Pages feuilletées

Henri Le Saux, Les yeux de lumière,

éd le Centurion, 1979, 187 pages

 

Celui dont je vais vous parler aujourd'hui est un aventurier. Pas parce qu'il a vécu dans la jungle, dans les Himalayas et autres lieux exotiques. Non, il s'agit d'une autre sorte d'aventure : une aventure intérieure, bien sûr : Pages Feuilletées, ce n'est pas Ushuaia, ou alors c'est l'Ushuaia de l'aventure spirituelle ! J'aime les gens qui vont jusqu'à la limite de l'impossible.

 

Notre aventurier du jour a dit lui-même qu'il était un cosmonaute qui plongeait avec un bathyscaphe.

Que cherchait-il ? Dieu, évidemment.

Et je vais vous dire tout de suite la fin de l'histoire : il L'a trouvé !

Ce quêteur de Graal s'appelait Henri Le Saux.

Mais commençons par le commencement :

 

Henri Le Saux est né en Bretagne en 1910. À 19 ans il devient bénédictin à l'abbaye de Kergonan près de Carnac, dans la presqu'île de Quiberon, au milieu d'une vaste lande superbe et sauvage qui donne des idées d'infini.

                                                 

Très jeune il ressent une vocation à partir en Inde, mais il devra attendre pas mal d'années, au cours desquelles il exerce les fonctions de cérémoniaire, et de professeur d'histoire de l'Eglise, de droit canon et de patristique (étude des Pères de l'Église), donc un intellectuel de haut niveau.

Henri Le Saux en 1947 correspond avec Jules Monchanin, un prêtre français installé dans le sud de l'Inde, dans un but non pas missionnaire mais uniquement contemplatif.

Il apprend l'anglais et le tamoul, étudie les Upanishads, obtient l'autorisation de quitter son monastère pour rejoindre l'abbé Monchanin, et en juin 1948, âgé de 38 ans, il débarque au Sri Lanka.

Les deux hommes fondent un ermitage dans le diocèse de Tiruchirapalli, dans un endroit nommé Shantivanam (le bois de la paix).

 

Sa vie sera tantôt celle d'un moine, au Shantivanam avec le Père Monchanin ou avec d'autres, tantôt celle d'un ermite, au même endroit ou dans l'Himalaya près des sources du Gange, tantôt celle d'un sannyâsî.

Un sannyâsî, c'est un ascète hindou qui a renoncé à tout et qui part sur les routes. Dans nos pays, on n'aime pas beaucoup les gens qui vagabondent d'un endroit à l'autre. En Inde, on les vénère, il y en a des millions, ça fait partie du processus normal de la vie : on étudie, on se marie, on travaille, et puis on laisse tout et on part. Mais bien sûr, la mentalité indienne n'est pas du tout la même que la nôtre.

Henri Le Saux, ou plutôt Swami Abhishiktânanda de son nouveau nom, a pris la nationalité indienne à l'âge de 50 ans, en 1960. Abhishiktânanda signifie "celui dont la joie est le Christ".

 

Il a écrit un certain nombre de livres décrivant son expérience et ses idées, car on a beau être un pauvre ascète hindou vivant de l'air du temps (ou presque), on n'en oublie pas pour autant le grec, le latin, la philosophie, la théologie et toute la forme de pensée occidentale dont l'éducation a imprégné l'esprit.

Notre Swami a donc écrit en 1956 avec Jules Monchanin Ermites du Saccidânanda[1], et puis il écrit tout seul, Monchanin étant mort en 1957,

Sagesse hindoue, mystique chrétienne (1965),

Rencontre de l'hindouisme et du christianisme (1966),

Une messe aux sources du Gange (1967),

Gnânânanda, un maître spirituel du pays tamoul (1970),

Eveil à soi, éveil à Dieu (1971),

Souvenirs d'Arunâchala  (1978),

Initiation à la spiritualité des Upanishads (1979).

 

Il a écrit aussi beaucoup de lettres, d'articles dans des revues catholiques, et un journal intime spirituel, publié en 1986 sous le titre La montée au fond du cœur.

Le livre que nous allons feuilleter aujourd'hui n'est aucun de tous ceux-là : il s'agit d'un recueil composé d'articles de revues, de lettres et d'extraits du journal, et publié en 1979 sous le titre Les yeux de lumière.

De quels yeux s'agit-il ? La couverture du livre reproduit une photo d'Henri Le Saux à la fin de sa vie.

                                                    

On ne peut pas décrire ce regard, un regard qui voit Dieu. On ne peut pas voir Dieu et vivre, à ce qu'il paraît. Et en effet, Henri Le Saux est mort de ce bonheur extraordinaire, mais il a tout de même vécu cinq mois, de juillet à décembre 1973, dans cet état où il n'y a plus de différence entre la terre et le ciel. Il est arrivé enfin au-delà du mental, au-delà des catégories intellectuelles, au-delà de la question impossible : comment être à la fois chrétien et hindou ? Il est arrivé là où les parallèles peuvent enfin se rencontrer : dans l'infini.

