Jean Vanier
La communauté, lieu du pardon et
de la fête
Editions Fleurus, 1979, 280 pages
Je vous parlais l’autre jour de Jean Vanier à propos du livre de Jean Toulat Les forces de l’amour. Jean Vanier a interrompu sa carrière universitaire au Canada pour vivre dans l’Oise avec des handicapés mentaux. C’est ainsi qu’il fonda en 1964 la communauté de l’Arche, où des handicapés mentaux vivent avec des gens « normaux ». Ces communautés existent maintenant dans le monde entier. Jean Vanier, quand il n’est pas dans l’Oise, parcourt le monde pour visiter ses communautés et pour évangéliser un peu partout. Comme beaucoup de gens ignorent ce qu’est réellement une communauté, Jean Vanier, avec la vaste expérience qu’il a acquise sur ce sujet, a écrit ce livre, qui « s’adresse surtout à ceux qui vivent ou veulent vivre en communauté mais beaucoup de choses s’appliquent également à la vie familiale ». Dans ces deux formes de vie on retrouve en effet deux choses essentielles, « les relations interpersonnelles, et le fait d’être orientés ensemble vers un but. (…) La vie communautaire n’est pas simplement faite de spontanéité ni de lois. Il y a des conditions précises, nécessaires, pour que cette vie communautaire puisse s’approfondir et s’épanouir à travers les crises, les tensions et les « bons moments ». (…) La vie communautaire est une merveilleuse aventure. Je souhaite que beaucoup puissent vivre cette aventure qui est finalement celle de la libération intérieure : la liberté d’aimer et d’être aimé ».
(Extraits)
Chapitre 1. Un cœur,
une âme, un esprit.
La communauté paraît merveilleuse comme lieu d’accueil et de partage. Mais c’est aussi un lieu terrible : le lieu de la révélation de nos limites, de nos égoïsmes, de nos ténèbres. Mais si nous sommes accueillis avec nos limites, avec nos capacités aussi, la communauté devient peu à peu le lieu de la libération. Découvrant qu’on est accepté et aimé par les autres, on s’accepte et s’aime mieux. La communauté est alors le lieu où on peut être soi-même, sans peur ni contrainte. C’est le lieu où chacun (ou plutôt la majorité, il faut être réaliste) est en train d’émerger des ténèbres de l’égocentrisme, à la lumière de l’amour véritable, c’est-à-dire une attention à l’autre qui devient peu à peu engagement, reconnaissance d’une alliance, d’une appartenance mutuelle. Apprendre à aimer demande toute une vie, car il faut que l’Esprit Saint pénètre dans tous les coins et recoins de notre être, toutes les parties où il y a des peurs, des craintes, des défenses, des jalousies. Tant que je n’accepte pas d’être un mélange de lumière et de ténèbres, de qualités et de défauts, d’amour et de haine, d’altruisme et d’égocentrisme, de maturité et d’immaturité, je continue à dresser des barrières en moi et à l’extérieur de moi. Pour s’accepter soi-même, il faut avoir découvert que Dieu nous aime et nous pardonne. Alors il devient possible d’accepter les autres et de pardonner, et la confiance mutuelle pourra grandir.
Souvent dans la vie communautaire on attend trop des personnes, et on les empêche de se reconnaître et de s’accepter telles qu’elles sont. Elles sont alors obligées de se cacher derrière un masque. Mais elles ont le droit d’être moches. Il y a en chacun de nous une partie qui est déjà lumineuse, convertie. Et puis il y a cette partie qui est encore ténèbres. Il ne faut pas chercher la communauté idéale. Il s’agit d’aimer ceux que Dieu a mis à nos côtés aujourd’hui. Ils sont signes de la présence de Dieu pour nous. L’idéal n’existe pas. Si on cherche toujours son équilibre, je dirais même si on cherche trop sa propre paix, on n’y arrivera jamais car la paix est un fruit de l’amour et donc du service des autres.
Plus une communauté s’approfondit, plus ses membres deviennent fragiles et sensibles. On pourrait croire au contraire que la confiance mutuelle nous rend plus forts. C’est vrai aussi, mais quand on aime, on devient faible et vulnérable, on lève les barrières, on brise ses carapaces par rapport aux autres. Le ciment de l’unité, c’est l’interdépendance.
Pour construire la communauté, chacun doit utiliser son don (qui est différent pour chacun). La jalousie est un des fléaux qui détruisent la communauté. Elle vient de ce qu’on ignore son propre don ou qu’on n’y croit pas assez. Si on était assez convaincu de son propre don, on ne jalouserait pas celui des autres qui paraît toujours plus beau. Ce ne sont pas seulement les membres faibles qui ont besoin des forts, mais même les forts ne sauraient vivre sans les faibles. Nous sommes faits pour être nourriture les uns pour les autres, mais surtout pour vivre cette relation unique avec notre Père en son fils Jésus.
