Elisabeth Badinter, L’un est l’autre. Des relations entre homme et femme, éd Odile Jacob, 1986

 

 

Le livre d’aujourd’hui n’a rien de religieux. C’est une vaste question humaine.

Qu’est-ce que c’est qu’un homme ? Qu’est-ce que c’est qu’une femme ?

La domination masculine est-elle naturelle ?

La répartition des tâches entre hommes et femmes est-elle naturelle ?

Quand et comment ces comportements ont-ils commencé ?

La spécificité de la femme est de donner la vie : quelle est la spécificité de l’homme ?

 

D’après les rares indices que nous possédons, il semble bien que dès les débuts de l’humanité, la division sexuelle du travail ait existé. C’est un faux débat entre les partisans du patriarcat et ceux du matriarcat, c’est-à-dire entre ceux qui pensent que les hommes préhistoriques avaient le pouvoir, et ceux qui pensent que c’étaient les femmes.

En réalité, hommes et femmes vivaient dans des clans séparés, ce qui leur permettait de bien s’entendre (la mixité finalement ça pose pas mal de problèmes). Ils étaient égaux, complémentaires et avaient un égal pouvoir économique, mais dans des domaines différents.

Les hommes avaient, comme de nos jours, le pouvoir politique et le prestige du chasseur. La chasse, travail difficile et dangereux, a eu un rôle civilisateur important en développant la solidarité, le courage, l’habileté et autres qualités.

Les femmes, de leur côté, régnaient sur le feu, sur la vie et la mort, avec un pouvoir mystique et cosmique.

À l’époque néolithique, c’est-à-dire il y a à peu près 6 000 ans, elles inventèrent l’agriculture. À force de cultiver leur jardin, elles ont découvert des graminées qui sont devenues les céréales.

Donc, un rôle aussi important pour les uns que pour les autres.

Les hommes adoraient des dieux animaux, les femmes des déesses-mères en rapport à la fois avec l’enfantement et avec l’agriculture.

On a pu déduire tout cela des peintures et sculptures qui sont restées de l’époque préhistorique.

Les femmes ont peut-être aussi inventé la poterie, pour conserver les céréales.

Plus tard, les hommes inventent l’élevage, qui leur donne moins de prestige que la chasse. Par contre les femmes ont plus de prestige depuis qu’elles sont agricultrices.

« L’espace de quelques millénaires, les valeurs de la vie l’emportent sur la fascination de la mort. La mère devient le personnage central des sociétés néolithiques ».

(Commentaire personnel : il suffit d’allumer sa télé pour voir que cette heureuse époque est révolue : les valeurs de la vie ne sont plus à la mode, sauf dans l’Église).

Les déesses-mères sont toutes-puissantes, et le seront jusqu’à l’avènement des monothéismes mâles. Dans la Bible, il arrive que Dieu soit décrit comme une mère mais c’est rare : il est plutôt décrit comme un père.

Les morts étaient enterrés comme des graines. La mort, l’agriculture, la fertilité, tout cela était solidaire.

Les femmes donnent la vie, protègent de la mort, soignent avec les plantes. Donc une civilisation harmonieuse, une période paisible, du quatrième millénaire avant JC, jusqu’à la fin du deuxième.

 

Profitons-en bien car ça ne va pas durer. Pourquoi ? Parce que les hommes sont gentils ! Ils se mettent à aider les femmes aux champs. Cultiver un champ avec une pioche, c’est fatigant. Les hommes ont donc commencé à faire les travaux les plus durs, et ainsi se sont approprié peu à peu les travaux agricoles. La dépossession des femmes a débuté ainsi.

Le couple date de cette époque. L’homme pour aider sa femme invente l’araire, ancêtre de la charrue. Il défriche, elle sème, ils récoltent. Après l’araire il invente la charrue, attelle des bœufs : peu à peu l’agriculture devient un domaine masculin.

Autre événement d’importance : grâce à l’élevage, les hommes découvrent le rôle du père dans la procréation. Le prestige des femmes diminue donc encore, puisque leur principale prérogative doit être partagée avec les hommes.

Tous ces changements ont été bien sûr très très progressifs.

Le couple, le mariage, le système patriarcal sont donc des inventions très récentes : environ 3 000 ans.

À la fin du néolithique les hommes ont fait encore une invention considérable : la guerre. Pourquoi ? Parce que grâce à l’agriculture et à l’élevage, les conditions de vie étaient devenues meilleures, on vivait plus longtemps, il y avait plus de monde, ils ont donc commencé à se marcher sur les pieds, à avoir des conflits d’intérêts.

« La guerre, toujours perçue comme l’activité masculine par excellence, est le complément symétrique de la maternité, qui donne à l’homme la spécificité dont il a tant besoin ».

