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Paroles d’un missionnaire itinérant, Père Jean Didierlaurent, rédemptoriste

1992, éd Médiaspaul, 140 pages

 

 

On entend souvent parler de missions et de missionnaires, en Afrique, en Amérique du sud ou en Asie. On parle plus rarement des missions itinérantes à travers la France, et pourtant c’est une vieille tradition de l’Église et qui existe toujours.

« Les missionnaires en question sont des voyageurs qui se mettent au service de communautés chrétiennes, à l’appel de celles-ci, pour un temps très court (15 jours 3 semaines), afin d’aider les croyants dans le recyclage de leur foi et leur mission permanente, et les hommes en recherche spirituelle dans leur questionnement. Des incroyants du monde moderne, jeunes et moins jeunes, vivent aussi à leur manière l’événement de la mission, et en grand nombre. Dans des veillées pleines de chaleur, invités par des amis chrétiens, à l’aise parce qu’ils ne flairent pas de piège, ils peuvent dire ce qu’ils sont, et ils sont respectés dans l’expression de leur propre vérité. Ces rencontres à la maison sont certainement des moments où souffle intensément l’Esprit. Le missionnaire n’y prêche pas, mais il est avec les autres, invité avec les autres ».

Celui qui écrit ces lignes est un de ces missionnaires itinérants, qui souhaite prolonger par un livre ces conversations si spontanées mais qui n’ont pas de suite. Grâce à ce livre, les personnes qui ont été éveillées par la mission peuvent continuer à réfléchir. Le père Didierlaurent précise que ce livre s’adresse aussi à tous ceux qui se posent des questions, aux athées, et à tous ceux que ces questions intéressent : finalement ça fait pas mal de monde !

 

L’auteur évoque d’abord nos origines :

« ‘Adam’ et ‘Ève’.

Ils habitent la planète terre, non loin du soleil, dans une galaxie nommée Voie lactée.

Ils sont plusieurs milliards aujourd’hui.

Ils apparurent il y a quelques millions d’années, mais n’ont pas gardé de souvenirs d’enfance. Ils étaient d’abord comme toutes les bêtes. Leur cerveau se développant, ils apprirent à parler, à rire, à inventer, à travailler. Puis ils entendirent, de plus en plus distinctement, la voix de quelqu’un qui tentait d’entrer en relation avec eux. Ils entreprirent de lui répondre.

C’est alors seulement qu’’Adam’ et ‘Ève’ naquirent vraiment, d’une timide naissance, en attendant mieux. »

 

Le temps est long… le vivant est compliqué…

« Contemplons les diverses étapes de l’évolution : atome, petite molécule, grande molécule, unicellulaire, multicellulaire, bête, homme, société… Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas poursuivre, nous suggère Jésus homme et Dieu, par la fraternité humaine et le Royaume de Dieu son père ? »

 

« Personne n’a demandé à naître, personne n’a choisi ses parents, sa race, sa culture, personne n’a choisi le nom de son Dieu. Nous n’avons rien choisi, et pourtant nous nous sommes mis à aimer pas mal de ces choses imposées. Ne demandez pas à un bébé le sens de sa vie ! Mais en devenant adulte, il pourra découvrir dans la trame du quotidien comme un filigrane, un dessin, un dessein. Nous n’avons pas demandé à naître, mais nous découvrons que c’est l’amour d’un homme et d’une femme qui nous a mis sur terre. Nous n’avons pas choisi nos parents, mais nous affirmons qu’ils sont les meilleurs du monde. Nous n’avons choisi ni notre race ni notre culture, mais elles en valent d’autres puisque toutes ont leurs trésors. Nous n’avons pas choisi notre religion, mais nous nous mettons à aimer notre Dieu dont on nous dit la tendresse infinie. Nous n’avons rien choisi, mais nous voyons bien que nous avons de la chance avec tout ce qu’on nous a offert.

Comportement non moutonnier, parole personnelle, intériorisation de la loi : quand vous lisez cela dans les yeux et le comportement d’un homme, c’est qu’il cherche un sens à sa vie à défaut de l’avoir trouvé. »

 

L’auteur réfléchit sur le sens de la vie.

«Chercher le sens de sa vie n’est pas obligatoirement une spéculation intellectuelle, mais peut se traduire dans la simple méditation sur son comportement quotidien. (…)  Le sens de la vie est en Dieu seul, et sont réussies toutes les vies ouvertes à l’amour, même si reste voilé le nom ultime de cet amour. La visite au malade et le verre rafraîchissant témoignent d’une vie réussie dans son orientation essentielle. D’ailleurs, celui qui aime ne passe pas beaucoup de temps à se demander si sa vie a un sens ».

