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Graham Greene, Un Américain bien tranquille,

Editions J’ai lu, Robert Laffont

 

 

 

Aujourd’hui un roman, pour changer. Ne pas confondre Graham Greene avec Julien Green, romancier français d’origine américaine. Graham Greene (1904-1991) est un romancier anglais. En 1926 il devient catholique, l’année suivante il se marie avec une catholique. Il a écrit beaucoup de romans célèbres dont la plupart ont été filmés, tout le monde connaît Le troisième homme, par exemple. Il a vécu dans divers pays du monde : au Mexique (d’où La puissance et la gloire, sur les persécutions antichrétiennes), en Afrique, en Malaisie, à Cuba (d’où Notre espion à La Havane), et en 1951 au Vietnam, qui lui inspirera le roman qui nous intéresse aujourd’hui : Un Américain bien tranquille, publié en 1956.

Le récit se passe donc pendant la guerre d’Indochine, qui, je le rappelle, s’est terminée en 1954 à Diên Biên Phu par une défaite de la France, et la division du pays en Nord-Vietnam communiste et Sud-Vietnam sous influence américaine. On connaît la suite, l’affreuse guerre poursuivie par les USA au Vietnam. Je ne vais pas vous la raconter, je veux juste remarquer que ce roman, avec son analyse fine et profonde, permet de comprendre les événements ultérieurs. Je ne vais pas non plus vous raconter le roman en détail, ce serait dommage d’enlever le suspense. Mais je vais déjà vous présenter les personnages.

 

Le narrateur, Thomas Fowler, qui est le porte-parole de l’auteur, est le correspondant à Saïgon d’un journal anglais. Il se décrit : « Quarante ans passés, des yeux un peu injectés de sang, un début d’obésité ». Il n’est ni jeune, ni beau, ni riche. Il est désabusé, il fait son travail sans prendre parti. « J’écrivais ce que je voyais, je n’agissais pas, avoir une opinion est encore une façon d’agir ».

Autre personnage : Alden Pyle, 32 ans, l’ « Américain bien tranquille » du titre. C’est un jeune intellectuel de Boston, attaché à la mission d’aide économique, on ne sait pas très bien en quoi consistent ses fonctions, il est chargé de missions spéciales (de l’espionnage ?). « Pyle paraissait absolument inoffensif (…) Il était résolu à faire du bien, non à une personne en particulier, mais à un pays, un continent, un monde ». Il est modeste mais « peut-être aurais-je dû discerner alors dans son œil cette lueur de fanatisme, voir sa réaction rapide aux formules consacrées, à la magie des numéros d’ordre : cinquième colonne, troisième force, septième jour. J’aurais pu nous épargner à tous, et à Pyle lui-même, bien des ennuis, si j’avais compris dans quelle direction manoeuvrait ce jeune cerveau infatigable ».

Le narrateur dit à son ami Pyle : « Je souhaiterais parfois que vous ayez quelques mauvaises intentions, cela vous ferait comprendre un peu mieux les êtres humains. Et ce que je dis s’applique aussi à votre pays, Pyle. »

Ce roman illustre parfaitement le proverbe « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

Au début du roman, on apprend que Pyle, le gentil « Américain tranquille », vient d’être retrouvé assassiné. Fowler dit à un Américain : « On l’a tué parce qu’il était trop innocent pour vivre. Il était jeune, ignorant, sot, et il s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas (…) Il n’en savait pas plus que vous tous sur ce qui se passe ici, et vous lui avez donné de l’argent, avec les livres de York Harding sur l’Orient. Puis vous lui avez dit : ‘Allez-y. Convertissez l’Orient à la Démocratie’. Il n’a jamais rien vu qu’il n’eût entendu décrire dans une salle de conférence, et ses écrivains et ses conférenciers se sont payé sa tête. »

Troisième personnage important de l’histoire : Phuong, une jeune Vietnamienne de 20 ans, fille d’un mandarin de Hué. Sa sœur dit que « c’est la plus belle fille de Saïgon ». Fowler l’a rencontrée deux ans auparavant, « en robe de bal blanche, 18 ans, chaperonnée par une sœur aînée qui était résolue à lui voir faire un bon mariage européen (…) Elle était la meilleure danseuse que j’eusse jamais connue au temps où elle travaillait au Grand Monde. Il avait fallu lui faire une cour longue et décevante » car la sœur veille. Mais il finit par réussir.

