Pages feuilletées
Père Cussac, Un
géant de l’apostolat, le Cardinal Lavigerie, Librairie missionnaire, 1945
Aujourd’hui, je vais vous parler d’un vieux livre qui ne se trouve plus en librairie : il s’agit de la biographie du Cardinal Lavigerie, publiée en 1945 par le père Cussac, Père blanc. Ce livre m’a tellement plu que j’ai envie de vous le raconter, juste pour le plaisir d’écouter une belle histoire.
Charles Lavigerie est un des plus grands
hommes du 19ème siècle. Il n’a vécu que 67 ans mais comme il n’a
jamais arrêté de travailler, il a fait de quoi remplir plusieurs vies. C’est
une personnalité incroyable, à qui rien n’a manqué, force, intelligence, bonté,
courage, persévérance, humilité, éloquence, charme, j’en passe et des
meilleures.
Il est né en 1825 près de Bayonne dans une
famille bourgeoise riche. Deux humbles servantes font son éducation chrétienne.
À 11 ans il décide de devenir prêtre mais ses parents espèrent qu’il changera
d’avis. Ils le connaissent mal !
« C’est un premier de classe, volontiers batailleur, déjà énergique et ardent, s’imposant à tous et semblant créé pour le commandement ».
Ses études ne sont qu’une longue suite de
lauriers. À 24 ans il est prêtre, docteur ès lettres (il a fait deux thèses en
dix mois, une en français et une en latin), et professeur à
Voilà qu’en 1860, au Liban, qui à cette
époque comprend aussi
« Ma seule peine serait que mon accident retardât d’une seule minute le soulagement d’un malheureux ».
Trois mois après les massacres, les morts
n’ont toujours pas été enterrés, il y a eu toute une série d’horreurs dignes du
20ème siècle. Il remplit sa mission efficacement et dira en
souriant :
« C’est là que j’ai
trouvé mon chemin de Damas ».
Toute sa vie il sera missionnaire.
Il continue sa campagne, soulève l’émotion
des foules par son éloquence et recueille beaucoup d’argent pour les Libanais.
Sa célébrité le fait nommer à un poste
diplomatique à Rome où il reste deux ans. Il apprend beaucoup de choses,
devient ami avec Pie IX, mais cette vie ne lui convient pas.
À 37 ans, il est nommé évêque de Nancy. Notre
infatigable héros, en trois ans, fera une incroyable quantité de choses :
il crée une caisse de retraite pour les vieux prêtres, visite les aveugles et
les prisonniers, réorganise complètement l’enseignement (il envoie des prêtres
faire des études pour devenir professeurs, et ô scandale, il oblige les
religieuses enseignantes à passer des examens, mais là il est obligé de
demander aide au pape pour se faire obéir !), il embellit aussi la
cathédrale et les cérémonies, fait construire ou réparer une centaine
d’églises, visite toutes ses paroisses.
Une nuit, un songe lui fait une forte
impression : il voit des hommes bronzés, dans un pays lointain, parlant
une langue inconnue. Quelques jours après, Mac-Mahon, gouverneur de l’Algérie,
lui propose l’évêché d’Alger. Il accepte, dans l’espoir de convertir les
musulmans, ce qui n’était pas du tout l’idée de Mac-Mahon[1] :
l’armée ne se soucie absolument pas des indigènes, l’Église n’a pas de moyens.
Il construit des églises, réclame à l’administration plus de liberté d’action
pour évangéliser les indigènes et fonder des établissements charitables.
Quelques mois après son arrivée, fin 1867, le
choléra fait 100 000 morts, suivi par les sauterelles, la famine et la peste.
Il adopte un orphelin et décide de fonder des orphelinats car les secours
officiels ne sont attribués qu’aux chefs de famille. Il donne tout ce qu’il a.
Il va à Paris, écrit à tous les journaux catholiques de France : les dons
arrivent de partout.
En avril 1868, il a 1 000 orphelins et
nourrit en plus 2 000 personnes. Il se réjouit de n’avoir jamais eu à refuser
quelqu’un. À lui seul il assure un secours quatre à cinq fois plus considérable
que l’État, envers les veuves et orphelins arabes.
