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Jacques Fesch, Dans cinq heures je verrai Jésus (journal de prison), éd Sarment-Fayard collection Témoins de la lumière, 1989, 300 pages

 

 

Je vais vous raconter la triste histoire de Jacques Fesch.

Il est né en 1930, aux environs de Paris, dans une famille bourgeoise, apparentée au cardinal Fesch, oncle de Napoléon.

Le père banquier surdoué, autoritaire, incroyant, à la fois mondain et travailleur, une puissante personnalité qui écrase un peu son fils. La mère beaucoup plus douce gâtera son fils, petit dernier né après trois filles. Les parents ne s’entendent pas et finiront par se séparer.[1]

Jacques a pourtant une enfance normale. C’est un petit garçon sage, qui ne travaille pas beaucoup en classe, mais rien dans sa conduite ne laisse présager le drame futur. Il quittera le lycée à 19 ans, sans avoir passé son bac.

Cette inertie s’explique, au moins en partie, par des problèmes de croissance : dans sa quatorzième année il a grandi de 30 cm ! Marguerite Genzbittel, proviseure, dit dans La cause des élèves que certains jeunes pendant toute une période ne sont occupés qu’à grandir et n’ont pas d’énergie pour faire autre chose. Il semble que Jacques Fesch ait été dans ce cas, son organisme avait sans doute des carences qui expliqueraient son caractère mou, indécis, flottant.

Certains biographes l’ont présenté comme une brute et un être inculte. Pas du tout : c’était un garçon sensible, cultivé, rêvant de vivre dans la nature, écoeuré du matérialisme ambiant, un garçon très gentil mais manquant d’énergie. C’était aussi un garçon très beau, et très grand (il mesurait 1m 92).

 

À 16 ans il rencontre Pierrette, une lycéenne de son âge. Ils se marient très jeunes, à 21 ans, et leur fille Véronique naît peu après. Après quelques années de bonheur, les problèmes commencent : il vit plus ou moins séparé de Pierrette, sa mère lui prête de l’argent pour se lancer dans les affaires mais il le gaspille en s’achetant une voiture de sport, puis il se laisse influencer par un ami qui lui donne l’idée folle de partir en bateau aux îles Galapagos. Mais son père refuse de financer le projet.

« Un bateau, écrira Jacques Fesch, ça coûte très cher. On voit tout de suite qu’il va falloir se débrouiller pour en obtenir un. Une seule solution : voler. ‘Ah ! me dira-t-on, là je vous arrête. Jusqu’ici c’est du rêve, aussi stupide soit-il, mais on peut l’accepter. Vous auriez dû réagir.’ Non, j’ai accepté de voler, sans réagir ou presque, parce que cet acte découlait naturellement de ma façon de voir ».

Il ne peut échapper à la fascination de cette idée. En février 1954, avec deux complices, il passe à l’acte.

Jacques, pour intimider, a pris un revolver. Le hold-up rate, car les amateurs manquent de sang-froid. Jacques s’enfuit, affolé, et après quelques péripéties, pris de panique il tire sur un agent de police qui veut l’arrêter, il tire au hasard (car il est très myope et il a perdu ses lunettes dans la bagarre)[2], mais le hasard fait mal les choses : Jacques atteint l’agent de police en plein cœur et le tue. De plus, il s’agit d’un veuf, père d’une petite fille. L’arrestation sera assez violente, sur les photos on le voit avec le visage en sang.

 

Le voilà en prison. Quelques mois après, sa mère convertie depuis peu lui envoie un livre sur Fatima qui le frappe beaucoup, surtout l’idée qu’on puisse offrir sa vie pour réparer les péchés des hommes. Sa mère mourra d’ailleurs peu après, de cancer et de chagrin.

Autre influence chrétienne : son avocat, Me Baudet, est un chrétien fervent - Jacques Fesch l’appellera « la panthère de Dieu » - dont l’histoire n’est pas banale. Sa petite amie l’ayant quitté, Me Baudet pour oublier décide de voyager et s’embarque sur le premier bateau venu. Il se trouve que c’est un pèlerinage en Israël, et il se convertit avant même de débarquer.

Entre sa mère et son avocat, Jacques commence à réfléchir, et sa conversion arrivera quelques mois après : c’est en apprenant une infidélité de sa femme que dans sa souffrance il rencontre instantanément et définitivement l’amour de Dieu.

 

Le voilà donc chrétien. Dieu va remplir sa vie, qui avait été bien vide jusque-là. Il s’efforce de faire partager sa foi à ceux qu’il aime, son père, ses sœurs, sa femme, sa belle-mère, mais sa famille est sceptique sur sa conversion, on le soupçonne de chercher simplement une consolation dans la religion. Les seules personnes avec qui il peut vraiment échanger sont Me Baudet son avocat, et un jeune moine de La Pierre-Qui-Vire, frère Thomas, avec qui Jacques entretiendra une longue et magnifique correspondance dont une partie sera publiée en 1972 dans le livre Lumière sur l’échafaud[3].