 

Fowler et Phuong vivent ensemble paisiblement depuis deux ans, quand Pyle entre dans leur vie, puis Fowler part en reportage au Nord-Vietnam. Il n’a pas peur de la mort, au contraire : « La mort était la seule valeur absolue de mon univers. J’enviais ceux qui peuvent croire en un Dieu et ils m’inspiraient de la méfiance (…) Je n’aurais jamais pu être pacifiste. Assurément, tuer un homme c’est lui octroyer un inappréciable bienfait ». On comprendra donc qu’en entendant les premiers coups de feu, notre héros pense : « Ça y est. Ça commence (…) J’attends, avec une joie profonde, la chose immuable. Mais rien ne se produisit ». Ce qui se produit, c’est que deux civils sont tués, une femme, et un petit garçon de six ans. « Sous son corps il y avait un morceau de pain mordillé. Je hais la guerre, pensai-je ».

Pyle rejoint Fowler dans cette zone en guerre. Il lui avoue qu’il est seulement venu pour le prévenir qu’il est tombé amoureux de Phuong, Fowler ne perd pas son flegme anglais bien qu’ils soient désormais rivaux. Ils ont de longues conversations où leurs conceptions de la vie s’opposent de façon très intéressante, notamment au cours de la nuit qu’ils passent dans une tour de guet en compagnie de deux jeunes soldats vietnamiens. Pyle lui demande s’il croit en Dieu.

« Je n’ai aucune raison de croire en Dieu. Et vous ?

- Moi oui. Je suis unitarien.

- En combien de centaines de millions de dieux les gens croient-ils ? Voyons, même un catholique romain suivant qu’il est heureux, qu’il a faim ou peur, croit en un Dieu différent.

- Peut-être que Dieu, s’il existe, est si vaste qu’il apparaît à chacun comme un Dieu différent. (…) Je crois que vous faites semblant d’être un dur. Je suis sûr que vous croyez à quelque chose. Personne ne peut vivre sans une croyance, quelle qu’elle soit.

- Oh, je ne suis pas un idéaliste à la Berkeley. Je crois que mon dos s’appuie à ce mur. Je crois qu’il y a là une mitraillette Sten. (…) Je crois même à ce que je mets dans mes dépêches, et la plupart de vos correspondants ne pourraient pas en dire autant. »

« (…)Ainsi, dit Pyle, vous pensez que nous avons perdu ?

– Là n’est pas la question, répondis-je. Je n’ai aucun désir particulier de vous voir gagner. J’aimerais que ces deux bougres qui sont là soient heureux, c’est tout. Je voudrais qu’ils ne soient pas obligés de passer la nuit dans le noir, à trembler de peur ».

Ensuite Fowler est blessé, Pyle lui sauve la vie. Fowler avant d’être secouru demande qu’on aille s’occuper d’un jeune Vietnamien blessé qui pleure. Il prétend que cette générosité n’est que de l’égoïsme car « je ne peux pas être en paix (et la paix est mon plus grand désir) si quelqu’un souffre à portée de mes yeux, de mes oreilles ou de mes mains. Les innocents prennent quelquefois cela pour de la bonté ».

 

Fowler a une femme en Angleterre, dont il est séparé depuis longtemps, mais elle refuse le divorce qui permettrait à notre héros d’épouser Phuong. Mais celle-ci part vivre avec Pyle. Fowler en est triste mais reste toujours réservé.

Il découvre les activités mystérieuses de Pyle : ses bonnes intentions et son idéalisme démocratique le conduisent au terrorisme : le titre prend alors une allure ironique, cet Américain n’est pas si « tranquille » !

La description des victimes de la bombe est terrible, Fowler est horrifié mais Pyle est à peine ému. « C’est horrible, dit Pyle. Il regarda ce qui mouillait ses chaussures et demanda d’une voix écoeurée : ‘Qu’est-ce que c’est que ça ? – Du sang, lui dis-je. N’en aviez-vous jamais vu ? – Il faudra que je les fasse cirer avant d’aller chez le ministre’. Je ne crois pas qu’il savait exactement ce qu’il disait. Il voyait une vraie guerre pour la première fois ».