Vient ensuite la grande question du mal et de la souffrance.

« La souffrance existe, le mal nous entoure, c’est évident, et ces échecs se comprennent par le fait que la création n’est pas terminée ».

« La souffrance vient aussi du hasard ».

Elle peut aussi être causée par notre liberté.

« Les bombes, l’indifférence, la violence, le vol, la calomnie, c’est de chez nous, et il serait quand même un peu fort de mettre ce lot sur le compte de Dieu ! »

Le P. Didierlaurent n’admet pas qu’on rende Dieu responsable du mal, « responsable commode puisqu’il ne répond pas. Le Seigneur qui semble beaucoup parler dans les Écritures est en fait un grand silencieux. On le fait parler, aujourd’hui encore. Il parle de fait, mais jamais pour se défendre ».

L’auteur proteste contre cette vision doloriste de la Passion : le sang a coulé, certes, mais « pour le peuple de l’Alliance, le sang représente la vie, tout simplement. Pour comprendre cela, il faut sans doute être donneur de sang, celui qui donne un peu de sa vie pour aider à la vie des autres. Rien de sanglant là-dedans, rien que de l’amour. »

Il pense que Jésus a donné sa vie non seulement sur la croix, mais jour après jour, et que ce n’est pas Dieu qui a voulu qu’il souffre. Dieu ne veut pas la souffrance et le mal. Mais « toute souffrance peut s’ouvrir sur un plus d’amour et marquer la réussite d’une vie. La souffrance bien négociée devient pour nous signe de désinstallation. On n’explique pas la souffrance, car c’est elle qui nous explique : les fausses gloires vacillent, on s’investit en Dieu. Et notre Père, qui n’aime pas la souffrance et déteste le mal, nous aide à vivre le réel, en Jésus qui est passé par là et nous montre le chemin, comme le guide de montagne qui ouvre la voie à la cordée bloquée dans la paroi ».

 

Nous avons ensuite un chapitre sur la mort.

« C’est au moment où l’on commence à savoir vivre qu’il faut s’arrêter. On a envie de crier à l’injustice. Heureusement, quand on doit tout laisser au jour de la mort, on est riche de tout ce qu’on a donné ».

« Les sages nous apprennent que nous saurons mourir un jour, si nous essayons de mourir un peu tous les jours au mensonge, à l’égoïsme, à la mesquinerie. Cette mort quotidienne est un superbe exercice pour faire de notre mort - l’ultime – un rite charnel et vivant. Et la toute dernière séquence sera celle de la réconciliation, de la vérité, de la paix intérieure qui ouvrent les portes sur l’inimaginable ».

« Nous prions pour les morts. Il est tout aussi important de savoir que les morts prient pour nous. En fait, nous prions avec eux, en sachant qu’ils nous regardent, avec tendresse et humour ».

 

Voici maintenant un chapitre sur Jésus. Son existence historique est certaine, mais les gens réagissent différemment, incrédulité, refus. Jésus « a parlé, mais sans cesse au nom du Père. À l’entendre, on pourrait dire : Jésus, c’est tout son Père ! »

« Jésus a vraiment parlé, parce qu’il a vraiment écouté ».

« Jésus (…) est véritablement au début du monde par sa résurrection, le big bang primitif n’étant que la mise en route du projet. (…) Jésus inaugure la perfection humaine, la véritable et ressemblance de Dieu ».

« C’est sûr, si Dieu n’était qu’un tout-puissant maître, au lieu de penser à cette incroyable résurrection de son enfant, il aurait envoyé une légion céleste et tout cassé. Le mystère de la résurrection nous a enfin dévoilé un peu du visage de notre Dieu, non pas patron, mais père (papa, abba, disait Jésus), à la tendresse toute-puissante, c’est-à-dire infinie ».

 

Le P. Didierlaurent écrit sur le baptême quelques pages magnifiques.

« Le signe de l’eau dans la lumière de Pâques, c’est le signe de la naissance du monde réussi en Dieu. Bien sûr, il y a le risque fou du passage à travers la mort. Il s’agit de plonger pour ressortir vivant de la noyade. On comprend bien pourquoi les baptêmes étaient célébrés dans la nuit de Pâques. (…) Au baptême, les parents accueillent le don de l’éternité pour leur enfant né mortel ».

 

À propos de la volonté de Dieu et de la liberté de l’homme, l’auteur répète encore que « la volonté de Dieu ne peut être que de l’amour, rien d’autre. Sa toute-puissance, c’est de l’amour, vraiment rien d’autre. Souvenons-nous de notre père, de notre mère. Si nous avons eu la chance d’être vraiment aimés, nous pouvons comprendre que la puissance parentale est faite de sourire, de délicatesse, de patience et de pardon ».

