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Pierre Rabhi

Du Sahara aux Cévennes ou la reconquête du songe,

éditions de Candide, Lavilledieu (Ardèche), 1983

 

 

En 1984, quand la Lozère n’était encore pour nous qu’un lieu de vacances, des amis parisiens nous dirent : « Tiens, puisque vous allez en Lozère, vous devriez aller voir Pierre Rabhi ». Vu de Paris, la Lozère et l’Ardèche, c’est pareil !

Et nous voilà du côté de Lablachère, à la recherche de la ferme isolée où demeure la famille Rabhi. Pierre Rabhi était chez lui, mais très occupé, entre deux avions. En une minute il a trouvé le temps de recevoir princièrement cette famille inconnue qui débarquait chez lui à l’improviste. Je dis « princièrement » car jamais je n’ai eu à ce point l’impression d’avoir affaire à un grand seigneur. Ce petit homme sec et modeste n’est pas un grand de ce monde mais c’est une personnalité qu’on n’oublie pas. Avant de laisser à sa femme le soin de nous recevoir plus longuement, il nous a fait cadeau de son livre, et c’est précisément de ce livre que je vais vous parler aujourd’hui.

 

« Bien des explorateurs européens ont relaté leurs aventures à travers les continents qui n’étaient pas les leurs, pourquoi moi Africain ne rendrais-je pas compte de mon itinéraire presque forcé à travers le continent matériel et culturel de la nation française ? »

Ainsi commence le livre où Pierre Rabhi raconte sa vie.

 

Rabah Rabhi est né dans une oasis du Sud-Algérien en 1936. À 4 ans il perd sa mère. Son père est forgeron et musicien. C’est une vie de pauvreté, de noblesse, de beauté et de paix. Plus tard, l’enfant va à l’école.

« J’appris à préparer ma planche en l’enduisant d’argile, à fabriquer l’encre avec de la laine et du suint de mouton, à tailler mes plumes dans un roseau et surtout à tracer les belles lettres de l’alphabet arabe. Puis je commençais à inscrire la formule qui devait chaque fois ouvrir les versets : ‘Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux’. (…) Le temps passait et tout mon être s’imprégnait de l’esprit du Coran. J’étais dans le songe des jours sans histoire ».

Il apprend aussi à s’émerveiller devant la beauté du monde. Par exemple il regarde le berger emmener son troupeau.

« Et voici que l’homme de silence, le bâton en travers des épaules, attend les retardataires. Sans hâte, il commence à faire les premiers pas de l’ascension, entouré du mouvant troupeau. Je les entends au fond du reflux de la brise. Ils viennent d’atteindre la brèche qui les avale peu à peu. La silhouette de l’homme se découpe sur le bleu du ciel. Elle reste un instant suspendue entre deux infinis ».

Il évoque le petit matin, la canicule, la cérémonie du thé à la menthe, le marché.

« J’écoute le désert ne rien dire. Je le sais parcouru par des esprits et de petits vents chauds, petits vents simples s’esprit qui racontent n’importe quoi, qui sont espiègles et qui rient en découvrant leurs dents blanches. Ils portent des djellabas de laine brune, une petite clochette à leurs pieds. Mais je n’ai jamais su où ils habitaient ».

Voici la nuit qui tombe. « Je suis allongé sur la terrasse, l’œil rivé à la voûte céleste. Le vieillard qui berce la nuit m’a dit que tout est précaire excepté la saveur d’être avec notre voisine Mimouna, qui par-dessus le mur  nous offre un bol de nourriture qu’elle a préparée, et le brandon de feu que nous donnons à Mesahouda pour allumer son bois. Tout est précaire sauf les contes de ma grand-mère et le luth de mon père qui répand ses chants andalous ».

 

Ensuite le jeune Rabah sera plus ou moins adopté par un couple français et il va à l’école française malgré l’opposition farouche de sa grand-mère qui se méfie de ces mécréants. La vieille dame est fière de ses enfants.

« Si mon oncle avait l’allure princière des religieux avec ses vêtements immaculés, son visage brun embelli par le voile blanc et la sérénité, sa démarche mesurée ponctuée par le claquement des babouches couleur d’or, mon père reflétait l’esprit industrieux, inventif, maître de sa destinée, homme total sensible aux femmes et les chantant avec enthousiasme ».