 

Quand Henri Le Saux arrive en Inde, en 1948, "l'ambiance générale est celle d'une désorientation théologique complète".

L'indépendance de l'Inde vient d'être proclamée. Le christianisme a jusque-là été très lié au pouvoir britannique et les chrétiens se trouvent dans une situation ambiguë, dans un conflit entre fidélités : celle de l'identité indienne et celle de l'identité chrétienne.

"On pressent une incompatibilité qu'on s'efforce de nier par quelques concessions à l'adaptation du christianisme à la culture indienne".

Henri Le Saux, lui, ne veut pas de compromis. Il veut être à la fois chrétien et hindou, sans pour autant tomber dans le syncrétisme. Il abandonne toute idée de supériorité du christianisme. Sa situation est donc très inconfortable, il a beaucoup souffert pendant un certain nombre d'années.

Plus tard, "le Concile Vatican II donne un espoir et indique une voie" : le christianisme commence à considérer "que l'hindouisme est une religion authentique, donc porteuse de salut, et que la rencontre entre les deux religions peut conduire à une relation positive et bénéfique. A partir de cette époque, Henri Le Saux se sent confirmé dans sa vocation de sannyâsî dans l'Eglise".

Mais tout reste à faire. Il n'y a pas "de fondements pour une théologie indienne et encore moins pour une théologie hindoue-chrétienne".

L'Inde est une mosaïque de religions : l'hindouisme, l'islam, le jaïnisme, les sikhs, le bouddhisme, l'animisme.

La plus importante est bien sûr l'hindouisme, qui est lui-même très divers. Parmi tous ces courants, Henri Le Saux ne fréquenta que le milieu monastique védantin, le Védanta étant un système philosophique inspiré des Upanishads, livres sacrés qui font partie des Védas. Tout cela est très ancien, très antérieur au christianisme.

 

Jusqu'ici je vous ai présenté le contexte. Maintenant, je vais laisser la parole à l'auteur.

Voici ce qu'il écrit dans un article intitulé L'Inde et le Carmel, paru en 1964 dans la revue Carmel :

"La mission de l'Eglise est de proclamer à tous et partout l'appel du Ressuscité et de rendre disciples toutes les nations, et le but final de cette mission c'est la récapitulation de tout dans le Christ, afin qu'en la consommation du temps et du mystère de Dieu, tout par Lui soit ramené au Père, et que Dieu soit tout en tous. […] Comme le dit Isaïe, ce sont tous les trésors des nations, et donc premièrement leurs trésors spirituels, qui montent ainsi, et sont consacrés sur l'autel de Iahvé en son temple de la nouvelle Sion. Tout de l'univers doit être consacré au Seigneur, tout doit être sanctifié".

"Au cœur de l'Eglise et au cœur de l'Inde à la fois, Dieu attend que son Eglise vienne délivrer ce secret de l'Inde. Dieu est patient. Il attend et Il attendra tant qu'il faudra. Tant que son Eglise ne sera pas prête à plonger au sein du fond et à y recueillir la perle, Il continuera d'inspirer les sages de l'Inde, Il maintiendra ininterrompue la lignée des rishis, dépositaires et gardiens de ce secret, visiblement et apparemment hors de cette Eglise indifférente, invisiblement et en réalité en son sein même, en longue gestation. Il faut en effet accepter de plonger et de plonger très à fond pour découvrir cette perle, jusqu'à la perte de soi en soi, de soi au-delà de soi. […] Non pas une plongée intellectuelle qui révèle si peu en réalité, encore moins une plongée par imagination ou affectivité, encore plus vaine. Mais la plongée aux sources mêmes de l'être, là où l'Inde attend, là où l'Eglise attend. […] La grâce de l'Inde est essentiellement une grâce d'appel à l'intérieur. […] Le message vrai de l'Inde est tellement secret que bien peu en fait sont capables de l'entendre dans sa vérité très pure. Les ersatz en pullulent, d'ordre spéculatif, émotionnel ou bien gnostique, et beaucoup d'âmes se laissent tromper. Seule, ose-t-on dire, une âme profondément chrétienne qui a pénétré au cœur du Christ, qui comme le disciple bien-aimé a su écouter, au dehors et plus encore au dedans, les battements du cœur de Jésus, sera capable de pénétrer aux derniers retraits du cœur de l'Inde et d'y recueillir, pour soi et pour l'Eglise, son message le plus secret. […]L'Inde aurait-elle donc à apporter au christianisme un message d'intériorité que celui-ci ignorerait ? En vérité, l'Inde n'apporte au chrétien rien qu'il ne possède déjà", mais, ajoute-t-il, "l'Inde peut aider l'Eglise à faire fructifier ses propres trésors".

