Pages feuilletées
Frère Dominique, moine d’En-Calcat, Simples conseils pour prier,
éd. Droguet-Ardan, 1989, 220 pages
« Tout ce qui vaut la peine s’apprend.
On apprend à jouer du piano, à faire une chaise, à diriger une entreprise. On
apprend à prier.
Il y a des gens plus ou moins doués. Il y a
aussi des surdoués qui se mettent devant un clavier, un établi ou derrière un
bureau, et, comme ça, presque du premier coup, réussissent. Ceux-là rendent un
mauvais service s’ils donnent à penser que, pour tout le monde, il devrait en
être de même. L’apprentissage n’est pas un pis-aller pour les pauvres
gens ; c’est lui la voie normale ; comme tel, il a
sa noblesse, il comporte ses grâces, il engendre ses joies profondes.
Ce sont ceux qui ont appris qui peuvent aider
les autres à leur tour ; et peut-être mieux encore ceux qui sont eux-mêmes
en train d’apprendre. Heureusement, pour la prière, on est toujours en
train ».
Puis l’auteur se demande ce
qui apparaîtrait comme un progrès dans notre vie de prière. Trois choses :
qu’elle devienne plus vraie, moins distraite, et plus vivante.
Le livre aura donc trois
parties : apprendre à vivre une relation, apprendre à se mobiliser tout
entier, apprendre à se laisser entraîner.
1°
apprendre à vivre une relation :
« La prière, au sens plein du mot,
commence à partir du moment où on sort de soi-même, de sa propre expérience, si
profonde et riche soit-elle, pour rejoindre une présence extérieure à
soi ».
« Se mettre à prier, ce n’est pas entrer
en relation avec Dieu, c’est prendre conscience d’une relation foncière,
permanente, qui nous attendait, et se mettre à la vivre en acte,
volontairement ».
« Dire Tu à un être, c’est le traiter
comme une personne », dit l’auteur dans le chapitre
intitulé Vrai
et faux dialogue. On peut personnifier une chose, une idée, « faire les
demandes et les réponses » en s’imaginant parler à
quelqu’un. Dans la vraie prière, au contraire, « je m’oublie dans
l’attention totale à ce Tu mystérieux et sans fond dont j’aurais à attendre un
signe ou un regard silencieux. C’est en définitive dans cette attente, qui
reconnaît une liberté face à la mienne et qui s’ouvre tout entière à
l’imprévisible réponse prête à en jaillir, que se situe la vérité de la prière,
comme celle de n’importe quelle autre rencontre ».
« On ne peut devenir une personne qu’en
relation avec une autre personne ».
« De même qu’il y a de faux Tu, il y a
de faux Je. Nous n’avancerons réellement dans la prière que dans la mesure où
nous nous laisserons fasciner par l’autre.(…) c’est
cette fascination qui fera peu à peu
taire en nous le faux Je, le Je fasciné par lui-même ».
« Il est bien plus urgent de regarder
l’autre que de nous regarder nous-même. C’est chez l’autre d’abord que nous
devons nous efforcer de déchiffrer les traits qui font une personne digne de ce
nom : l’originalité totale, la liberté sans fond, la capacité de connaître
et d’accueillir autrui, l’inépuisable jaillissement de générosité, la fidélité
inconditionnelle dans un amour une fois déclaré. Cet autre, porteur pour nous de
révélations, c’est Dieu en premier, bien sûr, mais c’est aussi n’importe quelle
personne créée ».
« Mais l’effacement du faux Je n’a
d’intérêt que s’il permet l’épanouissement de notre vrai Je…L’achèvement ultime
de l’être humain consiste à devenir un Je à qui Dieu puisse dire Tu ».
Comment reconnaître un Je
authentique ? il y a divers traits
psychologiques :
- la disposition à
accueillir l’autre comme tel, et elle se compose d’attention et d’attente,
- accepter d’avance d’avoir
à changer quelque chose en soi, c’est une disposition intérieure préalable,
globale et inconditionnelle,
- notre enracinement dans
le présent.
Dans la relation avec des
personnes invisibles, il arrive très souvent que nous ne percevions rien du
tout en retour de notre attente. Cela peut provenir de ce que nos appareils
récepteurs sont mal réglés ou braqués dans une mauvaise direction, mais cela
vient probablement plus souvent de ce que nous ne savons pas reconnaître les
messages qui de fait nous parviennent. Il est donc très important que nous
apprenions à discerner ces messages, et en particulier à les distinguer de ce
qui sort de notre propre fond. La marque sûre d’un message authentiquement
capté n’est pas dans sa forme ni dans son contenu : elle est dans le fruit
qu’il porte. Notre relation avec Dieu dans la prière est l’attitude de celui
qui est en permanence en train de tout recevoir et qui dit oui du fond de son
être à tout ce qu’il reçoit. Dieu nous est à la fois intérieur et extérieur.