Il éduque ses orphelins, rêve de coloniser
l’Afrique du Nord grâce à des Arabes chrétiens, ce qui déplaît à certains et
surtout à Mac-Mahon, qui représente ce qu’il y a de pire dans le colonialisme,
et qui lui reproche de prendre parti en faveur des colons contre le
gouvernement, alors que Charles Lavigerie n’est mû que par la charité. Il est
le berger qui aime son troupeau. Il ne cède pas.
L’empereur lui écrit de s’occuper des colons
catholiques et de laisser à l’armée le rôle de mater les Arabes : il va à
Paris voir l’empereur. À son arrivée à Paris, l’empereur part pour
Biarritz : il le suit à Biarritz. L’empereur finit par accepter de le
voir, et sera obligé de l’autoriser à garder ses orphelins et à fonder d’autres
maisons, car Mgr Lavigerie est tenace, personne ne peut le faire céder !
Le pape le félicite et le charge
d’évangéliser le Sahara. Sa popularité a grandi. Les musulmans disent :
« Dieu est grand et
l’archevêque est son prophète »,
(car entre temps il est devenu archevêque).
Un de ses collaborateurs dit de lui :
« C’est un homme qui gouvernerait un monde, c’est un administrateur sans pareil. Écrivain, orateur, homme d’autorité, grand évêque, il excelle en tout ».
Pour évangéliser un territoire plus grand que l’Europe, il n’a que dix missionnaires, dont un seul prêtre. Ils devront s’habiller, manger, parler, vivre comme les gens des pays où ils iront. Les Pères Blancs sont fondés. Il fondera ensuite les Sœurs blanches. Il ne recrute qu’une élite.
En 1869 au concile Vatican I il vote pour
l’infaillibilité du pape.
1870 et 1871 sont des années noires, avec la
guerre en France, la chute de l’Empire, la misère car les dons n’arrivent plus,
les émeutes en Algérie. Puis la vie reprend de plus belle.
Fin 1872, les premiers Pères Blancs partent
en mission au Sahara et en Kabylie. Ils doivent parler la langue du pays (même
entre eux !), soigner et instruire les gens sans chercher à les convertir.
Il achète un domaine pour installer ses
orphelins quand ils se marient. Le domaine est dirigé par des Pères et des
Sœurs qui vivent dans la plus grande pauvreté.
En 1868 il y a trois ou quatre Pères Blancs,
en 1874 plus de 100. Ils mènent une vie de prière, de pauvreté, d’obéissance,
et n’oublient pas que « Jésus-Christ a vécu de la vie des plus pauvres
Arabes ».
En 1875, trois missionnaires partent pour
Tombouctou et sont massacrés par les Touareg. Tous les missionnaires veulent
partir pour remplacer ces premiers martyrs.
Mac-Mahon est devenu président de
Il suggère au pape qu’il faut évangéliser
l’Afrique noire. Des Pères Blancs partent pour l’Ouganda et le lac Tanganyika.
Il leur écrit avant leur départ :
« Pour un apôtre il n’y a point de milieu entre la sainteté (au moins désirée et poursuivie avec courage) et la perversion absolue ».
Il leur donne des instructions très détaillées, il prévoit tout.
Pendant ce temps, le gouvernement persécute
l’Église, retire aux congrégations le droit d’enseigner.
Il fonde une maison de Pères Blancs à
Jérusalem. Il insiste sur l’erreur à éviter, latiniser les Orientaux qui
deviennent chrétiens, erreur commise par une majorité de missionnaires dans le
passé. Le pape l’approuve. Les Pères s’orientaliseront. En 1882 il ouvre un
séminaire melkite.
Il devient archevêque d’Alger et de Carthage,
primat d’Afrique. Il est nommé cardinal en 1882.
Malgré l’anticléricalisme officiel, il
obtient du gouvernement le traitement des curés tunisiens et des subventions
pour les écoles.
En 1884 il est au faîte de la gloire. Il
refuse d’entrer à l’Académie française (« Au fond, je ne suis qu’un
missionnaire »). Mais la même année, l’État supprime totalement ses
subventions et il prend, une fois de plus, son bâton de pèlerin pour aller
mendier le pain de ses enfants à travers
« Ceux qui l’avaient une fois entendu ne pouvaient plus oublier ensuite cette parole chaude et vibrante, aux accents passionnés qui pénétraient si profondément les cœurs ».