La correspondance avec sa belle-mère sera publiée sous le titre Cellule 18.

 

Mais le livre qui nous intéresse aujourd’hui est son journal de prison, paru en 1989 sous le titre Dans 5 heures je verrai Jésus.

La vie de Jacques en prison est très dure. Solitude complète en cellule sauf une heure de promenade avec des chaînes aux mains, une demi-heure de parloir par semaine mais avec deux grilles espacées d’un mètre et un gardien pour surveiller, ça ne favorise pas vraiment la vie de famille. Droit à trois livres par semaine, à un colis par mois, et extinction des feux à 19 heures.

Dans ce milieu si étouffant, Jacques parviendra à organiser sa vie. Tous les jours il récite le chapelet, lit la messe du jour, la Bible. Il peut assister à la messe toutes les semaines. Il lit des vies de saints, se documente sur l’enfer, le paradis, la croix, bref il s’entraîne pour sa mort prochaine car il se doute de ce qui l’attend. Plus de trois ans après son arrestation, le procès aura enfin lieu, et il sera en effet condamné à mort.

 

Ce procès a fait couler beaucoup d’encre à l’époque, il a déchaîné les passions.

Le journaliste Frédéric Pottecher dira plus tard à la radio :

« C’était un garçon à part et nous avons parfaitement senti qu’il ne cachait rien (…). Un homme qui ne cache rien dans un box de cour d’assises, croyez-moi, c’est très rare. (…) Ce qu’il y avait en lui, moi je vais vous le dire (…). Il y avait (…) une certaine sainteté ».

F. Pottecher le juge aussi « un homme d’une trempe exceptionnelle, il a mené dans sa cellule une vie de haute qualité et cela est étonnant ».

Au procès, Jacques se bat comme un lion et avec succès pour faire innocenter ses deux complices, beaucoup plus que pour se défendre lui-même. Les haines se déchaînent contre lui, il est condamné d’avance. Beaucoup de gens se réjouissent de voir punir un fils de riches pour une fois. La grâce présidentielle est refusée. Il est guillotiné le 1er octobre 1957, à l’âge de 27 ans.

Sa fille Véronique a 6 ans. Pendant les deux derniers mois de sa vie, il a tenu son journal, dédié à sa fille pour qu’elle sache plus tard quel homme était son père[4].

En 1987 Mgr Lustiger a commencé des démarches pour la béatification de Jacques Fesch, qui est toujours en cours.

 

Cette biographie que je viens de vous raconter constitue la première partie du livre.

La deuxième partie est la moins intéressante : il s’agit d’une présentation, par le Père Daniel-Ange, du texte lui-même du journal de prison de Jacques Fesch.

80 pages pour une présentation, c’est un peu long, il y a beaucoup de baratin, Daniel-Ange veut absolument persuader le lecteur que ce texte est magnifique, comme si le lecteur n’était pas capable de découvrir ça tout seul…

 

Donc, ce fameux texte.

Jour après jour, pendant deux mois, il écrit ses pensées, ses humeurs, les joies de son amitié avec le Seigneur, son amour pour sa fille qu’il connaît si peu et à qui il explique sa conversion.

« Le châtiment qui m’attend n’est pas une dette que j’ai à rembourser mais un don que le Seigneur me fait. Quelle force ne puis-je retirer de cette pensée ? »

« On me retire du monde parce que je m’y perdrais et je n’ai rien fait pour mériter une telle grâce ».

« L’humilité et l’espérance sont deux vertus essentielles pour se sauver. Ce sont aussi les plus dures à acquérir ».

Il réfléchit sur sa vie, passée et présente, et cet homme que nous avons vu si mou, si paumé, se montre dans ses deux derniers mois un vaillant soldat qui lutte de toutes ses forces pour se conformer à ce que Dieu attend de lui. Cet ancien cancre écrit avec intelligence, énergie, finesse et clarté, par exemple :

« Chaque âme possède une mesure qui lui est propre, et beaucoup de gens allèguent cette excuse pour ne pas progresser. Il va de soi, comme le dit si joliment la petite sainte Thérèse, que s’il existe des lis et des roses dans le jardin du Bon Dieu, on y trouve aussi des petites fleurs plus humbles », mais, ajoute-t-il, « je pense qu’une fois là-haut, il y aura certainement bon nombre de ces violettes qui s’apercevront qu’elles auraient pu être des lis avec un peu plus de courage. Souvent nous nous arrêtons de progresser parce que nous refusons de tout donner ».

Les jours de tristesse il s’inquiète pour sa fille :

« C’est dur de quitter tout ça et de livrer ces petits innocents aux griffes d’un monde cruel et bête. Je pense à tous les milliers de gosses qui s’avancent en procession dans la nuit des temps, en chantant leur martyre ».

Ou bien il se plaint :

« Je crois qu’il n’y a pas de plus grand supplice que l’ennui. Rester stupidement des heures à regarder un mur parce que c’est le règlement ne favorise pas beaucoup la philanthropie. Tout ce régime pénitentiaire est idiot ».

