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Connaître ses blessures, Pascal Ide,

éditions de l’Emmanuel, 1992, 320 pages

 

 

Pascal Ide, né en 1957, est médecin, prêtre, docteur en philosophie, théologien, et membre de la communauté de l’Emmanuel. Il a écrit :

Travailler avec méthode, c’est réussir

Construire sa personnalité

L’art de penser

 

Notre époque parle de plus en plus de blessure intérieure, notamment dans les milieux du Renouveau charismatique. Mais paradoxalement, il n’existait encore sur ce sujet aucun ouvrage de synthèse, intégrant les points de vue des sciences humaines, de la philosophie et de la foi. Cette lacune est désormais comblée avec le livre de Pascal Ide.

 

Le plan est très clair, on voit que l’auteur, en plus de ses nombreuses compétences, a l’esprit clair, et ça inspire confiance, surtout avec un sujet si complexe et si grave.

 

  1. Qu’est-ce que la blessure intérieure ?

Pascal Ide explique d’abord que l’homme n’est pas bon et innocent, contrairement à la vision utopique du New Age, qui refuse le péché et la rédemption. Il n’est pas non plus foncièrement corrompu, contrairement à la vision pessimiste de Luther. La position humaine et chrétienne est à la fois réaliste et pleine d’espérance. Certes l’homme est faible, mais il est fondamentalement bon. La blessure, la fragilité n’altèrent pas sa bonté profonde.

 

Mais qu’est-ce qu’une blessure intérieure ? On parle de « parole blessante », par exemple. C’est quelque chose qui fait mal, que nous subissons, qui laisse des traces. Elle nous prive de quelque chose (notre réputation, par exemple) : la blessure est donc un manque.

Une parole dure ne blesse pas forcément si elle est dite avec délicatesse. Donc douleur et blessure, même si elles sont liées, sont des choses différentes.

La blessure intérieure est une privation, elle altère notre unité, mais nos forces demeurent intactes. Dès lors, des conflits surviennent en nous. La blessure est un obstacle opposé au plein épanouissement d’une faculté humaine. Autrement dit, l’homme est blessé parce qu’il est bon. La blessure n’est pas due à un moteur défaillant mais à la mauvaise conduite d’une bonne voiture.

L’auteur distingue blessure et péché. D’abord éviter deux erreurs, le moralisme et le psychologisme. Le moralisme c’est dire : « Allons, avec un peu de volonté, ça ira mieux », le psychologisme : « Ce n’est pas grave, vous n’avez pas fait exprès. »

« Ces deux conceptions tronquent l’homme d’une partie de son humanité. »

La blessure est simplement la privation d’un bien. Le péché, c’est le contraire d’un bien. La blessure est subie, inconsciente. Le péché est volontaire, conscient.

Nous sommes tous blessés mais à des degrés et des profondeurs divers.

L’auteur explique le concept de surdétermination : la double motivation, une motivation consciente et vertueuse, qui en cache une inconsciente et beaucoup moins avouable. Un exemple, donné par sainte Thérèse de l’Enfant Jésus :

« Une novice vient-elle lui dire :’Je suis découragée de ne pouvoir vous imiter dans votre amour si délicat envers le Bon Dieu’, elle percevra immédiatement, non pas l’apparent bon vouloir auquel un observateur superficiel aurait pu se laisser prendre, mais bien la subtile jalousie qui se dévoile ainsi. Et sans hésiter elle répond : ‘Chaque fois que vous éprouverez cette tentation, vous ferez la prière suivante : Mon Dieu, je vous remercie de ne pas avoir un seul sentiment délicat, et je me réjouis d’en voir aux autres’. »

On voit que sainte Thérèse était une pédagogue remarquable, dans sa fonction de maîtresse des novices.

Quand une blessure est très profonde, ça donne une psychose. À un degré moindre, on a des névroses de toute sorte, plus ou moins graves.

« Plus les désirs qui habitent l’homme sont puissants, plus ils le rendent vulnérable. Les blessures sont les plus profondes chez les personnalités les plus riches : vulnérabilité va de pair avec richesse intérieure. »

 

Comment reconnaître une blessure intérieure ? Il y a différents symptômes :

Divers comportements qui sont des mécanismes de défense : la raideur, l’étourderie, l’esprit de contradiction, l’ironie et l’humour.