Le gouvernement cède.
Jules Grévy, président de
Les missionnaires réussissent bien en Ouganda
malgré l’hostilité des marchands d’esclaves, dont le christianisme causerait la
ruine. C’est le fameux épisode des martyrs d’Ouganda : le roi fait brûler
tout un groupe de jeunes chrétiens héroïques, qui ont été béatifiés depuis. Dans
les pays voisins, le christianisme se développe sans peine. Le cardinal ordonne
à ses missionnaires de ne pas rechercher le martyre.
Sa santé se dégrade, il a des rhumatismes et
de l’arthrite et doit séjourner tous les hivers dans une oasis où il s’occupe à
des travaux de recherche.
Le Parlement supprime à nouveau les
subventions et le revoilà quêteur en France, en Belgique, en Hollande.
En 1888 il fête son jubilé pontifical (25
ans). L’opinion publique voit en lui le successeur du pape, mais lui pense plutôt
à sa mort prochaine. Dans le peu de temps qui lui reste à vivre, il réalisera
encore deux actions importantes.
La première, en 1889, est une croisade contre
l’esclavage. Les missionnaires rachètent quelques esclaves mais ça ne suffit
pas. Tous les ans, il y en a 400 000 de plus en Afrique. Il signale ce scandale
au pape qui l’envoie prêcher la croisade : il parcourt les capitales
d’Europe, où le public est étonné de savoir que ça existe encore. Il parle,
fonde des comités.
« Jésus-Christ est
crucifié encore une fois sur les plateaux de l’Afrique dans la personne de ces
millions de Noirs ».
Un journal français écrit :
« Il a plus fait à lui
seul pour la civilisation et pour
Sa deuxième action sera le fameux
« toast d’Alger » en 1890. Le pape regrette toujours l’hostilité qui
règne en France entre les catholiques et les républicains. Il souhaite qu’un
prélat intervienne publiquement pour prôner la réconciliation et désigne
discrètement pour cette mission-kamikaze Mgr Lavigerie.
Au cours d’un banquet officiel, il prêche
l’union de tous les Français et engage les catholiques à se rallier à
La presse de tous bords se déchaîne contre
lui, presque à l’unanimité. Le pape le soutient, c’est la moindre des
choses ! Mais les conservateurs se vengent en cessant leurs aumônes.
Pourtant, peu à peu, les catholiques se réconcilieront avec
Ces attaques contre lui achèvent de ruiner sa
santé, et il meurt en 1892 à 67 ans à Alger. Il est enterré à la cathédrale de
Carthage.
Avec la santé robuste qu’il avait, il aurait
pu vivre 100 ans, mais son labeur incessant l’a usé prématurément.
« Je ne veux pas un
jour de repos », disait-il, et pour lui l’enfer aurait consisté à
ne rien faire pour Dieu.
Cet homme passionné et énergique était aussi
d’une grande piété, passant des heures en adoration, car l’action se nourrit de
prière.
Un protestant a vanté « son
inépuisable charité, sa largeur de vues, son grand esprit pratique, sa parfaite
connaissance des hommes et des choses, son sens politique ».
On l’a souvent comparé à Richelieu.
Il aurait pu être un grand homme politique, un grand pape, un grand tout ce qu’on veut. Il a choisi d’être un missionnaire qui aimait tendrement ses enfants, qui menait une vie simple et modeste, même si pour la gloire de Dieu il aimait les cérémonies fastueuses.
Il a fait un nombre incroyable de voyages,
pour aller quêter en Europe ou discuter avec le gouvernement.
Il a construit je ne sais combien de
cathédrales.
Ses idées étaient intelligentes et
prophétiques. L’histoire de l’Afrique contemporaine démontre par l’absurde
combien il avait raison. Si on l’avait écouté davantage, bien des problèmes
auraient sans doute pu être évités.
Mais aussi, bien des aspects positifs
proviennent de son action. Après sa mort, les Pères Blancs se sont beaucoup
développés, par exemple, et continuent à faire du bien en Afrique.
La vie de Mgr Lavigerie a donc un intérêt
historique, psychologique et éducatif : c’est un modèle propre à
enthousiasmer la jeunesse.
Comme dit le biographe :
« Comme les conquérants et les fondateurs d’empires, il a fait de l’histoire pour des siècles ».