Le petit Rabah se sent déraciné, dans cette civilisation si différente, mais ses nouveaux parents sont gentils et il s’y habitue. Le voilà partagé entre deux vies, entre le monde des mille et une nuits et le monde occidental, entre la cérémonie de la circoncision et la lettre au Père Noël, entre le gentil père français et le noble père forgeron et troubadour.

Rabah passera aussi 18 mois à Aïn Sefra à l’école de son oncle l’imam. Il n’y est pas très heureux. À l’occasion d’une grande fête, son père doit sacrifier un bélier. Au moment de tuer l’animal, il s’en va soudain chercher un voisin avec qui il s’était disputé quelques jours plus tôt.

« Je ne compris que bien plus tard la raison de ce comportement : ‘Ton sacrifice est nul s’il y a du ressentiment dans ton cœur. Réconcilie-toi d’abord avec l’autre’ ».

Nous chrétiens nous avons le même commandement dans l’évangile, mais je ne sais pas si nous le mettons souvent en pratique…

Il passe l’année scolaire en ville, où il prépare le certificat d’études, et il ne revient au village que pour les vacances. Sa grand-mère aimerait qu’il ne reparte plus et qu’il reste avec les siens. « Ma vie n’était plus faite que de réinsertion, de réadaptation alternée ».

Mais le père tient à ce que son fils fasse des études. La grand-mère prédit :

« ‘Écoute bien mes paroles, si tu laisses repartir ton fils, il ne reviendra plus’. Et je ne devais plus revenir, ma volonté n’y étant pour rien. »

La grand-mère meurt « d’un mal dans la poitrine », comme elle disait.

« La pauvreté avait aiguisé son savoir des choses de la survie : plantes comestibles du désert, petits animaux, préparation des sauterelles, les mille manières de tirer parti de tout, vêtir les siens, ne rien gaspiller, vénérer la céréale qui dans ses rudes mains devenait noblesse. Fragment du principe nourricier, du principe germinatif, elle était maintenant  chez elle, reprise par la terre dont elle fut un prodigieux témoin ».

 

Le père n’arrive plus à gagner la vie de ses sept enfants. Il se résigne à devenir ouvrier au service des Français. Rabah prend le train pour retourner à Oran.

« Au fond du compartiment, un groupe de nomades entoure un joueur de gasbaa, longue flûte de roseau. Les accents nostalgiques, portés par le vent, se marient étrangement avec le bruit du train. Les hommes s’étaient défaits de leur turban et de leur sandales et avaient adopté leur posture habituelle, accroupis sur les banquettes de bois. L’un des assistants se mit à accompagner la flûte de sa voix un peu éraillée. Tout à leur émotion, ces nomades n’étaient plus de ce monde. Une femme exhibe un sein brun, l’offre à son enfant, puis, d’un mouvement d’aile, elle l’enveloppe et redisparaît avec lui sous le voile bleu. J’étais loin de me douter que ces scènes pour moi si familières allaient être les dernières parmi les gens de mon pays ».

Le jeune Rabah entre dans un lycée privé. Il se sent de plus en plus intégré dans la société européenne.

« Nourriture française, coutumes françaises, fêtes françaises, langue française, art français, pensée française. Plongé dans le bain, je subis l’ultime galvanisation. Pourtant je n’avais pas le sentiment de renier, mais de répondre à ce besoin lancinant d’unité de moi-même ».

En réalité le jeune homme civilisé et élégant « recèle au fond de lui-même un animal sauvage, semblable à un fennec aux yeux vigilants ».

 

Il arrête des études et travaille comme prothésiste dentaire. Il apprend à jouer du piano. À force de fréquenter des chrétiens, il perd ses préventions contre le christianisme, se prend d’amour pour Jésus-Christ et il se fait baptiser sous le nom de Pierre. Il travaille dans une banque. Survient la guerre d’Algérie. Pierre, à la suite d’un désaccord avec son père adoptif, se retrouve à la rue. Il lit beaucoup, il réfléchit, il a des doutes sur la civilisation occidentale. En 1960 il quitte l’Algérie et débarque à Paris.

« La solitude est ici fondamentale, elle est le matériau essentiel dans ces grandes rues désertes et froides de minuit (…) Ici les signes anonymes remplacent la relation, mais il faut savoir les interpréter. Le langage est partout sous forme de cendre ».

