Pages feuilletées
Anna et Mister God, de Fynn
(éditions du Seuil, 1976, 200 pages. Traduit de l’anglais)
« Il
y a de bons livres, des livres quelconques, et de mauvais livres. Parmi les
bons, il y en a d’honnêtes, d’inspirants, d’émouvants, de prophétiques,
d’édifiants. Mais, dans mon langage, il y a une autre catégorie, celle des livres-ha ! Celui-ci en est
un. Les livres-ha ! sont ceux qui déterminent, dans la conscience du lecteur, un
changement profond. Ils dilatent sa sensibilité d’une manière telle qu’il se
met à regarder les objets les plus familiers, comme s’il les observait pour la
première fois. Les livres-ha ! galvanisent. Ils atteignent le centre nerveux de l’être, et
le lecteur en reçoit un choc presque physique. Un frisson d’excitation le parcourt
de la tête aux pieds. »
Ainsi débute la préface du livre que nous allons feuilleter aujourd’hui, un livre étrange, inclassable et séduisant. Est-ce un roman, un conte philosophique, le message d’un mystique, ou encore autre chose… Le seul livre qui lui ressemble, peut-être, ce serait Le Petit Prince. Ici le petit prince est une petite fille anglaise, et le Sahara est remplacé par les docks londoniens. Le Petit Prince, en plus métaphysique.
L’auteur, Fynn, présente ce récit comme une histoire qui lui est réellement arrivée. Après tout, pourquoi pas ? Mais peu importe.
L’auteur de la préface décrit Fynn comme « grand,
extrêmement fort, et large non seulement d’épaules mais de pensée. Son
intelligence virile, aventureuse, faite d’un alliage de crédulité et de
scepticisme est toujours prête à quitter le terrain rebattu pour la terre
vierge. D’un autre côté, il est aussi doué d’une sorte de tendresse et de
sensibilité qui sont quasiment féminines. (…) Il a une énergie intellectuelle
immense. On dirait que son cerveau, à chaque instant, analyse des données – pas
seulement numériques – et qu’il ne cesse de concevoir et d’imprimer de
nouvelles formules relationnelles (…) Fynn n’était
l’homme d’aucune spécialité. Pétillant d’intelligence et doué d’un appétit de
savoir gargantuesque », il ne fréquenta aucune université et « sa formation intellectuelle se
déroula dans les ruelles, les boutiques, et le long des canaux de l’East End.(…) Il y a en lui quelque chose de vulnérable, une
transparence, qui le met en communion immédiate et totale avec quiconque est
disposé à jeter ses préjugés par-dessus bord et à célébrer joyeusement
l’impressionnant mystère de la vie. »
Bon, voilà pour le portrait de Fynn, qui est à la fois l’auteur et le personnage du livre. Mais de quoi s’agit-il, et qui est Anna ?
Anna est une sorte d’ange, que Fynn, âgé de 19 ans, rencontre par un soir de brouillard, une petite fille de cinq ans toute seule dans la rue. Ils deviennent amis, il la recueille chez lui où sa mère, une vigoureuse Irlandaise, l’adopte aussitôt.
« À
la maison, le dîner était plus ou moins le même tous les soirs. En qualité de
fille de paysans d’Irlande, Maman était vouée au ragoût. Une grosse marmite de
fonte noire et une énorme bouilloire étaient dans la cuisine les ustensiles de
base. Et bien souvent, pour distinguer l’infusion du ragoût, il n’y avait qu’un
indice : l’une se servait en tasses, et l’autre en assiettes. La
différence s’arrêtait là, car en consistance l’infusion était aussi épaisse que
le ragoût était fluide. »
L’histoire se passe dans un univers réaliste, bien concret, dans un quartier populaire de la banlieue de Londres. On voit passer toutes sortes de personnages pittoresques.
Mais l’essentiel du récit est constitué par les dialogues entre Fynn et Anna, durant trois ans (de cinq à huit ans. À huit ans elle meurt en tombant d’un arbre). C’est Anna qui est le maître, et Fynn le disciple fasciné.
« La
plupart des gens que je connaissais évoquaient Dieu pour chercher une excuse à
leurs échecs. « Il aurait dû faire ci ! » ou « Pourquoi Dieu m’a-t-il fait ça ? » Mais
Maman et Anna voyaient dans les épreuves une occasion d’agir. La laideur ?