Chapitre
2. Entre dans l’alliance.
On entre dans une communauté pour être heureux. On y reste pour rendre les autres heureux. Au début la vie en communauté paraît merveilleuse. Ensuite on ne voit plus que les défauts des autres. Le troisième temps est celui du réalisme et de l’engagement vrai, celui de l’alliance. Les membres de la communauté ne sont ni des saints ni des diables, mais des personnes, chacune étant un mélange de bien et de mal, mais aussi chacune en train de grandir.
Une communauté n’est jamais pour elle-même, elle appartient à quelque chose qui la dépasse, aux pauvres, à l’humanité, à l’Église, à l’univers.
On entre dans une communauté parce qu’on a reçu un appel. Si quelqu’un commence le voyage vers l’unité, c’est qu’il y a eu un moment où son être profond a été touché. Mais souvent les jeunes ont du mal à s’engager, dans notre monde instable. Il faut être patient avec ces jeunes car la croissance prend du temps. L’amour de Dieu est à la fois tendresse et fidélité.
Chapitre 3.
Croissance.
Une communauté est toujours en croissance. Des mauvaises langues disent que la communauté commence dans le mystère et se termine dans l’administration, ce n’est peut-être pas entièrement faux, hélas ! Tout le défi d’une communauté qui grandit est d’adapter ses structures pour qu’elles soient toujours au service de la croissance des personnes et des buts essentiels de la communauté.
Fonder une communauté est assez simple. Mais ensuite, l’héroïsme au quotidien est plus difficile. Une communauté doit toujours rester une communauté d’enfants, mais d’enfants qui aient une conscience intellectuelle et une vision.
Une communauté doit être bien insérée dans le quartier, acceptée par les voisins, ainsi elle peut devenir le levain dans la pâte. Les épreuves sont un facteur de croissance pour la communauté, en créant plus de solidarité. Les tensions sont normales, elles rappellent que la communauté est plus qu’une réalité humaine, qu’elle a besoin de l’Esprit de Dieu pour vivre et s’approfondir. Il ne faut ni cacher les tensions, ni les faire exploser prématurément, mais les aborder avec beaucoup de délicatesse, de confiance et d’espérance. La qualité essentielle pour vivre en communauté est la patience.
Quand les gens ne sont plus heureux de vivre, prier et agir ensemble, et qu’ils fuient dans des activités extérieures, c’est mauvais signe. Une communauté en bonne santé est un pôle d’attraction, des jeunes s’y engagent. Mauvais signe aussi quand la communauté a beaucoup d’argent, car elle n’a plus besoin de Dieu. La santé d’une communauté se révèle surtout à travers son ardeur et sa fidélité à ses buts essentiels : la présence à Dieu et aux pauvres.
La vraie communauté s’ouvre de plus en plus, une secte par contre se ferme de plus en plus.
Certaines communautés doivent demeurer petites, pauvres, prophétiques, mais d’autres sont appelées à grandir pour aider beaucoup de personnes : l’Arche par exemple.
Chapitre 4.
Donne-nous notre pain de chaque jour.
Dans son voyage vers l’unité, chaque personne, du fait de sa richesse et de sa complexité, a besoin de diverses nourritures sans quoi une partie de son être restera atrophié. Souvent des personnes sont boulimiques dans une des parties de leur être et laissent de côté les autres : elles grandissent sans équilibre et sans unité. Il faut des nourritures personnelles et des nourritures communautaires, des nourritures du cœur, de l’intelligence et de l’esprit. Tant qu’on est dans la communauté pour « faire » des choses, on ne peut pas être nourri par le quotidien. Le quotidien ne nous nourrit que quand on a découvert la sagesse de l’instant présent et la présence de Dieu dans les petites choses. Si on nettoie la maison ou si on fait la cuisine comme une corvée qu’il faut faire, on sera fatigué et énervé. Mais si on découvre que c’est par et dans ces humbles réalités qu’on vit avec Dieu et les frères, notre cœur s’apaise. On ne fuit plus en avant, on prend le temps de vivre.
Les nourritures communautaires sont les temps d’émerveillement, prière en commun, Eucharistie, moments de détente après le repas, fêtes, week-ends. Le rire est une nourriture importante. Il ne s’agit pas de rire de, mais de rire avec.
Quand on découvre les réseaux de l’Esprit Saint, les merveilles de Dieu à travers le monde, cela nous fortifie et nous encourage. La parole de Dieu, bien sûr, est une nourriture essentielle. Il faut aussi une discipline de repos, et une discipline par rapport à la nourriture spirituelle, à la prière et au rajeunissement de l’intelligence. Par exemple il ne faut pas lire uniquement des choses utiles mais connaître aussi des choses gratuites car c’est la gratuité qui stimule le plus. Un ressourcement absolument essentiel est la rencontre avec un véritable ami à qui on puisse tout dire, sachant qu’on sera écouté et encouragé.
Il ne faut pas avoir peur d’aimer et de dire aux gens qu’on les aime. C’est le plus grand des ressourcements personnels.
Le partage de nos faiblesses et de nos difficultés est un stimulant plus grand pour les autres que le partage de nos qualités et de nos réussites.
