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Hervé Guibert,

À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie

Le protocole compassionnel

(Gallimard 1990 et 1991)

 

Il était beau, intelligent et sensible, jeune, riche et célèbre. Il écrivait merveilleusement. Il avait un charme incroyable. Il est mort du sida le 27 décembre 1991 à l’âge de 36 ans.

Hervé Guibert était journaliste, écrivain, photographe et homosexuel.

Dans sa jeunesse, il a publié une dizaine d’œuvres plutôt morbides, sinistres, parfois pornographiques, « une œuvre barbare et délicate » selon ses propres termes.

Il a écrit aussi le scénario d’un film de Patrice Chéreau, L’homme blessé, un film très beau, très romantique et très noir.

Hervé Guibert a toujours eu un goût maladif pour la mort. Dans les débuts du sida il déclare : « Je baiserai les mains de celui qui m’apprendra ma condamnation ».

En réalité, quand il apprend, en 1988, qu’il est séropositif, il est terrassé par cette nouvelle.

Il raconte les débuts de sa maladie dans le livre qui l’a rendu célèbre, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, et pour lequel il est passé à Apostrophes en 1990.

Il raconte la suite dans un deuxième livre, Le protocole compassionnel, paru en 1991.

Ces deux livres formant un ensemble, je vais vous les présenter tous les deux.

Il en a écrit un troisième, L’homme au chapeau rouge, qui est moins intéressant (il commençait à en avoir assez du sida, et il parle d’autre chose).

Les derniers mois de sa vie, il a encore écrit son journal d’hôpital, Cytomégalovirus, paru après sa mort.

Mais revenons aux deux livres qui nous intéressent aujourd’hui.

 

L’ami qui ne lui a pas sauvé la vie, c’est Bill, un Américain qui lui promet un vaccin anti-sida et bien sûr ne tiendra pas parole. Hervé Guibert pense que Bill n’est pas sincère mais qu’il cherche surtout à avoir un pouvoir sur ses pauvres amis malades à qui il donne des illusions. Mais Hervé Guibert est un écrivain avant tout :

« Avant de voir le salaud dans Bill, j’y vois un personnage en or massif ».

« Bill ne sera jamais un héros. Le héros est celui qui assiste l’agonisant ».

Autres personnages du livre : Jules, Berthe et leurs deux enfants, qui forment avec le narrateur le « club des cinq ». C’est une drôle de famille. Jules entretient avec le narrateur une liaison amoureuse depuis des années.

« Berthe depuis longtemps déjà était la personne que j’admirais le plus au monde ».

« Il y a un stade du malheur, même si l’on est athée, où on ne peut plus que prier, ou se dissoudre entièrement. Je ne crois pas en Dieu mais je prie pour les enfants, pour qu’ils restent en vie longtemps après moi, et je mendie des prières à ma grand-tante Louise qui va tous les soirs à la messe ».

Dans ce livre on voit passer aussi, sous le nom de Marine, une actrice très connue, et sous le nom de Muzil un célèbre philosophe mort du sida (sa mort est racontée assez longuement). Tous les noms ont bien sûr été changés.

 

Hervé Guibert commence à prendre de l’AZT. Il doit aller souvent à l’hôpital faire des prises de sang pour voir où en est son taux d’immunités, qui baisse régulièrement. A l’hôpital il observe les autres malades et les décrit avec compassion :

« Ils ne se parlent pas, ils patientent côte à côte sur leur banc, soudés dans le malheur, ils ont soudain un élan de tendresse extraordinaire, ils se prennent la main, le fils s’abandonne sur l’épaule de sa mère. Un cadavre vivant, qui n’a aucun parent pour l’accompagner, qui ne vit plus que d’allées et venues entre l’hospitalisation et un improbable domicile, avec une grosse valise qu’il ne peut plus porter lui-même, alors on lui a flanqué une vieille vieille bonne sœur toute en noir, résignée, placide, le menton en galoche, un sourire immuable sur la bouche aspirée par l’absence de dentier, elle mâchonne en lisant un roman-photo. Ce sont les mondes les plus opposés qui soient, mais ils se comprennent, et, dans cette situation, on pourrait dire qu’ils s’aiment ».

La maladie change son regard sur les autres et sur la vie. Il fait des découvertes :

« Je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie inexorable, mais elle n’était pas foudroyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un apprentissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir, et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie ».

Découvrir la vie, ça paraît paradoxal dans ces conditions. Vous pourriez penser que quelqu’un de sinistre qui attrape le sida, ça donnerait un livre épouvantable. Eh bien pas du tout ! C’est comme en maths : (-) + (-) = (+) !

Plus Hervé Guibert approche de la mort, plus il aime la vie. Déjà un peu dans le premier livre, mais bien plus dans le second qui est encore beaucoup plus beau et émouvant que le premier.

 

L’AZT l’affaiblit énormément, il n’a plus que 1500 globules blancs, au point qu’il finit par cesser d’en prendre. Il se sent à bout de forces. Puis un nouveau médicament, le DDI, fait son apparition. Hervé Guibert n’arrive pas à en obtenir car il y en a encore très peu et on ne sait pas l’utiliser. Son ami Jules finit par récupérer des doses de quelqu’un qui est mort avant d’avoir tout utilisé. Hervé Guibert va reprendre vie assez vite grâce au DDI du danseur mort. Il recommence à écrire, et ce nouveau livre s’ouvre sur une somptueuse phrase de trois pages.