« Quelques mois, voire quelques jours, ont suffi à me désillusionner complètement. La France, perçue à travers son histoire, ses écrivains, ses mystiques, ses artistes, n’a rien à voir avec sa réalité vécue. »

Pierre trouve un travail et suit des cours qui l’intéressent.

« J’ai cessé de croire que les églises pourraient être un lieu où l’étranger peut vivre la fraternité ».

Il rêve de rejoindre au Brésil un ami qui fait de l’alphabétisation dans les favelas, mais voilà qu’il fait la connaissance d’une jeune fille.

« La musique, le théâtre, la littérature, le christianisme. Je partageais toutes ces choses avec Michèle, cela nous assurait une certaine douceur au milieu de la brutalité matérialiste ».

Les deux fiancés  rêvent de s’installer à la campagne. Leur rêve va se concrétiser grâce à un petit groupe de gens qui militent pour la création du Parc national des Cévennes et qui les aident.

« Ces gens semblent avoir été délégués par une puissance bénéfique pour nous aider à modeler le rêve ».

 

Pierre et Michèle se marient en Ardèche, Michèle continue à travailler à Paris tandis que Pierre étudie l’agriculture dans une école familiale rurale. Avec un ami médecin de campagne, il apprend à connaître le pays. Michèle et le premier bébé (Cécile) arrivent, la famille réunie s’installe dans une maison.

« Nous intriguons tous les gens du pays. Certains déplorent notre fantaisie, si ce n’est pas un malheur, des jeunes qui pourraient se faire d’excellentes situations en ville ! »

Pierre doit travailler la terre pendant trois ans avant d’avoir droit à un prêt du Crédit agricole pour acheter une ferme. Le voilà donc ouvrier agricole. Le travail au début lui paraît très dur.

« En ces temps de résolution et de peur, deux choses contradictoires m’étaient nécessaires : la prière et l’orgueil ».

La vie est très dure pour le jeune couple au bord de la misère. Africain, ancien musulman, citadin, Pierre se sent vraiment isolé. Il se met à faire des sculptures en bois ou en terre cuite. Un ami les aide à acheter la ferme qu’ils ont enfin trouvée. Mais comme ils n’ont plus un sou, Michèle et les enfants vont vivre pendant six mois à St-Étienne, où vivent les parents adoptifs de Pierre. Pierre restaure la maison, et il le fait si bien, qu’il en fera un métier : pendant des années, il va restaurer des maisons. Il cherche des truffes et les vend. Il a bien du mal à nourrir sa famille.

« Tandis que nous cheminions d’événement en événement, s’éveilla en nous le sentiment de la non-fragmentation. Rien n’est séparé de rien, le balancement joie-peine-effort-repos-espoir-désespoir, se fait à l’intérieur d’une cohésion et non selon des alternatives contradictoires et indépendantes. Nous avons aussi appris que la plus grande mutilation que l’on puisse faire à l’homme, c’est de le priver de toute insécurité. L’insécurité nous a forcés à tirer de nous-mêmes des richesses que nous ne soupçonnions pas : imagination, créativité, résistance physique et psychique, victoire sur les privations de toutes sortes, les inconforts. »

Pierre rend hommage à Michèle, « une âme forte dans un corps de frêle apparence, mais combien doué de cette énergie que j’ai bien souvent admirée chez les femmes de mon pays et qui suscite une infinie tendresse ».

 

Peu à peu, la famille Rabhi est moins pauvre. Ils élèvent des chèvres.

« Vivre d’un troupeau, c’est en grande partie le parasiter quelle que soit la préoccupation qu’on ait de son bien-être ».

« Au printemps, la vie nous submerge sous la forme de nombreux chevreaux, et c’est chaque fois un émerveillement de voir que tout est perfection dans le processus d’incarnation. Tout est si bien prévu qu’on a du mal à imaginer que cela ne puisse être le fait d’une intelligence ».

 

Pierre Rabhi cultive la terre suivant la méthode biodynamique, qui est basée sur l’anthroposophie (une sorte de théosophie fondée par Rudolf Steiner).

« Mon rôle n’est plus celui d’un simple agriculteur, car je n’ai pas seulement à provoquer des effets ponctuels, mais à participer à un vaste mouvement de restauration ou de maintien de la santé de la terre nourricière ».