Les symptômes affectifs sont la tristesse, la culpabilité, l’angoisse, l’agressivité ou la fuite, et surtout la peur (la peur est le moteur principal sinon exclusif des défenses qui raidissent l’individu), la timidité.

Un moyen simple de repérer une blessure : comment réagissons-nous à un compliment ? La seule réaction normale est de dire simplement merci.

Bien sûr, ces signes pris isolément ne suffisent pas. Il y a des natures raides ou émotives, il y a des tristesses légitimes. Il n’est pas toujours facile de distinguer blessure et péché. La blessure peut mimer le péché, présenter les mêmes symptômes. Il y a là un discernement très délicat à faire.

 

  1. Les causes des blessures intérieures.

Les blessures de la vie : les deuils sont inévitables, il y a les injustices, il y a les nombreuses petites blessures quotidiennes qui se résolvent en grande partie dans nos rêves la nuit. Il y a les pardons refusés, qui sont une des causes les plus fréquentes de blessure.

L’éducation est forcément frustrante, car l’enfant doit apprendre à se séparer de sa mère, sans quoi il connaîtrait une carence spirituelle autrement grave. Mais l’éducation peut être très blessante s’il y a trop de crainte. L’éducation doit apprendre à l’enfant la découverte du différent.

« L’amour c’est la pure attention à l’existence d’autrui » (Cardinal Suenens).

Tout adulte a parfois des régressions, mais si c’est habituel, on peut suspecter une blessure. D’autre part, toutes les blessures ne remontent pas forcément à la petite enfance.

 

L’auteur se demande ensuite si nous sommes responsables de toutes nos blessures. Le péché originel est la plus grande blessure qui soit. La blessure est parfois source de péché, ou conséquence du péché, ou les deux, ou contemporaine du péché mais ni cause ni conséquence.

De plus, beaucoup de blessures sont indépendantes du péché car elles datent de la petite enfance.

Reconnaître qu’on est blessé, c’est accepter ses limites, en bien comme en mal. Il ne faut donc pas trop nous accuser nous-mêmes. La culpabilité est une réalité complexe. Il faut éviter là aussi le psychologisme et le moralisme.

Le psychologisme identifie péché et blessure, le sentiment de culpabilité serait pathologique, mais il ne faut pas séparer l’intention et l’acte.

Le moralisme ignore la complexité de l’homme, annule la blessure et réduit toute conduite déshumanisante au volontaire pécheur.

Mais « la ligne de partage entre l’égocentrisme et la disponibilité à autrui passe au travers de l’intention même, et non entre l’intérieur et l’extérieur » (Paul Ricoeur).

Une culpabilité morale normale se compose de quatre éléments : une faute réelle grave, la conscience de la commettre, la volonté de la commettre, et comme conséquence le désir de réparer. Si l’un de ces éléments est absent, il s’agit d’une culpabilité blessée. Celui qui culpabilise a parfois bonne conscience de ruminer sa faute, mais le repli sur soi narcissique n’est qu’un signe de blessure. La vraie culpabilité nous tourne vers Dieu, alors elle devient repentir.

« Une des grandes leçons que la découverte de la blessure et de la surdétermination universelle de nos actes permet de tirer est, à notre égard, l’humilité, et quant aux autres, la réserve et la modestie dans nos jugements. »

Jésus a dit à sainte Catherine de Sienne : « Ne t’occupe pas de juger autrui. Le jugement m’appartient. À toi, j’ai donné comme mission la miséricorde. »

 

Dernières sortes de blessures : celles qui sont en relation avec Dieu. Il y a celle qu’il ne veut jamais (le péché), celle qu’il permet parfois (la blessure psychologique), et celle qu’il veut toujours (la blessure d’amour divin).

Dieu ne peut vouloir le péché mais il éprouve de la compassion pour l’homme. Il permet certaines blessures psychologiques parce qu’elles nous sont utiles, comme leçon pour comprendre qu’une chose est mauvaise, par exemple. Utiles aussi pour la maturité de l’amour :

« Seul un cœur blessé sait vraiment aimer, aimer en profondeur, donc avec fidélité : un amour joyeux manque souvent de profondeur. Il faut cette blessure pour que, de fait, l’amour puisse aller plus loin. »

La blessure est liée aussi au travail de détachement et de renoncement.