Prier le Père c’est se mettre en face de celui qui résout la question du pourquoi,
qui donne sens à tout, en particulier à nous-mêmes. Quant à l’Esprit, il est
précisément le comment, le ressort secret dont nous avons besoin, la force
enfouie au fond de nous-mêmes et qui nous rend capables de tout (de tout ce qui
est une vie véritable, s’entend).
Jusque-là, dit l’auteur,
des juifs et des musulmans pourraient accepter certaines de ces idées. Mais
quand on introduit Jésus dans la prière, on provoque aussitôt un clivage profond entre les
chrétiens et tous les autres. Pour un chrétien, la relation avec Jésus est à la
fois une relation de compagnonnage fraternel et une relation de dépendance
foncière qui n’existe qu’avec Dieu.
L’auteur parle ensuite de
la fidélité et de la liberté :
« Par bonheur, de même que la liberté de
Dieu tend à éveiller notre propre liberté face à lui, la fidélité de Dieu, ce
Roc inébranlable, tend à susciter en nous une fidélité qui lui réponde ».
Échange-t-on réellement
quelque chose avec Dieu dans la prière ? Le seul échange qui soit digne de
Dieu et auquel nous devions tendre, est celui qui consiste à donner tout et à
demander tout, et cela gratuitement.
Que dire de l’affectivité
dans la prière ? Il y a tout un monde de phénomènes affectifs qui sont en
réalité une pure expression du moi égoïste, mais notre sensibilité est une part
essentielle de nous-mêmes, comme d’ailleurs notre imagination. Travailler
systématiquement à les étouffer sous prétexte d’une prétendue pureté c’est
chercher à se mutiler et finalement ne présenter à Dieu et aux autres qu’un
être humain sans humanité.
Pour entrer en relation
avec quelqu’un, il faut le connaître. Où chercher ces informations
nécessaires ? Dans la Bible et dans la vie des saints, essentiellement.
2°
apprendre à se mobiliser tout entier :
Pour prier il nous faut
d’abord battre le rappel de nos pensées et de nos forces vives, pour les
rassembler et les concentrer en un tout cohérent, aussi compact que possible.
En priant, nous donnons à
toute la création la voix dont elle avait besoin pour s’adresser à son
créateur : c’est une idée très ancienne, même antérieure au christianisme.
Mais aussi, si nous sommes suffisamment attentifs et perspicaces, le monde
entier nous entraîne vers Dieu, tout autant que nous avons pour tâche de l’y entraîner.
Il est essentiel que nous nous rendions solidaires de tout ce que nous voulons
introduire dans notre prière (au premier chef, bien sûr, les personnes).
Comment faire place au
monde dans notre prière ? Nous devons nous ouvrir tout grand sur lui non
moins que sur Dieu. Pour cela il est bon de commencer par accorder une
attention ouverte à tout ce qui nous entoure matériellement, accueillir en nous
toute beauté, et aussi toute détresse. Mais c’est surtout sur les êtres humains
que nous devons ouvrir nos yeux et nos oreilles. Nous émerveiller et rendre
grâce de cette incroyable profusion de portraits de Dieu, tous différents. De
même qu’il y a une beauté spirituelle dans tout visage, fût-elle dissimulée
sous un voile épais de vulgarité ou de méchanceté, de même il y a, dans tout
objet fabriqué, au minimum cette valeur d’avoir coûté du temps, de
l’intelligence et de la peine. Quant aux médias, si décriés, il en existe un
bon usage, qui consiste à en faire des canaux d’alimentation pour notre prière.
Autrefois, selon une
mentalité dualiste, on considérait la prière comme une activité purement
spirituelle. Maintenant on découvre avec joie les aspects corporels de la
prière. Pour faire taire le cinéma intérieur de l’esprit, une excellente
méthode est d’occuper toute son attention à capter au maximum les messages qui
nous viennent de nos organes, externes ou internes. Une démarche de cette sorte
(qui est la base de départ de la méthode Vittoz) est très bénéfique pour
l’équilibre humain et peut très bien déboucher sur la prière. Se sentir, au
sens fort, créé à chaque instant, puis se vouloir créé et se laisser créer, est
un des meilleurs moyens de laisser à Dieu toute sa place dans notre vie et de
nous marier à lui de tout notre pouvoir.
