait quelques boutiques dont la librairie de M. Vuillemin, l'oncle de Pierre. Ce libraire avait été, comme le vétérinaire, élève au lycée de Vesoul. Il nous laissait fouiller dans les bouquins et feuilleter ceux qui nous intéressaient. C'est ainsi que nous avons découvert, à la veille de la guerre, les prophéties de Nostradamus, dont nous tentions d'appliquer les prédictions sibyllines à la situation de notre époque.

Nous faisions du vélo et du tennis. La vallée de l'Ognon, à la limite du Doubs et de la Haute-Saône, ne manque pas de charme. Et Villersexel avait déjà l'avantage de posséder un court de tennis sur lequel nous pouvions jouer à peu près chaque jour. Là encore, je possède des photos où je figure avec Pierre, sa sœur Janine, sa tante Marie-Rose, l'épouse du Dr Chatelot.

Ce n'était pas tout. Pierre Vuillemin n'était pas doué qu'en sciences et en lettres, mais aussi en dessin et en musique. Ce sont du reste ses dons artistiques qui le poussèrent plus tard à faire carrière dans le cinéma.

Pour passer agréablement le temps, nous avions formé un petit orchestre dans lequel mon ami jouait du piano et moi du banjo, instrument plus maniable que le violon. Nous interprétions les airs à la mode, ceux de Vincent Scotto et de Ray Ventura. Tino Rossi était alors au sommet de sa carrière, ainsi que Maurice Chevalier. Parmi les nombreuses chansons de ces années 1930, deux étaient particulièrement comiques et eurent un grand succès : Au Lycée Papillon et Tout va très bien, Madame la marquise.

Si cette antienne est restée célèbre, c'est sans doute parce qu'elle était parfaitement adaptée à la situation de l'époque. Nous vivions sans le savoir les dernières années de la Troisième République. Le peuple français venait de consentir des sacrifices inouïs durant la guerre. Vers 1930, il était confronté à la crise économique touchant l'Europe après les États-Unis. En fait, la situation générale était inquiétante, mais on préférait l'ignorer.

Jusqu'au moment où, le 6 février 1934, éclatent à Paris les sanglantes émeutes déclenchées par l'affaire Stavisky et suivies des grèves générales du 12 février, la République parlementaire chancelle, les cabinets radicaux-socialistes tombent les uns après les autres, pris en tenailles entre les ligues d'extrême-droite et les mouvements d'extrême-gauche. Désormais le fossé se creuse entre les idéologies opposées. La France va mal au moment où, en mai 1936, le Front Populaire remporte les élections et vote, en juin, les Accords Matignon, les lois sociales sur les congés payés, les conventions collectives, la semaine de 40 heures.

Ces réformes sociales étaient intempestives dans une Europe où sévissaient des régimes comme le fascisme italien et le nazisme. En Allemagne, Hitler avait, dès 1933, instauré la dictature du parti unique, ouvert des camps de concentration, annihilé les opposants. En 1934, il avait écrasé les SA et s'était proclamé président du Reich à la mort de Hindenburg. En 1935, il avait rattaché la Sarre à l'Allemagne, réintroduit le service militaire et fait promulguer les lois antisémites. Enfin, en 1936, il réoccupa la Rhénanie en mars et fit des Jeux Olympiques de Berlin une démonstration de force.

Inutile de dire que tous ces événements, français et allemands, avaient des répercussions directes dans notre famille, au sein de laquelle s'exprimaient des opinions divergentes.

Mon père avait adhéré dans les années 1920 à la SFIO, comme ses amis instituteurs Jacquot, Gaspard et Jeannin, comme quelques villageois d'Arpenans et, si ma mémoire est bonne, l'oncle de Pierre Vuillemin, le libraire de Villersexel. Les réunions se tenaient à Villersexel ou à Lure, le chef-lieu d'arrondissement.

Cotin, un ouvrier, fut élu député et maire de Lure en 1928, et en 1932 ce fut le tour de Frossard, soutenu par Vincent Auriol en personne.