Il se juge avec humour,

« Quelle drôle de nature je possède. Incapable d’efforts suivis. Si j’étais moine, tous les quinze jours je ferais le mur. Un saint homme ! »

et toujours avec humour décrit son avenir :

« Je me vois très bien en élu avec une belle robe blanche et entouré de lumière, je ferai des sourires à tout le ciel et les anges viendront me féliciter d’avoir été élu. C’est bien la première chose que je réussirai dans ma vie ! Jusqu’ici j’ai toujours été recalé. Mais heureusement c’est la principale ».

« Je suis en train de vivre toute une vie durant ces deux mois ».

Il a « peur de mal mourir » mais il garde confiance en Jésus. Beaucoup de gens prient pour lui, notamment Marthe Robin et le couvent de frère Thomas.

« Pourquoi au fond ai-je la chance d’être entouré d’un tel rideau de prière ?Beaucoup meurent seuls, inconnus et sans amis. C’est probablement que le Seigneur m’a choisi comme instrument de miséricorde et qu’il est nécessaire que je puisse mourir en offrant ma mort sans restriction aucune. Qu’est-ce qui pourra m’obtenir cette grâce ? Moi-même ?Je ne peux rien faire tout seul, et mes mérites s’accumulent plutôt du côté du passif. Mais la prière des moines a de la valeur. Par elle, le Seigneur veut dégeler mon âme et me donner la force de faire ce qu’il veut que je fasse. Je ne suis qu’un mannequin plein de bonne volonté et mon seul mérite consiste en ce que c’est moi qui vais recevoir le couperet sur le crâne. C’est évidemment pas drôle du tout, mais je serai si content après ! Un sale quart d’heure, opposé à l’éternité ».

Le président refuse la grâce mais dit à l’avocat :

« Dites à Jacques Fesch que je lui serre la main pour ce qu’il est devenu ».

La peine de mort est une chose absurde et inadmissible pour un chrétien, mais on doit reconnaître que dans le cas présent, Dieu a réussi à faire un bien à partir de ce mal.

« La paix la plus exquise inonde mon âme depuis ce matin », écrit-il le 25 septembre, donc quelques jours à peine avant sa mort.

Il espère que l’annonce de sa mort va décider son père et sa femme à se convertir. Pierrette en effet décide de communier, après avoir résisté pendant des années à l’amour de Dieu.[5]

Il prie pour « que chaque goutte de mon sang serve à effacer un gros péché mortel ».

Son ami le père Thomas lui dit :

« Je crois que tu iras tout droit au paradis ».

Jacques Fesch le croit aussi, non par orgueil mais parce qu’il a entière confiance en Dieu. Il accepte sa mort et l’offre au Seigneur.

Il passe sa dernière nuit à prier, dans la paix, avec des moments d’angoisse. C’est là que se trouve la phrase qui sert de titre au livre :

« Dans cinq heures je verrai Jésus ».

Il écrit jusqu’à la dernière minute, jusqu’au moment où il entend du bruit et où on vient le chercher. C’est très émouvant de le suivre ainsi jusqu’au seuil de la mort. Il meurt comme un saint.

 

Le livre s’achève sur quelques témoignages de personnes qui l’ont connu en prison et gardent de lui un souvenir inoubliable et merveilleux. En prison, pour s’exercer à mourir il a renoncé aux choses (les plats cuisinés, le tabac, le chocolat) mais il n’a pas renoncé aux gens, au contraire son cœur n’a fait que s’élargir. Il a écrit beaucoup de lettres à ceux qu’il aimait, il a réconforté ses frères prisonniers et les a évangélisés.

Enfin de ce jeune paumé, de ce criminel sans envergure, Dieu a fait un saint énergique et plein d’amour.

 


 



[1] En fait, Lumière sur l’échafaud donne des parents une image nettement  plus négative : le père cynique et tyrannique, la mère faible et antisémite (Pierrette était d’origine juive). 

« Encore un qui va écoper pour le déboussolage des adultes », a dit un témoin qui l’avait connu et qui jugeait Jacques « un garçon délicieux, réservé, un peu renfermé, mais très doux. »

[2] L’avocat a oublié de citer ce détail au procès…

[3] Lumière sur l’échafaud, lettres de prison de Jacques Fesch, présentées par Augustin-Michel Lemonnier, Editions Ouvrières, collection Visages du Christ dirigée par Michel Quoist, 1972, 141 pages.

[4] Jacques a eu aussi un fils, Gérard, né d’une liaison passagère. Il ne l’a pas connu,  mais il pensait beaucoup à lui et lui écrivait des lettres en espérant que Gérard les lirait un jour. Gérard, abandonné à la naissance, a découvert en 1994 qu’il était le fils de Jacques Fesch, le seul homme qui l’ait aimé, et il lutte pour avoir le droit de porter le nom de son père.

[5] Peu avant sa mort, Jacques et Pierrette ont pu célébrer leur mariage religieux.