 

Le chapitre sur « Les moyens du salut » aborde la charité, la prière, la messe et la réconciliation. Après un long parallèle entre la passion de Jésus et l’antisémitisme à travers les siècles, l’auteur dénonce la violence, la vengeance, la loi de la jungle. La loi du talion (œil pour œil etc.) est déjà un net progrès.

« Et voilà que Jésus nous propose d’aimer nos ennemis, de tendre l’autre joue ! (…) Qu’est-ce, au fait, que tendre l’autre joue ? C’est le seul moyen de stopper la spirale de la violence et de recréer l’amitié fraternelle. (…) Jésus essaie de faire comprendre que même un tortionnaire a droit à sa chance, celle de changer, celle de se convertir, et qu’il ne le peut que devant cette autre joue, offerte à lui comme terrain de douceur d’autant plus précieux qu’il est inattendu ».

La vieille loi rabbinique disait : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même ». Jésus dit : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur et tu te feras le prochain des autres ».

Saint Alphonse de Liguori, le fondateur des rédemptoristes, disait :

«  Si dans une mission on ne pouvait prêcher qu’un seul sermon, ce serait celui sur la prière ».

Le P. Didierlaurent explique que bien sûr tout travail bien fait est une prière, parce qu’il est participation à la création, mais qu’il est essentiel de prendre aussi du temps pour exprimer notre amour au Seigneur.

« Enlevez les mots et les gestes de l’amour, c’est l’amour lui-même qui meurt ».

La prière n’agit pas sur Dieu, elle agit sur la personne qui prie : si j’ouvre mes volets, le soleil entre, mais ce n’est pas moi qui ai fait lever le soleil ! Prier, c’est ouvrir son cœur.

Quant à la messe, elle « est cette nourriture pour le voyage, ce viatique qui apaise la faim quotidienne. Elle est ce repas qui me creuse l’appétit et me donne faim du royaume ».

L’auteur répond à toutes les questions sur la communion, puis sur le sacrement de réconciliation :

« Jésus nous demande comme à Pierre : Est-ce que tu m’aimes ? et non : Qu’est-ce que tu as fait l’autre jour ? Les questions du Seigneur sont toujours positives et libératrices ».

 

Dernier chapitre : « La foi au quotidien », c’est-à-dire le mariage et l’argent.

« Aimer est le propre de Dieu, des anges et des hommes. (…) Le corps humain est un langage, il dit quelque chose et c’est en cela qu’il est humain et pas seulement animal. Il est fait pour dire ».

« Tous, mariés ou pas, nous avons à vivre le cœur et le corps selon l’esprit de la création, selon le Saint-Esprit ».

« Saint François de Sales, un spécialiste en humanité, a osé écrire : Le mariage est une étrange congrégation où il faut faire profession avant de faire son noviciat (…) S’il y avait pour le mariage comme pour la profession dans les monastères une année d’épreuve, peu de novices feraient profession. Le saint homme voulait sans doute dire là qu’il appréciait à sa valeur la réussite d’un mariage et qu’il en pesait la difficulté ».

Mais il y a des chrétiens qui divorcent, « c’est l’échec et le gâchis ». « Et les questions de rejaillir, que tout pasteur entend, et qui traduisent le désarroi. (…) Notre Église, celle où nous vivons, se veut un lieu de vérité, de liberté, de justice et de paix, dit la liturgie de la messe. C’est vrai pour tous, et cette Église n’a d’autre but que de se comporter comme Jésus : n’exclure personne, aider tout le monde (…) Nous le savons peut-être par expérience personnelle, la souffrance des divorcés, remariés ou pas, nous oblige à leur donner ce que nous avons de meilleur, et oblige l’Église entière à leur donner ce qu’elle a de meilleur : la tendresse de Dieu, reçue en cadeau ».

 

Enfin à propos d’argent, voici une fable que l’auteur destine « à ceux qui seraient tentés de dormir en compagnie de leurs écus. Un cochon rencontra un jour une vache et lui lança perfidement : ‘Moi je ne suis pas comme les vaches. Quand je meurs, je donne tout de moi, absolument tout, même mes pieds et mes soies. Tout est profitable chez moi, tandis que chez vous autres…’ Alors, sans même relever la tête, la vache qui broutait murmura : ‘Mais mon cher ami, mon lait c’est de mon vivant que je le donne !’ »

« L’argent peut tuer (…) L’actualité n’a pas de mal à nous convaincre que l’argent, s’il grossit le compte en banque, ne grandit guère son propriétaire ».