Oscar Louis Frossard, originaire du Territoire de Belfort, instituteur et journaliste, resta député de Lure de 1932 à 1940, et maire de Ronchamp jusqu'à sa mort en 1946. Il fut ministre en 1936, 1938 et 1940. Remarquable orateur, il joua un rôle déterminant au Congrès de Tours (1920), après avoir auparavant représenté le socialisme français à Moscou. En rupture avec le Parti Communiste dans les années 1920, il fit donc carrière à la SFIO mais avec un opportunisme qui le mena à voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Son fils André poursuivit ce glissement de la gauche vers la droite par sa conversion au catholicisme, racontée dans un ouvrage qui fit grand bruit : Dieu existe, je l'ai rencontré (1968).

Avant de dire pourquoi Frossard intéressait la famille Nurdin, je voudrais évoquer ici un autre homme politique de gauche dont il était souvent question chez nous. Il s'agit de Georges Cogniot[2] (1901-1978), que ma mère a connu enfant lorsqu'elle était à l'École Normale. Né dans un village perdu de la Haute-Saône, Cogniot fréquenta le Lycée Gérome de 1908 à 1919, c'est-à-dire l'année où mon père, rentrant de captivité, y était surveillant.

Supérieurement doué, le jeune boursier entra à l'École Normale Supérieure et passa l'agrégation de lettres. Ayant adhéré très jeune au Parti Communiste, il quitta l'enseignement en 1928 pour se consacrer à ses nombreuses activités politiques et syndicales, sur le plan national et international.

Dans les années 1930, il se consacra au mouvement antifasciste, fut élu député de Paris en 1936 et représentant du PCF à l'Internationale à Moscou, où il vécut à plusieurs reprises avant et après la guerre, notamment comme rédacteur en chef de L'Humanité au moment des procès contre les trotskistes (1938) et du 20ème Congrès du PCUS (1956).

Maîtrisant admirablement, non seulement les langues anciennes, mais aussi plusieurs langues étrangères, Cogniot traduisit pour la délégation française le fameux rapport de Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Personnalité complexe, militant engagé et esprit surdoué, il laisse une œuvre politique, sociale et philosophique considérable.

Il incarnait, quelles que soient ses opinions politiques, pour des enseignants comme mes parents, l'idéal de la méritocratie républicaine, l'élite intellectuelle de la France formée dans la plus prestigieuse des écoles, l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm.

Tel était aussi le cas d'Edouard Herriot et de Léon Blum. Mon grand-père tenait Herriot pour son  "chef de file", mon oncle Jean Nurdin et son épouse Renée avaient chez eux le portrait de Blum. Et c'est pour soutenir l'action de Blum et de Frossard que mon oncle et ma tante quittèrent, au début des années 1930, la région de Gray pour enseigner dans le bassin minier de Ronchamp, ville dont Frossard était maire. Ils purent désormais militer à volonté pour la SFIO, participer aux campagnes électorales et faire de la propagande auprès des populations laborieuses de l'arrondissement de Lure.

En fait, mon oncle avait beaucoup moins la fibre militante que sa femme. Élevé à la campagne comme mon père, il préférait la vie dans la nature aux joutes politiques.

Ma tante, fille d'un sculpteur sur bois de Saint-Loup, était une femme intelligente et moderne qui cherchait sincèrement à améliorer le sort du peuple. Dans la famille et ailleurs, elle était naturellement très critiquée, une femme étant censée s'occuper de son ménage. Lorsqu'au lendemain de la guerre de 1939-1945 elle se présenta comme suppléante aux élections législatives, ni mon grand-père ni mon père ne votèrent pour elle. Le seul suffrage qu'elle eut dans la famille, à part celui de son mari, fut le bulletin de mon grand-oncle Pol, frère de mon grand-père.

J'ai déjà évoqué précédemment les discussions politiques qui terminaient les repas de famille à La Vaivre, lorsque nous étions réunis chez ma grand-mère. SFIO et radical-socialisme, Blum et Herriot, ma tante et mon grand-père : l'affrontement portait sur la société socialiste, la république bourgeoise, le bolchevisme, le fascisme, le pacifisme, le capitalisme.