Quant à la blessure d’amour divin, c’est Dieu lui-même qui blesse par son amour et qui se fait désirer.

 

  1. Les différents types de blessures.

À l’origine, la sensibilité et l’agressivité étaient soumises à la volonté et à l’intelligence. Mais le péché originel a mis l’anarchie dans tout ça.

 

D’abord les blessures de l’agressivité : les passions, en soi, ne sont ni bonnes ni mauvaises, c’est ce qu’on en fait qui les rend bonnes ou mauvaises. L’homme peut dominer, intégrer sa vie affective, mais jamais totalement. Non maîtrisée, l’agressivité devient violence. La colère est une forme de meurtre (il y a des paroles qui tuent).

Quant à la pornographie, son objet est moins la sexualité que l’esclavage. La pornographie n’est que le marketing de la prostitution. Elle blesse l’homme en sa totalité : non seulement la sexualité et la combativité, mais aussi l’intelligence et la volonté dans leur capacité à respecter l’autre.

En résumé, l’affect est moralement neutre. À nous de le moraliser, c’est-à-dire de l’humaniser. Les causes de la violence sont une éducation trop autoritaire ou pas assez, et aussi tout manque d’amour, de justice ou de respect.

 

Il étudie ensuite les blessures de la sexualité, dont il a une conception réaliste et qu’il définit comme « un ensemble de dynamismes élémentaires et naturels, ordonnés à la transmission de la vie personnelle dans le don réciproque des personnes. » C’est une réalité complexe, pas totalement contrôlable, et qui évolue toujours. Les blessures sont de toutes sortes, avortement, homosexualité etc. Le refoulement de la pulsion a toutes les apparences de la chasteté, mais c’est une pseudo-vertu. Il y a une culpabilité venant de l’éducation, et de plus la société offre le spectacle d’une sexualité massivement mal intégrée, infantile, narcissique, alors que la sexualité adulte est altruiste.

 

Blessures de la volonté :

- la blessure du besoin d’être aimé, enraciné dans son origine, rattaché à sa source ;

- la blessure du besoin de s’affirmer, d’être reconnu, qui a pour conséquence la volonté de puissance (qui correspond à l’orgueil, comme faute) ;

- la blessure du besoin d’aimer. « À quarante ans, un homme doit avoir fait soit un enfant, soit un livre, soir un mur. » On pourrait même dire qu’il serait bon qu’il ait fait les trois.

 

Blessures du couple et de la famille :

- la non-acceptation de notre être sexué ;

- la perte du sens du mystère de l’autre ;

- la réduction du lien homme/femme à une complémentarité biologique et psychologique, alors que le mariage est un signe du mystère de Dieu ;

- la difficulté de croire et d’espérer en l’autre ;

- la peur de donner la vie à des enfants.

 

Le mot d’ordre général est donc : ne vous laissez pas conduire par vos impressions et vos sentiments, mais laissez-vous guérir par la vérité.

 

Enfin les blessures de l’intelligence. L’ignorance est une conséquence du péché originel, l’esprit est obscurci par rapport aux questions métaphysiques et éthiques.

« Tout péché habituel obscurcit dans l’intelligence le sens du bien et de l’autre. Celui qui a pris l’habitude d’exploiter ses ouvriers finit par ne plus s’en rendre compte. »

Causes :

- nous croyons que notre point de vue est le meilleur. « Par pli habituel, et parfois par volonté de puissance ou de sécurisation, l’intelligence devient comme opaque à un autre mode de procédé que le sien » ;

- la force de l’habitude, la difficulté à changer de schéma mental ;

- la prolifération de l’affectivité : « Il existe des péchés charnels qui enlèvent à l’esprit toute spiritualité » ;

- la prolifération des images parasite le travail intellectuel, la télé et les jeux vidéo rendent les enfants passifs, la société de consommation recherche la satisfaction immédiate et considère l’autre comme un objet.

Les blessures de l’intelligence sont liées :

- à l’oubli de l’être (les plus profondes) : c’est le scepticisme, on n’ose pas affirmer ‘ceci est’,  ‘ceci n’est pas’. On peut y répondre par la confiance. Au fond, notre intelligence incline naturellement vers le réel. « Je hais le réel mais c’est le seul endroit où je peux manger un bon hamburger » (Woody Allen).