C’est souvent le regard du plus pauvre qui nous détend, touche notre cœur et nous rappelle l’essentiel. Le pauvre est toujours prophétique.
La prière est une rencontre qui nourrit l’affectivité profonde. Elle est présence et communion.
Chapitre 5. Autorité
et autres dons.
L’autorité est un service parmi d’autres. Elle est pour la liberté et la croissance des personnes. C’est une œuvre d’amour. Dieu vient toujours au secours de celui qui a l’autorité s’il est humble et s’il cherche à être serviteur de la vérité. La qualité première d’un responsable est d’aimer les membres de sa communauté, d’avoir confiance en eux. Le danger de l’orgueil est si grand pour un chef qu’il lui faut des garde-fous, des bornes qui fixent l’étendue de son pouvoir. Il faut savoir partager les responsabilités, savoir écouter tout le monde (même ceux qui critiquent). On ne peut être père que si on est fils. Les rapports avec l’autorité sont souvent marqués par ceux que les membres ont pu avoir étant enfants avec leurs propres parents. On idéalise le chef, on l’attaque. On devient adulte quand on a acquis la liberté intérieure et une réelle capacité de jugement mais aussi quand on accepte pleinement le don des autres et qu’on se laisse toucher par la lumière qui est en eux. Savoir dialoguer avec l’autorité et lui obéir sont des qualités importantes dans la vie communautaire. Le chef doit donner l’exemple du pardon, être très patient par rapport aux lenteurs et aux médiocrités de sa communauté.
Le conseiller spirituel n’a pas toujours vraiment besoin de donner des conseils. Chaque personne a en elle la lumière de la vérité. Si on est assez tranquille, on découvre en soi la réponse. Mais on a toujours besoin d’une personne qui pose les bonnes questions.
Chapitre 6.
L’accueil.
C’est un des premiers signes que la communauté est vivante.
Si on accueillait chaque nouvelle personne comme un don de Dieu, comme son messager, on serait plus aimant et plus ouvert.
Chapitre 7. Les
réunions.
Le vrai partage communautaire est plus qu’un travail en équipe. Il implique une certaine révélation de soi-même. Beaucoup de blocages dans les communautés viennent du fait qu’on n’ose pas dire ce qu’on sent. Il y a une libération à exprimer certaines choses.
On vient à une réunion non pas pour imposer ses idées, mais pour écouter celles des autres. Il faut aider chaque personne à s’exprimer.
Chapitre 8. Le
quotidien.
Un des signes qu’une communauté est vivante se lit dans la qualité de l’environnement matériel : la propreté, l’aménagement, la façon dont les fleurs sont placées, les repas et tant d’autres réalités qui reflètent la qualité de cœur des personnes. À certains, ce travail matériel peut paraître fastidieux. Ils aiment mieux avoir du temps pour parler et avoir des relations. Ils n’ont pas encore réalisé que les mille petites choses qui doivent être faites chaque jour, ce cycle qui consiste à salir et nettoyer, ont été données par Dieu pour permettre aux hommes de communier à travers la matière. Faire la cuisine et laver le plancher peuvent devenir une manière de manifester aux autres son amour. Si on regarde le travail matériel le plus humble de cette façon, tout devient don et moyen de communion, tout devient fête car c’est une fête de pouvoir donner.
Chapitre 9. La fête.
Au cœur de la communauté il y a le pardon et la fête. Ce sont les deux faces d’une même réalité, celle de l’amour. Plus un peuple est pauvre, plus il aime fêter.
La fête est le moment le plus humain et aussi le plus divin de la vie communautaire. Bien souvent aujourd’hui nous avons la joie sans Dieu ou Dieu sans la joie. C’est la conséquence d’années de jansénisme où Dieu apparaissait comme le Tout-Puissant sévère. La fête, au contraire, c’est la joie avec Dieu. Dans l’Église nous avons une fête quotidienne : la messe.
Les repas, les fêtes doivent être signe de joie et de fête. Les communautés tristes sont stériles, elles sont des mouroirs. Certes, nous n’avons pas sur la terre la joie en plénitude, mais nos fêtes sont de petits signes de la fête éternelle, de ces noces auxquelles nous sommes tous invités.
Conclusion.
Nous avons beaucoup parlé de la communauté. Mais quand tout a été dit, il reste que chacun, dans le fond de son être, doit apprendre tous les jours à assumer sa propre solitude.
Ce n’est que lorsqu’on a découvert que l’échec, les dépressions, nos péchés même peuvent devenir offrande, qu’on retrouve une certaine paix.
Ce n’est que lorsque je reste debout avec toutes mes pauvretés et mes souffrances et que je cherche plus à soutenir les autres qu’à me replier sur moi-même, que je peux vivre pleinement la vie communautaire ou la vie du mariage.
Dans la vie communautaire, on est là les uns pour les autres, pour grandir ensemble et ouvrir nos plaies à l’infini afin qu’à travers elles se manifeste la présence de Jésus.