Pyle voulait tuer des colonels, en fait il n’a tué que des civils.

« Ce n’étaient que des victimes de la guerre, dit-il. C’est triste, mais il n’est pas toujours possible, quand on tire, d’atteindre son objectif. En tout cas ils sont morts pour la bonne cause. – En diriez-vous autant s’il s’agissait de votre vieille nourrice qui faisait des tartes aux airelles ?  Il ne fit aucun cas de mon argument facile. – En un sens, on pourrait dire qu’ils sont morts pour la démocratie, dit-il. – Je serais incapable de traduire cela en vietnamien, dis-je ».

Camus, dans Les justes, à la même époque, posait les mêmes questions : a-t-on le droit de tuer des innocents pour supprimer quelques méchants ?

Fowler qui vivait dans une neutralité que la consommation d’opium ne faisait qu’aggraver, va dans cette circonstance être amené à agir. « Tôt ou tard, il faut prendre parti, si l’on veut demeurer humain ». Il sera obligé de prendre le parti de la vie.

 

Le personnage de Pyle n’évolue pas tout au long du roman. Il est sûr de lui, il ne remet jamais en question les idées qu’il a trouvées dans les livres et il ne cherche même pas à les confronter à la réalité. Il est naïf et idéaliste. Au-delà d’un personnage, Graham Greene a voulu exprimer sa méfiance envers la tendance des Américains à se mêler des affaires des autres, en prétendant que c’est pour leur bien. L’Histoire contemporaine est pleine d’exemples, Vietnam, Irak, Amérique centrale etc. « Cela faisait partie d’un monde psychologique d’une grande simplicité, un monde où l’on parle de Démocratie et d’Honneur (avec des majuscules) ».

Fowler, au contraire, qui représente les idées de l’auteur, est très humain. Il n’est ni parfait ni infaillible, mais il préfère les personnes aux idées. Il est lucide, courageux, honnête, capable de changer. Ses paradoxes, produits de sa pudeur anglaise, lui valent une injuste réputation de cynisme. En fait il a beaucoup de cœur.

Le personnage féminin, Phuong, ne s’exprime à peu près jamais. C’est « la » femme asiatique mystérieuse, une sorte de cliché, elle n’a pas vraiment de caractère et on ne sait jamais ce qu’elle pense. D’ailleurs le narrateur n’essaie même pas de la comprendre : « Ne ferions-nous pas mieux, les uns et les autres, de renoncer à comprendre, d’accepter le fait qu’aucun être humain n’en comprendra jamais un autre, la femme son mari, l’amant sa maîtresse, les parents leurs enfants ? Peut-être est-ce pour cela que les hommes ont inventé Dieu, un être capable de comprendre ».

 

Le narrateur ne cesse de dire qu’il en croit pas en Dieu (ce qui prouverait peut-être le contraire ?) Graham Greene est catholique, sa foi imprègne ses œuvres, mais plutôt en profondeur qu’en surface. Ainsi il se méfiait de la théologie abstraite, il cite dans la préface d’un de ses romans ce passage de Miguel de Unamuno : « Les traditionnelles prétendues preuves de l’existence de Dieu se rapportent toutes à ce Dieu-Idée, à ce Dieu logique, le Dieu par abstraction, et dès lors ne prouvent rien, ou plutôt ne prouvent rien de plus que l’existence de cette idée de Dieu ».

Sans jamais parler de religion, Graham Greene fait sentir quelque chose du Dieu incarné. Dans une autre de ses œuvres, il fait cette citation de Péguy : « Le pécheur est au cœur même de la chrétienté. Nul n’est aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul si ce n’est le saint ».

Une dernière citation, d’un critique, à propos d’un autre roman de Graham Greene : « C’est un roman de réflexion, d’action et de compassion ». Ce jugement irait très bien à notre Américain bien tranquille, roman agréable à lire, plein d’action, bien écrit et même bien traduit, ce qui est rare pour une traduction de l’anglais (du moins dans la traduction que j’ai lue).