Une occasion de faire de la beauté. La tristesse ? Une occasion de
susciter la joie. Mister God
était ainsi toujours de leur côté. Un étranger aurait été excusable de croire
que Mister God habitait
chez nous, mais Maman et Anna, quant à elles, en étaient sûres. D’ailleurs, il
était rare que nous ne fassions pas participer Mister
God à nos conversations.
(…) La
lecture de la Bible n’avait pas grand succès. Elle la considérait comme une
matière primaire, réservée aux tout-petits. Le message de la Bible était
simple, n’importe quel demeuré pouvait le saisir en moins d’une
demi-heure ! La religion consistait en actions, pas en lecture d’actions.
Le message une fois reçu, il était inutile de le relire cent fois. Le curé de
notre paroisse ne fut pas peu surpris quand il l’interrogea sur Dieu. Voici à
peu près leur conversation :
-
Crois-tu en Dieu ?
- Oui.
- Sais-tu ce que c’est que Dieu ?
- Oui.
-
Qu’est-ce que c’est, alors ?
- Il est
Dieu.
- Vas-tu
à l’église ?
- Non.
-
Pourquoi pas ?
- Parce
que je sais tout ça.
-
Qu’est-ce que tu sais ?
- Je
sais aimer Mister God,
aimer les gens, et les chats et les chiens, et les araignées et les fleurs, et
les arbres… »
(…) Anna
avait dépassé tout l’accessoire et résumé l’essence de toute connaissance en
une phrase. »
Anna découvre la poésie, l’astronomie et les mathématiques. Elle passe des heures avec Fynn à jouer avec une règle à calcul, un microscope, un oscilloscope.
Au cours d’une conversation, Anna déclare :
« Tout
le monde a un point de vue, le sien, mais Mister God n’en a pas. Mister God n’a que des ‘points à voir’. »
Fynn traduit ça en langage adulte :
« L’humanité
en général a une infinité de points de vue, alors que Mr God
a vue sur un nombre infini de points. Ce qui veut dire que Dieu est
partout. »
Anna voit une autre différence entre Dieu et nous :
« Il
connaît les choses et les gens du dedans, et nous les connaissons du dehors.
Alors tu vois bien, Fynn, que les gens ne peuvent pas
parler de Mr God du dehors. On ne peut parler de Mr God que quand on est dedans, du dedans de lui. »
Un autre jour, Anna déclare que Mr God est VIDE. Fynn y réfléchit pendant des jours. Il avait toujours pensé que Dieu était plein : plein de bonté, d’amour, de science et autres bonnes choses. Et puis il commence à comprendre :
« Mr
God, tout déguisé, en queue de pie, huit-reflets et
baguette magique, sortant des lapins d’un chapeau. On levait le doigt pour demander
une auto, un million, tout ce qu’on désirait, Mr God
agitait sa baguette, et c’était là. Enfin je vis l’image que je me faisais de
Mr God : un brave homme, moustachu, un
MAGICIEN. »
Et Anna lui fait comprendre que Dieu est vide « non pas parce qu’il n’y aurait rien
en lui, mais vide parce qu’il ne refuse rien, et qu’il ne peut donc rien
réfléchir en retour. »
Fynn explique ce que veut dire Anna :
« Nous
avions parlé de la lumière réfractée et de la lumière réfléchie. La lumière réfractée par du
verre empruntait sa couleur, et la couleur jaune de la fleur était due à la
lumière réfléchie. Nous avions vu les couleurs du spectre grâce à un prisme,
nous avions fait tourner le disque de Newton et, mélangeant toutes les teintes,
nous avions retrouvé le blanc. Je lui avais expliqué que la fleur jaune
absorbait toutes les couleurs du spectre, sauf le jaune, qui se trouvait
renvoyé vers l’œil de l’observateur. Anna avait digéré l’information et en
avait tiré sa conclusion :
« Alors,
le jaune, elle n’en veut pas ! » Et, au bout d’un moment :
« Sa vraie couleur, c’est toutes les autres, qu’elle veut. »
Je ne
pouvais discuter cela, ne sachant pas ce qu’une fleur pouvait au monde vouloir
ou ne pas vouloir.
Toutes
ces bribes d’information, voilà qu’elle les avait avalées, mélangées à des
petits bouts de verre colorés, soigneusement secouées et pour finir, serties
dans son petit vitrail personnel. Il semblait donc que chaque individu naquît
avec sa collection de bouts de verre qui s’appelaient « Bon », « Mauvais »,
« Méchant », etc. Les gens avaient pris l’habitude de poser ces bouts
de verre sur leur œil intérieur et de voir toute chose à travers leur couleur
et leur nature. C’était, m’expliquait-elle, notre manière de justifier nos
convictions intimes.