L’auteur considère qu’il
n’y a pas de posture qui soit meilleure qu’une autre. Il est très important de
bien respirer pour alimenter le cerveau en oxygène. La relaxation est aussi
très utile car les tensions musculaires correspondent à des blocages dans
l’affectivité.
Pour Freud, l’inconscient
est une sorte de poubelle. Pour Jung il est un réservoir de forces et de
formes. Il y a du vrai dans ces deux conceptions : les souvenirs refoulés
engendrent en nous des blessures qui peuvent envenimer toute notre psychologie
et il n’y a plus de vie de prière ni en général de vie psychologique
harmonieuse. D’autre part dans l’inconscient tout n’est pas nauséabond ou
dangereux. Cela a certes besoin d’être filtré, ou plutôt domestiqué,
unifié et orienté, mais c’est fondamentalement un don de Dieu. Osons dire
plus : c’est au niveau inconscient, ou préconscient, que l’action du Saint
Esprit s’exerce directement sur nous.
Avec Dieu il est inutile de
cacher les pulsions qui nous paraissent indignes.
« Dieu ne se formalise ni ne s’attriste
d’aucune vérité. »
La seule chose que nous
devrions redouter c’est de nous dérober à la lumière porteuse de vie. Nos
désirs devraient, dans ce qu’ils ont de désordonné, être offerts à la puissance
guérissante de Dieu, et dans ce qu’ils ont de bon, être résolument pris en charge
par notre volonté et intégrés à notre désir de prier ; d’autre part les
idées qui ne sont pas le reflet en nous de la réalité vivante nous maintiennent
dans un monde totalement imaginaire. En effet il importe suprêmement de ne pas
se tromper de dieu quand on veut se mettre à prier.
Autre usage à faire de
notre inconscient : présenter nos rêves à Dieu dans la prière. Dieu saura
se servir de ces images, parfois si étranges, pour faire parvenir à notre
conscience une lumière précieuse, ou un appel précis. Là nous sortons, une
bonne fois, du monologue.
L’auteur décrit ensuite le
processus d’unification. Ce n’est pas très facile car il s’agit d’un processus
spirituel, dont notre langage ne peut donner qu’une traduction imagée. Mais on
peut dire, en gros, que le secret est d’arriver à nous situer de plus en plus
résolument au point central de nous-même, d’où jailliront des actes qui, bien
qu’infiniment divers, seront unis dans une même vie, comme les branches d’un
arbre. Ce lieu central est celui que la Bible appelle notre « cœur »,
qu’on peut appeler aussi notre vrai Je.
Ensuite un chapitre sur les
distractions, bien connues de tous ceux qui se sont essayés à la prière. On
raconte à ce sujet l’histoire d’un grand rabbi à qui un de ses disciples
parlait d’un autre maître qu’il aurait aimé consulter, tout en se demandant si
c’était un vrai sage. Le rabbi lui répondit :
« Va lui réclamer un moyen d’éviter les
distractions dans les prières. S’il t’en donne un, c’est un charlatan ».
Donc que faire quand on a
des distractions ? Surtout, ne pas s’énerver. S’accepter franchement
soi-même, car les distractions ne sont pas des mouches qu’il faudrait
chasser : dans la distraction comme dans la prière, c’est toujours nous
qui fonctionnons. Donc, ne pas s’énerver, couper court et repartir à zéro. Ou
alors, remonter l’enchaînement des associations d’idées jusqu’au virage qu’on
avait manqué (secondairement ça nous permet aussi parfois de repérer ce qui
s’est produit). Enfin on peut quelquefois utiliser les distractions elles-mêmes :
par exemple si je m’aperçois que je me suis mis à remâcher la conduite
désagréable que quelqu’un a envers moi, je peux introduire cette personne dans
ma prière.
Nous devons aussi, à long
terme, nous éduquer nous-mêmes. Dans la personne qui se laisse distraire au
cours de la prière, il y a aussi, certainement, un enfant spirituel qui
n’a pas encore acquis tout son poids d’adulte, et aussi un blessé dont certains
organes vitaux ont été plus ou moins détériorés. Pour s’éduquer soi-même, il
faut de la douceur. Notre imagination et notre sensibilité n’ont pas à être
domptées mais apprivoisées. Il est cent fois plus avantageux de travailler sur
le positif que de lutter contre le négatif.
Quant aux blessures, les
plus paralysantes pour la vie spirituelle sont les pardons que nous refusons de
donner. Par ailleurs, la vraie guérison intérieure n’est pas en notre pouvoir.