"Le secret de Dieu est au-delà de tous mots. Ceux qui le touchèrent de plus près, en quelque climat religieux que ce soit, purent seulement dire de lui qu'il est inaccessible".

 

L'auteur parle ensuite du rôle irremplaçable des contemplatifs dans l'Eglise, et aussi de l'image de la grotte, la cavité du cœur, employée dans les Upanishads.

"C'est le lieu caché, le lieu secret par excellence, le lieu pourtant que l'homme à tout prix doit rejoindre s'il veut échapper à la mort et parvenir à la vie impérissable".

"L'expérience de non-dualité que nous transmettent les Ecritures de l'Inde est sans doute le sommet le plus haut de ce que pouvait atteindre l'homme, même guidé par l'Esprit, tant que Dieu ne s'était pas révélé en son Fils".

 

Dans un autre article sur L'expérience de Dieu dans les religions d'Extrême-Orient, publié en 1973, Henri Le Saux explique ce qu'est cette expérience de non-dualité :

"En face de cette expérience de Dieu-Autre [il s'agit de la tradition biblique et chrétienne] il y a l'expérience qui ne laisse même plus la possibilité de reconnaître ni de nommer cet Autre, pas même de s'en distinguer, tellement elle a été envahissante et a fait le vide dans l'être. […] Il n'y a plus place ici que pour le silence".

"De ce mystère, les grands ont toujours refusé de disserter. Le Buddha refusait toute question à ce sujet. Sans doute commentateurs bouddhistes et védantins ont-ils discouru là-dessus de façon indéfinie, tant l'esprit a du mal à accepter de se taire. Cependant l'intuition fondamentale est silence".

 

On peut remarquer qu'Henri Le Saux lui-même a beaucoup écrit sur le silence et sur l'indicible…Ce n'est que dans les derniers mois de sa vie, après cette crise cardiaque accompagnée d'une "merveilleuse expérience spirituelle" d'éveil, qu'il ira vraiment au fond des choses. Voici une lettre écrite trois jours seulement après le grand événement :

"Il n'y a que l'instant éternel où je suis. Ce nom de JE SUIS que Jésus s'applique en Jean est pour moi la clé de son mystère. Et c'est la découverte de ce Nom, au fond de son propre "JE SUIS", qui est vraiment le salut pour chacun. […] Alors voyez-vous, pour nous ici, l'Europe, l'Eglise, même les meilleurs nous paraissent vivre à la surface de leur être seulement, "mystère" de l'Esprit qui murmure en termes pauliniens tu es "fils de Dieu", en nos termes ici "tu es cela". On se bagarre sur le ministère, sur le célibat, et le reste, et on oublie qu'une seule chose compte, c'est d'éveiller".

 

Toutes ces idées peuvent vous paraître étranges et même inquiétantes. Je tiens à préciser que ce livre Les yeux de lumière a obtenu le nihil obstat, l'imprimi potest et l'imprimatur, c'est-à-dire qu'il a été publié avec l'autorisation officielle de la hiérarchie catholique. Il n'y a donc rien d'hérétique dans les propos de Swami Abhishiktânanda, qui resta toujours moine et prêtre de l'Église catholique, et qui fut, au dire du Père Monchanin lui-même, "celui qui a pénétré le plus avant le mystère de l'Inde".

L'hindouisme est mal connu en Occident car, dit Henri Le Saux, "il faut toujours se défier des transpositions conceptuelles et verbales qui sont faites d'une tradition ou d'une culture dans une autre. Les termes les plus clairs et les traductions les plus exactes étymologiquement risquent constamment d'égarer".

De plus, dit-il, les traducteurs ne sont pas forcément compétents sue le sujet et peuvent aboutir à des approximations. Et surtout, il ne faut pas oublier que la philosophie indienne est pratique, les mots et concepts employés par les gourous ne visent pas à transmettre une doctrine mais à mener le disciple à une expérience. Donc, si vous voulez vraiment connaître l'hindouisme, lisez Henri Le Saux plutôt qu'un autre, puisqu'il l'a vraiment connu de l'intérieur.

 

Pour finir, encore une phrase d'Henri Le Saux :

"La mission essentielle de l'Eglise est d'éveiller les hommes à l'unique Présence et de les rendre toujours plus présents à Dieu et à leurs frères. Mais personne ne peut en éveiller un autre s'il n'est pas lui-même pleinement éveillé".

 

J'ai abordé très superficiellement ce sujet vaste et compliqué. Tout cela revient à dire qu'au lieu de parler de Dieu, il vaut mieux Le connaître.

 



[1] Sat-chit-ânanda sont trois mots sanscrits qui signifient l'Etre, l'Esprit, la Béatitude.