L’argent peut aussi rendre libre. On peut, en théorie du moins, faire de son argent l’usage qu’on veut : le manger, le boire, le jeter par els fenêtres, le partager en famille, le donner à de plus pauvres. La liberté est le bien fondamental de l’homme. Mais « le divorce entre la foi dont les chrétiens se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre, est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps », dit le concile Vatican II. L’argent est un instrument d’amour, donc d’échange. « La tentation est grande de le garder au chaud, à ne rien faire. »

 

La conclusion du livre nous amène à l’espérance malgré la dureté de la condition humaine .

« Pourquoi Dieu a-t-il voulu ‘adam’ et ‘ève’ ? Pour qu’ils humanisent la terre, et l’avenir de l’humanité ne peut prendre corps que sur ce travail d’hominisation. La matière elle-même est appelée à s’hominiser : la pierre devient sculpture pour les yeux et viaduc pour la communication, l’arbre devient meuble, le coton devient tissu, le pétrole devient énergie, la terre devient céramique, la nourriture devient cellule humaine. Cette création permanente est la vocation des créatures humaines et le croyant doit savoir la mettre en évidence, avant les dogmes qui sont là pour expliciter cet essentiel. On comprend alors mieux le sens de la Création. Les personnes apprennent à améliorer leurs relations humaines, les institutions se mettent au service des gens ? C’est le plan de Dieu qui se réalise tout doucement, puisque Dieu a créé et crée aujourd’hui les humains pour qu’ils se créent eux-mêmes. »

« Les incroyants et mal-croyants se grandissent à vouloir suivre leur conscience sans compromission. Ils n’acceptent peut-être pas le « modèle Jésus » qui, pour les chrétiens, répond à la question « Qu’est-ce qu’un homme ? ». Il n’empêche que la tâche est commune, que croyants et incroyants sont attelés ensemble à créer l’homme et le monde. »

« Ce travail d’hominisation est rude, car l’humanité est tirée vers le bas en de puissants instincts qui se nomment appropriation, jouissance et pouvoir. Trois tentations qui furent celles des Hébreux en quarante ans de désert et celles de Jésus en quarante jours de solitude. Le désir de Dieu, son « plan », est que nous fassions l’homme, et nous le défaisons tant ! »

« Au cœur des événements et des situations, l’homme digne de ce nom fait référence à des valeurs, tirées de sa conscience et mûries par la communauté. Dire que l’on croit à des valeurs signifie que les événements sont plus que des faits et qu’ils ont un sens. Une grève ouvrière, par exemple, est un fait, mais elle peut être légitime ou non : elle est plus qu’un fait. On grandit l’homme en épousant des valeurs et en essayant de les faire respecter. Tout le monde sait qu’on ne se fait pas tuer pour n’importe quoi, et que seules certaines valeurs méritent qu’on leur donne sa vie. C’est la conscience, toujours elle, qui en décide, parce que c’est elle qui nous enseigne que certaines choses se font et que d’autres ne se font pas, à moins de ne plus pouvoir se regarder dans une glace. Et quelles sont ces valeurs essentielles ? La justice et l’amour, deux valeurs qui n’en font qu’une. »

« Adam et Ève construisent ensemble leur vie et ressuscitent en chacune de leurs décisions d’amour. Seuls, ils ne pouvaient pas, mais le Christ est présent dans leur cœur. Même si nous n’avons pas envie d’aller à la messe, il agit en divinisant ce que nous faisons d’humain. C’est ainsi que se construit l’éternité. C’est ainsi que les choses humaines deviennent la matière même du Royaume de Dieu, comme le souligne Vatican II.

On voit que la foi n’est ni un appendice ni un ornement. On peut aimer sans être croyant, mais quelle force pour le chrétien quand au cœur de son travail humain il « voit » le Christ présent ! Quel courage, en plein drame, de « sentir » le Christ compagnon de route ! Aucun doute : la mission est indispensable à notre époque qui ne sait guère qu’elle construit de l’éternel tout en mourant d’envie de le savoir. »

 

Après la conclusion, voici le préambule du livre :

« Il était bûcheron dans les Vosges. Un homme à écorce, souvent silencieux, sauf quand il chantait, comme le vent dans les feuillus.

Un de ses fils devint prêtre. Après la cérémonie, il lui glissa à l'oreille, fier et pourtant intimidé: "Quand tu parleras du Bon Dieu, arrange-toi pour que des gens comme moi te comprennent toujours."

Et pour le fils, toutes les "Ève" et tous les "Adam" qu'il rencontre sont devenus des bûcherons, plus habitués à aligner des toises qu'à couper des cheveux en quatre. L'arbre est mort dont le cœur est creux, l'homme est vivant dont le cœur est simple. »

Le bûcheron peut être satisfait de son fils car son langage est effectivement simple, direct, profond et vivifiant.