Seulement,
Mister God était différent
de la fleur. La fleur qui ne voulait pas du jaune était jaune pour nous parce
que nous la voyions ainsi. On ne pouvait en dire autant de Mister
God. Mister Gid aimait tout, donc il ne réfléchissait rien. Et si Mister God ne réfléchissait rien,
nous ne pouvions pas
le voir, n’est-ce pas ? Si bien qu’autant que nous sachions, autant
que nous soyons capables de saisir la nature de Mister
God, nous étions bien forcés d’admettre qu’il était
vide.
(…) Bien
sûr on pouvait tricher si on voulait, on pouvait mettre son petit bout de verre
marqué ‘Mr God est amour’, ou ‘Mr God
est bonté’, mais alors évidemment on méconnaissait la vraie nature de Mr God. »
Une autre fois Fynn lui demande :
« Comment
ça se fait que tu n’aies pas de bouts de verre ?
- C’est parce que je n’ai pas peur. »
« J’aime
les mathématiques. Pour moi, rien n’est plus passionnant, plus beau, plus
poétique. Depuis des années, je m’amuse avec une espèce de petit jouet qui est
très stimulant pour l’esprit. Il est fait de deux cercles de gros fil de
cuivre, passés l’un dans l’autre comme les maillons d’une chaîne. Je joue si
souvent avec que parfois, j’oublie même que je l’ai dans les mains. Un jour,
j’avais placé les cercles perpendiculaires l’un à l’autre. Anna en montra un du
doigt.
- Je
sais ce que c’est. Ça, c’est moi.
Et ça
c’est Mister God, dit-elle
en désignant l’autre. Mister God
passe par le milieu de moi et moi je passe par le milieu de Mister
God.
Et
c’était vrai. Anna savait que sa place était au centre de Mister
God et que la place de Dieu était en son centre à
elle. Cela peut paraître un peu difficile au début, mais on y prend goût. Quand
elle disait qu’elle n’avait pas peur, Anna ne se vantait absolument pas. Elle
était ainsi faite, et c’est ainsi qu’elle voyait les choses. Je
l’enviais. »
Fynn raconte ensuite les recherches d’Anna sur le langage, à propos des
questions ‘Puis-je créer ma propre
langue ?’ et ‘Qu’est-ce au juste
que le langage ?’
Il est sans doute invraisemblable qu’un enfant si jeune tienne des propos si abstraits. Il est vrai que Fynn, bien qu’il soit une grande personne, est presque aussi intelligent qu’Anna et l’aide beaucoup dans ses recherches.
« Les
premières semaines m’avaient bien montré qu’elle n’était ni un angelot, ni une fée,
ni une adulte déguisée. Non, c’était à cent pour cent une gosse,
avec ses fous rires, sa frimousse sale, et ses émerveillements à se couper le
souffle. Chaque matin elle se ruait sur la journée, aussi affairée qu’une
abeille, aussi curieuse qu’un chaton, aussi joueuse qu’un chiot.
Tous les
enfants n’ont-ils pas quelque chose de magique ? Comme ces jeux de
lentilles qui concentrent les faisceaux lumineux, on dirait qu’ils ont le don
d’illuminer les recoins les plus sombres. Peut-être cela vient-il de ce qu’ils
sont encore neufs, qu’ils n’ont pas encore perdu leur éclat, leur transparence. Mais il est
vrai qu’ils sont capables de rompre l’armure la plus épaisse. Avec un peu de
chance, vous verrez se disloquer et s’effondrer les solides barricades que vous
avez mis des années à élever pour vous protéger de la vie. Avec un peu de
chance ? À condition que vous soyez prêts à vous retrouver nus et sans
défenses, à votre âge. Alors, c’est une chance. Sinon, c’est intolérable. J’ai
vu des gens s’effondrer complètement sous les remarques d’Anna. Non pas qu’elle
fût si maligne, si perspicace, mais parce qu’elle se montrait si vulnérable. Et
cela forçait les gens à hésiter. »
« L’étrangeté
d’Anna venait de la pertinence de ses jugements. (…) Son mystère était aussi
simple qu’il était profond. Elle saisissait d’instinct la trame des choses,
leur structure, la façon dont elles s’assemblaient pour faire un tout. »
Les deux premières années, Fynn ne réalise pas encore à quel point Anna est supérieure à lui.