Les déesses-mères sont remplacées par des couples divins, dans lesquels le dieu masculin prend de plus en plus d’importance.

En Grèce, l’égalité régnait encore à peu près entre hommes et femmes jusqu’à l’invention de la démocratie, il y a 2 500 ans.

Dans la société védique (en Inde) aussi, ainsi que chez les Celtes jusqu’à l’arrivée des Romains.

 

Ainsi, pendant 30 000 ans, les hommes et les femmes étaient égaux, mais depuis 2 500 ans on a eu des patriarcats plus ou moins absolus, basés sur un système idéologique où la femme représente le mal. Les hommes ont tous les pouvoirs, les femmes ne sont que des biens. Dieu est masculin, et les valeurs masculines dominent : le métal, le soleil, le héros.

« Occultée dans la Grèce classique, expropriée par l’islam, la déesse est totalement déchue chez les Juifs ».

Dans le christianisme, le culte de Marie est une révolution dans le milieu paternaliste, mais ce culte est surtout populaire. On précise bien toujours que Marie n’est pas une déesse. Le Christ a rendu aux femmes leur dignité, mais son message a été plus ou moins étouffé par le Dieu des patriarches.

Pour Aristote, qui est pourtant considéré comme un grand philosophe très intelligent, c’est l’homme qui engendre l’enfant et lui transmet l’âme humaine, la mère ne fait rien, et les filles ne sont que des garçons ratés, des monstres…

Dans le Coran, mille ans après, c’est à peu près pareil.

Les hommes par jalousie, par angoisse, confisquent à leur profit la puissance créatrice.

Au Moyen Âge, la femme est un objet d’échange.

Dans toute l’époque historique, règne entre les sexes un état de guerre larvée.

« Plus les hommes ont peur des femmes, plus ils cherchent à les soumettre et plus ils redoutent qu’elles se vengent. Cercle vicieux dont on ne sortira peut-être qu’en mettant fin au système patriarcal ».

En effet l’identité sexuelle est plus difficile à acquérir pour l’enfant mâle.

 

La décadence du patriarcat commença quand les hommes se mirent à réclamer des droits – pour eux-mêmes, pas pour les femmes !- : au lieu du patriarcat on a donc eu la démocratie. La Révolution française abolit le droit divin du roi et du père, et Dieu symbole du père. Les Droits de l’Homme sont une nouvelle religion : mais les femmes sont-elles des Hommes ? Tout le monde sait que les femmes ont été les laissées pour compte de la Révolution.

En Europe, le combat des femmes pour conquérir des droits a été difficile. Elles ne sont plus des objets.

Après le nazisme, les valeurs viriles archaïques ont inspiré l’horreur, et le respect de l’autre est redevenu sacré, les valeurs féminines sont en hausse : non-violence, écologie… (c’est du moins ce que dit Élisabeth Badinter, mais je trouve que les valeurs de mort et de violence se défendent pas mal…)

 

De nos jours, il y a un malaise des hommes. Les fils se rapprochent des mères, mais les mères s’approprient des domaines auparavant masculins, par exemple la concurrence, l’égoïsme…Il y a donc chez les fils aussi un malaise.

Avec le travail féminin, la pilule, l’avortement, les hommes n’ont plus de pouvoir sur les femmes (du moins en théorie et en résumant beaucoup).

Avec le divorce et la cohabitation, le mariage n’est plus sacré.

Il n’y a plus d’inégalité, plus de guerre des sexes, les hommes et les femmes se ressemblent, d’où le titre du livre : L’un est l’autre.

La seule différence c’est que ce sont toujours les femmes qui portent les enfants. Que reste-t-il en propre aux hommes ? On ne sait pas très bien.

Il y a plus de familiarité entre hommes et femmes, il y a moins de différences. Certains psychologues commencent à considérer la bisexualité comme pas forcément pathologique. Les frontières ne sont pas toujours nettes.

La mutation est vertigineuse. Dans toutes les sociétés humaines, le père avait toujours pourvu d’une façon ou d’une autre aux besoins des femmes et des enfants. De nos jours, pas toujours.

Il n’y a plus non plus d’activités interdites aux femmes, il y a des femmes qui font la guerre et des hommes qui maternent.

 

Les féministes cernent et valorisent les caractéristiques féminines : pensée féminine, écriture féminine… Mais la loi instaure l’égalité, la mixité dans tous les domaines (du moins en théorie)

Je disais que les féministes parlent d’écriture féminine. Mais d’autres féministes refusent cette notion au nom de l’égalité. Ainsi l’autre jour j’ai entendu à la radio un débat littéraire, où deux femmes et un homme parlaient d’un livre écrit par une femme, et l’homme s’est mis à dire très timidement qu’à son avis ce livre était très féminin. Le pauvre gars s’est fait engueuler ! Elles lui ont dit que c’était stupide, il n’a plus osé dire un mot,. Les femmes sont maintenant des sujets qui ont la parole, mais ce n’est pas une raison pour oublier que les hommes aussi sont des personnes, après tout !