- à l’oubli de l’un : c’est le fusionnel ou le pluralisme ;

- à l’oubli du vrai : quand on dit ‘ceci est vrai’, ‘ceci est faux’, on se fait traiter de dogmatique ou d’intolérant. Vatican II déclare que toute personne a droit à la liberté religieuse ;

- à l’oubli du bien : même problème avec le bien et le mal qu’avec le vrai et le faux. Actuellement une des plus profondes blessures de l’intelligence est la banalisation de l’avortement.

L’intelligence se guérit par la foi.

 

  1. Traitement des blessures intérieures

D’abord reconnaître qu’on est blessé. Par aveuglement ou amour-propre, on peut refuser de le reconnaître. En effet il peut être humiliant ou culpabilisant de dire qu’on a en soi des colères, des craintes, des désirs, des espoirs.

Il est important de décider de guérir mais en sachant que nous ne serons jamais totalement unifiés. La puissance des moyens humains est limitée, mais celle du Seigneur ne l’est pas.

 

Toute blessure doit-elle être guérie ? Ça dépend. Ste Thérèse de l’Enfant Jésus, par exemple, a dû guérir de certaines blessures pour progresser spirituellement. Mais la sainteté ne dépend pas du psychisme. Quelquefois il vaut mieux que certaines blessures ne guérissent pas, pour notre humilité et par imitation de Jésus-Christ, car son corps glorieux est plus beau et rayonnant blessé que s’il était intègre. De plus la blessure peut être fructueuse, c’est encore plus vrai de celles qui sont acceptées par amour du Christ. « La légère tribulation d’un instant nous prépare, jusqu’à l’excès, une masse éternelle de gloire », dit st Paul.

 

Remèdes physiques :

Voir d’abord s’il n’y a pas une cause organique. L’auteur conseille le sport, la gymnastique, la diététique, l’hygiène de vie ; le repos, la relaxation. « L’une des premières armes dont use le démon dans le combat spirituel est de nous surcharger de fatigue : celle-ci excuse la faute mais nous y prédispose aussi ». Certains médicaments psychotropes peuvent être utiles mais avec une grande prudence (problème de dépendance, notamment).

 

Remèdes psychologiques :

Apprendre à se connaître soi-même en observant par exemple ses rêves. Il existe toutes sortes de psychothérapies, avec des limites mais qui peuvent être utiles.

 

Remèdes éthiques :

Faire intervenir la liberté et la volonté, d’abord par l’exercice des vertus. L’amour de charité est la vertu thérapeutique par excellence. Mais l’efficacité est limitée car le travail vertueux n’atteint pas la cause du traumatisme, et il peut mener au découragement ou à l’orgueil.

L’auteur recommande certaines thérapies comportementales comme la méthode Vittoz, et enfin un traitement des causes : il faut reconnaître la blessure, reconnaître la faute donc la culpabilité.

Et puis, pardonner. On doit tout pardonner, mais ce n’est pas toujours possible. Le pardon est un chemin qui prend du temps.

 

Remèdes spirituels :

- Resituer la personne blessée face à Dieu. « La blessure est liée à la désunité et au conflit. Toute personne aspire à la paix qui est l’autre nom de la communion intérieure et extérieure. Le Créateur peut unifier tous les désirs de l’homme. »

- La psychologie et le bon sens affirment que c’est en s’oubliant soi-même pour se donner aux autres qu’on devient pleinement heureux. Il faut fixer notre pensée sur Dieu plutôt que sur notre faute.

- Les sacrements ont un caractère médicinal : l’eucharistie guérit les cœurs et assainit les intelligences ; l’adoration du Saint Sacrement aussi. La pénitence guérit les blessures qui sont conséquences du péché ou qui l’accompagnent.

- La Parole de Dieu guérit, notamment la lecture quotidienne des Psaumes.

- Il est bon aussi de faire une visite curative de la mémoire : Dieu n’efface pas nos mauvais souvenirs mais il vient nous réconcilier avec un événement.

 

En conclusion, Pascal Ide nous conseille de nous tourner vers Marie, qui a ignoré les blessures qu’engendre le péché, mais qui a connu, plus que tout autre, la blessure de l’amour divin :

« Tournons nos cœurs meurtris, nos intelligences obscurcies, nos psychismes affaiblis vers notre Mère, consolatrice des blessés, afin qu’elle hâte, par son intercession, l’heure de la guérison. »