3°
apprendre à se laisser entraîner :
D’abord un paradoxe :
on ne prie pas. On laisse la prière se former en soi, monter du fond de soi. Tant
qu’on fait soi-même quelque chose, ce peut être excellent, ce n’est pas encore
de la prière. Une image : un navigateur à voile ne fait rien, c’est le
vent qui fait tout, mais il faut au navigateur une attention, une présence,
souvent une adresse et un savoir, parfois un effort de tout son être.
En hébreu, en grec et en
latin, le même mot désigne l’Esprit et le souffle. Vivre avec et selon l’Esprit
de Dieu est donc quelque chose qui ressemble à respirer. On ne respire pas pour
le plaisir de respirer, on respire pour vivre. De même, l’Esprit n’est pas
donné pour qu’on en jouisse, il est donné pour animer toute notre vie.
Être mis en mouvement par
le souffle de Dieu, cela ne se cantonne pas dans le domaine psychologique, cela
se répercute dans la pratique, et alors c’est toute la vie, même la plus
matérielle, qui est impliquée et qui devient comme une navigation sous le
souffle de Dieu, ou une danse à la musique de l’Esprit. La science parle des
« ondes alpha », qui accompagnent les états de conscience modifiés
parmi lesquels le plus important et de loin est celui de la prière
profonde : nos expériences les plus intérieures sont détectables, et même
mesurables, au niveau des vibrations matérielles.
L’Esprit produit la
prophétie, la prière en langues, mais aussi plus simplement des paroles qui
peuvent faire du bien et qui jaillissent d’une zone de notre cœur trop profonde
pour être manipulée par notre volonté.
Notre prière ne doit pas
être préfabriquée, la loi de l’Esprit c’est qu’il n’y a pas de loi. Mais on
peut se préparer soi-même à la prière. Il faut aussi savoir écouter.
« Dieu se laisse écouter tantôt comme
une campagne silencieuse (peut-être avec un chant de grillon…), tantôt comme
quelqu’un qui a des pensées et des sentiments parfois très vifs, à exprimer.
Dans les deux cas, et dans tous les cas intermédiaires, la condition première
et presque unique que nous ayons à remplir, c’est de nous taire.
Cela s’apprend ; c’est même une des
principales choses à apprendre si l’on veut apprendre à prier. Les techniques
de concentration y aident certainement, mais avec le danger de tourner notre
attention vers nous-mêmes. Se taire en présence de quelqu’un pour l’écouter est
à la fois bien plus dépouillant et bien plus comblant. Cela suppose que nous
nous décentrions de nous-mêmes, pour employer le vocabulaire de Teilhard de
Chardin ; en retour, cela donne accès en nous à ce qui n’est pas de nous
et qui est infiniment plus vaste que nous, au monde des autres
personnes ».
Quand on écoute, il peut se
passer bien des choses inattendues.
Que dire dans la
prière ? Ce ne sont pas les paroles qui se forment en nous que nous avons
à contrôler, mais la façon dont elles se forment. Notre vie de prière doit
comporter de la demande, de l’intercession, de l’action de grâce et de la
louange. C’est l’amour seul qui nous autorise à prier pour quelqu’un. Il est en
tout cas une chose que nous pouvons demander à chaque instant pour n’importe
qui sans risquer de tomber à côté, c’est que Dieu, à cet instant-là, fasse agir
en lui son Esprit, qui renouvelle la face de la Terre.
Pour finir, l’auteur passe
en revue quelques activités intéressantes mais qui ne sont pas de la
prière : les exercices de concentration (où la volonté intervient
fortement), la méditation (où c’est l’intelligence qui mène le jeu).
« Penser à Dieu sous quelque mode que ce
soit n’est pas encore prier ».
Les émotions pendant la
prière peuvent avoir d’autres causes que le Saint Esprit.
Pour savoir si on est en
bonne voie il y a des signes : le sentiment croissant d’une certaine
vérité ; le sentiment d’unité intérieure ; l’aisance (même s’il y a
une souffrance due à un détachement qui nous coûte, par exemple) ; le
sentiment de vraie et souveraine liberté ; la joyeuse humilité ; la
vie qui devient simple.
Tout nous est donné, et en
même temps nous expérimentons que cela jaillit du fond de nous-mêmes, que nous
ne sommes ni un jouet ni un instrument, mais une source.
Ce petit livre du frère
Dominique est une grande chose. Très intelligent, très précis, il sonde les
tréfonds de l’âme humaine comme s’il l’avait faite.