« Quand
je pense que pendant deux ans, je me suis contenté du pain rassis de la culture
alors que sous mon nez, Anna pétrissait des idées toutes neuves en un pain
frais et croustillant. »
En voyant Fynn réparer un poste de radio, Anna fait encore une grande découverte. Je vous passe les détails techniques et les étapes de la réflexion, mais Fynn résume la conclusion ainsi :
« Tu
veux dire que si je me prends pour un chrétien, je peux mesurer Dieu du dehors
et dire qu’il est amour, toute-puissance et tout et tout, mais en fait je suis
une nouille. »
« Quand
on mesure Mr God du dehors, on lui trouve un nombre
indéfini de propriétés ou attributs (…) alors que du dedans de Mr God on trouve la fonction et on se rend compte que nous
sommes tous semblables. »
« Et
la fonction, dites-vous ? Oh, celle de Mr God
est simple comme bonjour. La fonction de Mr God est
de faire en sorte que vous l’aimiez. Alors plus question de mesurer, n’est-ce
pas ? »
Fynn et Anna font aussi une foule d’expériences mathématiques avec une série de miroirs et voici ce qu’ils trouvent :
« Nous
savons tous que Mr God a fait l’homme à son image et
où sont ces images ? Dans des miroirs. (…) Il nous dépose du côté ‘qui
s’enlève’ et nous invite à venir du côté ‘qui s’ajoute’ (au sens arithmétique).
Bien sûr, puisqu’il nous veut semblables à lui. (…) Lorsque Mr God regarde dans le miroir, il nous voit tous, alors que
nous ne le voyons pas. C’est normal. Une image de miroir ne peut pas voir celui
qui la regarde. »
Dans ces conditions on comprendra aisément qu’Anna ait du mal à s’entendre avec son institutrice et sa catéchiste. Elle dit que la catéchiste a peur, c’est pourquoi elle rapetisse les gens pour agrandir la différence entre Dieu et nous. Anna, elle, pense qu’on va à l’Église non pour comprendre Dieu mais pour ne plus le comprendre : si on le comprend, on le rapetisse, on en fait une chose compréhensible parmi d’autres, et bien sûr Dieu ne peut pas être ça.
« Quant
au langage, Anna était d’avis qu’il pouvait, en gros, se diviser en deux :
la partie question et la partie réponse. Des deux, c’était la partie question qui avait le plus d’importance. La partie
réponse offrait certaines satisfactions mais ne pouvait rivaliser avec sa
voisine. Les questions étaient une sorte de démangeaison intérieure, une
impulsion à aller de l’avant. Les questions, les vraies, avaient ceci de
spécial qu’elles étaient dangereuses, et passionnantes. On ne savait jamais
très bien où on allait atterrir. »
Une nuit Fynn entend Anna prier ainsi :
« S’il
vous plaît, s’il vous plaît, Mr God, apprenez-moi à
poser les vraies questions. S’il vous plaît, aidez moi à poser les vraies
questions. »
Elle constate que les gens, au lieu de devenir sages en vieillissant, mettent leurs questions dans des boîtes de plus en plus petites, et les réponses sont forcément petites aussi.
Fynn et Anna aiment se promener la nuit dans les rues. La nuit, on rencontre des gens plus intéressants que le jour.
« ‘Dans
le noir, dit le vieux Woody, on doit se définir soi-même. À la lumière du jour, ce sont les autres
qui nous définissent.’ Le vieux Woody avait raison. Le jour forme les
sens, la nuit affine l’esprit, libère l’imagination, aiguise l’invention,
approfondit la mémoire, et bouleverse toute l’échelle des valeurs. Je
comprenais maintenant pourquoi les gens préfèrent dormir pendant la nuit. C’est
plus facile. Beaucoup plus facile. »
Un jour, un peu avant ses huit ans, Anna tombe
d’un arbre en voulant sauver un chaton égaré. Elle meurt en disant : « Fynn, je
t’aime. Fynn, je parie que Mr God me laissera entrer au ciel à cause de ça. »
Puis la guerre éclate. Des années après, il retrouve la tombe d’Anna et il comprend :
« Je
l’avais retrouvée. Au milieu de moi. Et j’étais sûr que quelque part, Anna et
Mr God riaient aux éclats. »
Concluons avec l’auteur de la préface :
« Cette histoire anoblit, dilate la sensibilité, touche le cœur. Et cela, d’une façon qui défie la logique. Il n’y a pas de mots pour formuler le charme qu’elle exerce. »