 

Je reviens au livre d’Élisabeth Badinter. En fait chacun de nous est potentiellement bisexué. Biologiquement hommes et femmes ont les mêmes hormones, mais en proportions différentes. Hommes et femmes sont des « jumeaux de sexe opposé ». D’ailleurs récemment à un week-end de pastorale familiale sur le couple, on nous a dit, en commentant la Genèse, qu’homme et femme ont été créés de même nature humaine, et qu’ils sont frère et sœur avant d’être mari et femme. Ainsi une fois de plus, la Bible et la science se rejoignent.

Mais pour pouvoir accepter sans problème mes caractéristiques masculines comme possibilité supplémentaire d’épanouissement, il faut déjà que je sois à l’aise dans mon identité de femme, que j’aie bien intégré ma féminité. Et inversement.

En fait, c’est bien plus difficile pour les hommes d’accepter leurs caractéristiques féminines, et pas seulement par mauvaise volonté. Je disais que (selon É. Badinter) l’identité sexuelle est plus difficile à acquérir pour l’enfant mâle. En effet la fille n’a qu’à imiter sa mère, tandis que le garçon doit réagir pour se détacher d’elle.[1]

« La fille apprend à être, le garçon à réagir pour pénétrer dans le monde des hommes ».

Il doit se désidentifier de sa mère, donc être toujours en position de défense contre le féminin. Les femmes sont le sexe fort, le sexe premier, et contrairement à ce que disait Simone de Beauvoir, « on ne naît pas homme, on le devient ».

De plus, de nos jours, les garçons n’ont plus de repères sociaux, c’est donc pour eux encore plus difficile, il y a un malaise des hommes, ce qui fait que les femmes souffrent aussi.

 

La « nature humaine » sur laquelle on s’interroge tant n’est pas une entité fixe, car l’humanité n’est pas achevée. En fait les mutations sont très lentes, sur des millions d’années.

Ici je rajoute le point de vue chrétien : pour nous il y a tout de même quelque chose de fixe et de sûr, c’est le projet de Dieu sur l’homme et sur la femme, qui est un projet d’amour.

Mais dans la société moderne sans repères, sans Dieu, plus rien n’est en place, l’individu passe avant le couple, les femmes se détachent de leurs fonctions physiologiques (grossesse, allaitement), dans l’amour on exige la réciprocité dont la survie de l’amour dépend. La règle de réciprocité est constamment bafouée au détriment des femmes, c’est pourquoi les divorces sont le plus souvent à l’initiative des femmes, car les hommes ont tout à perdre à un divorce s’ils se retrouvent seuls. Certaines féministes prônent même la solitude. En amour il y a moins de passion, plus de tendresse. Les hommes dépossédés de leur pouvoir restent muets sur leur nouvelle condition : ni livres, ni films, ni réflexion en profondeur (Trois hommes et un couffin est un film de femme).

Mais ils réagiront forcément un jour. Ce sera peut-être un brutal retour en arrière, comme dans certains pays musulmans actuellement. Ou bien ils s’approprieront les pouvoirs féminins : certains rêvent d’homme enceint, de mère artificielle, ou plus simplement de pilule masculine pour retrouver un rôle de décision dans la procréation.

On ne sait pas comment l’humanité évoluera, mais ce qui est sûr c’est qu’elle évoluera encore.

Au milieu de ce désarroi, Dieu merci il y a nous, les chrétiens, qui avons la chance d’avoir un sens à notre vie. Pour nous, les hommes et les femmes ne sont pas interchangeables et c’est très bien comme ça, même s’il y a bien des choses à améliorer !

 

Le livre d’Élisabeth Badinter est une étude historique et sociologique absolument passionnante, qui donne beaucoup à réfléchir et à discuter. On peut lui reprocher de ne pas prendre parti sur la question, notamment elle décrit l’actuelle confusion des genres comme si c’était une situation normale. Mais après tout, son propos n’est pas moral, c’est simplement une description, et le lecteur chrétien peut toujours rajouter un jugement de valeur.

 


 



[1] Aux dernières nouvelles, les psychologues pensent que c’est plutôt l’inverse. Et en effet quand je vois mes enfants, je n’ai pas l’impression que « la fille n’a qu’à imiter sa mère ». La fille précisément lutte pour devenir elle-même et se désidentifier de sa mère. Et le garçon n’a qu’à imiter son père, mais Élisabeth Badinter a tendance à l’oublier, le père…Et ça suppose aussi que la mère n’accapare pas son fils, ni sa fille, mais les aide à partir, ce qui est justement le sens du mot « éduquer ».