Vers 1936, l'année du Front Populaire, les passions se déchaînaient. On voyait certains faire des volte-faces inouïes, comme Jacques Doriot, secrétaire général des Jeunesses Communistes, maire de Saint-Denis, qui, exclu du PCF, lança le Parti Populaire Français d'orientation fasciste.

En ces temps de trouble et d'incertitude, les extrêmes envoûtaient les esprits déboussolés. En Allemagne, des communistes votaient pour Hitler. En France, les ligues d'extrême-droite recrutaient. Les Croix de feu du colonel de La Rocque, mouvement d'anciens combattants fondé en 1927, comptaient 260 000 adhérents en 1935 et avaient une audience politique considérable. Ils avaient participé, de manière assez pacifique, aux manifestations nationalistes et antiparlementaires des 5 et 6 février 1934. Après la dissolution des ligues de droite en 1936, de La Rocque créa le PSF (Parti Social Français).

Nous étions, mes parents et moi, assez bien renseignés sur ces mouvements, pour la simple raison que l'oncle Henri était partisan des Croix de feu et vouait aux gémonies le Front Populaire, Blum et la plèbe. Ses prises de position véhémentes n'ont heureusement jamais affecté nos relations familiales.

Avant de mettre un point final à ce chapitre, je ne saurais oublier quelques événements qui ont marqué les esprits. Plusieurs furent dramatiques, comme la mort de Briand en mars et celle de Doumer en mai 1932. Avec la disparition d'Aristide Briand, c'était une période de paix et de rapprochement avec l'Allemagne qui se terminait. Avec l'assassinat du président de la République Paul Doumer s'en allait un homme austère et vertueux, lui aussi symbole de la méritocratie républicaine, puisque issu d'une humble famille du Cantal il était parvenu au sommet de la hiérarchie. Il avait perdu quatre fils sur cinq en 1914-1918 et avait donc bien mérité de la patrie. C'est pourquoi les Leyval avaient le plus grand attachement envers lui, d'autant plus qu'il était l'ami de la famille Remy du Val-d'Ajol, elle-même très liée à ma tante Gabrielle, comme je l'ai rappelé dans un autre chapitre.

La fin de l'année 1933 fut marquée par une nouvelle catastrophe, le terrible accident de chemin de fer de Lagny, qui provoqua la mort de plus de 200 personnes, dont celle du député-maire de Vesoul Paul Morel. Paul Morel était le grand-père de Simone Morel, notre camarade  de classe au lycée. Je me souviens encore de l'immense émotion qui s'empara de Vesoul et de sa région en ces derniers jours de décembre 1933. L'élection du Haut-Saônois Jules Jeanneney à la présidence du Sénat l'année précédente compensait bien mal cette tragédie.

 

L'été 1934 devait m'apporter une expérience importante, à savoir une première excursion en territoire allemand. L'oncle Henri, ingénieur électricien à Nancy, avait des contacts fréquents avec la Sarre. Un beau jour, il nous emmena, mes parents et moi, à Sarrebruck. J'en ai retenu qu'au restaurant on mangeait sans pain et que le gibier en sauce était servi avec de la confiture de groseilles. J'en conclus que les Allemands avaient des goûts bizarres, jusqu'au jour où j'appris que cet étrange mélange avait une utilité bien précise. Mais ce qui me frappa surtout, ce furent les drapeaux à croix gammée et les saluts hitlériens le long de la route.

Lorsque le 13 janvier 1935 le plébiscite de la Sarre donna plus de 90% des voix pour le rattachement au Reich, je n'en fus guère surpris.

Hitler fit encore mieux le 29 mars 1936 après la réoccupation de la Rhénanie, puisqu'il obtint 99% de oui. Des années plus tard, un ami allemand m'expliqua le déroulement du scrutin : des SA en uniforme distribuaient devant les bureaux de vote des bulletins Ja, et ceux qui par malheur mettaient dans l'urne un bulletin Nein étaient vite repérés…