Grâce à cette méthode il constate avec joie que « la terre sèche, revêche, presque inhospitalière, lourde à la charrue, qui est nôtre, devient peu à peu sereine, affable, attentive à nos sollicitations (…) Il ne s’agit pas ici de je ne sais quelle religion. Je me suis toujours méfié des délires mystiques  vers lesquels peut conduire l’insurrection contre le matérialisme (…) Par contre la gestion des êtres vivants (animaux ou végétaux) me paraît être une merveilleuse école d’objectivité ».

« J’ai une joie extraordinaire à sentir la vie de plus en plus intense dans mon sol (…) Quant au troupeau, après sélection judicieuse, soins par homéopathie, nourriture sauvage et nourriture de culture équilibrée, il est en état sanitaire et de production très satisfaisants. La santé des personnes, elle, n’a cessé de s’améliorer ».

« Michèle a acquis une grande maîtrise dans la fabrication du fromage (…) C’est au marché du bourg qu’est vendue notre production, elle est la base de notre économie et nous permet maintenant de vivre correctement ».

 

Il oppose, à la pléthore destructrice de la société de consommation, « la pauvreté en tant que valeur de bien-être. Le mot pauvreté étant chargé de maléfices, il convient de préciser que la pauvreté selon nous n’est pas la misère, mais la relation équilibrée entre mes besoins vitaux et moi-même. Mes besoins en tant qu’homme ne se limitent pas bien entendu à l’entretien de mes fonctions végétatives. J’ai à nourrir aussi ma spiritualité, ma sensibilité, ma créativité, mon affectivité. Mais je dois réaliser qu’il n’est pas de pauvreté hors d’une disposition d’esprit sans laquelle tout devient privation raisonnée, une digue fragile contre l’envie. Je suis pauvre parce qu’au plus profond de mon être, j’ai aboli toute avidité, toute fausse nécessité ».

En mai 68, des contestataires viennent les aider aux travaux de la ferme. Les Rabhi, précurseurs du mouvement de retour à la terre, forment de nombreux stagiaires aux travaux agricoles. Cette famille élargie est bénéfique pour tout le monde, notamment c’est enrichissant pour les enfants.

Une vache, Mamma, vient compléter le nombre des habitants de la ferme. Son arrivée est décrite avec humour.

« Nous poussâmes les hommages rendus à Mamma jusqu’à lui jouer de la flûte afin d’amadouer son caractère. Mais le troisième seau renversé me fit sortir de mes gonds et perdre instantanément l’urbanité dont je la gratifiais. Saisissant une ceinture, je me mis à ce que je considérais comme un dressage nécessaire. Effectivement l’incident ne se reproduisit plus. Et notre Mamma, peu à peu, perdit son statut d’étrangère capricieuse pour devenir simple, compréhensive, membre véritable du clan ».

 

Ensuite à propos de Dieu, il cite Maître Eckhart, un mystique allemand du Moyen Âge :

« Pourquoi bavardez-vous au sujet de Dieu ? Tout ce que vous dites de lui est mensonge ».

Il évoque aussi ses cinq enfants : Cécile, Vianney, David, Sophie et Gabriel, qui suivent tous les traces de leurs parents, dans le « petit royaume de patience » créé par Pierre et Michèle.

« J’aime ce pays qui nous a donné asile et à travers lui la splendide planète qui est la nôtre. J’aime ce pays dans la respiration quotidienne, dans les saisons, dans la pluie, dans le vent, si proche de tout ce qui vit ».

 

 

Actuellement, et depuis longtemps (1981), Pierre Rabhi est chargé de mission pour enseigner l’agriculture biodynamique aux paysans du Burkina Faso, ce qui lui a permis de retrouver avec joie son continent natal.

Il a écrit un roman, Le gardien du feu (inspiré de la vie de son père), et pas mal de livres sur l’écologie. C’est aussi un conférencier apprécié.

Bref, c’est un homme qui sort de l’ordinaire.

C’est une joie de lire ce livre plein de poésie qui prend, dit la préface, « une remarquable dimension humaine ». Il a été réédité chez Albin Michel en 1995, puis en 2002 sous le titre Du Sahara aux Cévennes : itinéraire d'un homme au service de la Terre-Mère.