 

 

 

Le « protocole compassionnel » consiste à donner ce médicament aux malades qu’on ne peut sauver, simplement pour les soulager. La compassion est présente aussi tout au long du livre. Hervé Guibert devient de plus en plus humain. Son premier livre a eu beaucoup de succès, beaucoup de lecteurs (et de lectrices) lui ont écrit leur sympathie, et Le protocole compassionnel est dédié  « À toutes celles et à tous ceux qui m’ont écrit pour À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Chacune de vos lettres m’a bouleversé ».

 

Grâce au DDI et au Prozac (un antidépresseur), il va mieux, il récupère des gestes qu’il avait perdus et il a moins l’impression d’avoir 95 ans comme sa grand-tante Suzanne. Il décrit minutieusement les petites choses de la vie, les examens médicaux, les gens qu’il rencontre, ses voyages, ses pensées, divers petits incidents.

Voici un examen médical :

« La première fibroscopie avait été un vrai cauchemar, l’abattage du cochon à la campagne. Hôpital Rothschild, service de gastro-entérologie du professeur Bihiou, salles de torture du rez-de-chaussée ».

Suit la description abominable du « commando des égorgeurs de cochons »  et du traitement que subit le pauvre malade traumatisé. Il s’agit d’enfiler un tuyau dans l’estomac. Le lavage alvéolaire, par contre, examen barbare en lui-même, devient presque sympathique grâce à une jeune femme médecin pleine de délicatesse (il s’agit d’enfiler un tuyau dans les poumons, d’y envoyer de l’eau aussitôt réaspirée, pour chercher la présence d’un microbe). La jolie jeune femme est décrite comme une princesse transformée en crapaud, à cause de sa blouse verte, de son bonnet et de son masque. La description est charmante.

« Le crapaud mettait son œil globuleux au bout du tuyau et inspectait mes poumons. « Tout roses ! » me dit ensuite la fée ressuscitée ».

L’examen est pénible mais le contact humain est chaleureux.

 

La dignité d’Hervé Guibert est admirable. Il va toujours seul à ses examens médicaux, il vit seul, il ne veut embêter personne avec ses problèmes. Jusqu’à la fin il gardera cette dignité dont témoigne son journal d’hôpital. Il ne veut pas non plus que ses parents l’embêtent :

« Mon souci principal dans cette histoire est de mourir à l’abri du regard de mes parents ».

Apparition d’un nouveau personnage : Claudette Dumouchel, jeune médecin, apparemment insensible, dont il tombe presque amoureux. Jamais de sa vie il n’avait regardé une femme, mais il s’attache à elle parce qu’elle le soigne bien.

Il passe souvent ses vacances à l’île d’Elbe, dont il fait une description émerveillée. Dans un ancien monastère il mène une vie très simple, proche de la nature, qui lui fait du bien.

Il raconte très longuement un voyage à Casablanca pour voir un guérisseur qui lui dit en le voyant :

« De toute façon, même avant que vous soyez malade, vous n’étiez déjà que douleur, vous n’avez toujours été que douleur ».

Leur rencontre est très chaleureuse, c’est un homme plein de spiritualité et de bienveillance.

Vers la fin du livre on apprend qu’il a épousé, un an plus tôt, Berthe, la compagne de son ami Jules. C’est bien sûr un mariage blanc, juste pour que ses amis héritent de tous ses biens.

« Pouvait-on dire que c’était un mariage d’intérêt ? Non, bien sûr que c’était un mariage d’amour ».

 

Il n’y a pas de récit suivi, tout est pêle-mêle, le passé et le présent, le réel et les fantasmes, les joies et les peines, mais on s’y retrouve. C’est la vie à l’état pur.

« Oui, il me faut bien l’avouer et je crois que c’est le sort commun de tous les grands malades, même si c’est pitoyable et ridicule, après avoir tant rêvé à la mort, dorénavant j’ai horriblement envie de vivre ».

Il se reproche d’être égoïste car il achète des tableaux qui lui plaisent, au lieu de laisser l’argent à ses héritiers.

Il réalise pour la télévision un film dont il est l’auteur et le sujet. Il se filme lui-même, il filme ses deux grand-tantes, ses séances de massage, l’île d’Elbe, il filme son médecin :

« Je changeai l’angle de prise de vues et sans rien lui demander je filmai Claudette Dumouchel. Elle était belle. Je filmai ses longues mains blanches qui pianotaient sur le clavier de l’ordinateur. Je filmai son visage dans cette lumière sublime, j’étais heureux. L’œil au viseur, je voyais que l’image tremblotait imperceptiblement au rythme de ma respiration, des battements de mon cœur ».

Ce beau film intitulé La pudeur et l’impudeur est passé à la télévision en février 1992, peu après la mort d’Hervé Guibert.

 

Ses livres ont eu un succès foudroyant. Pourquoi ce succès ? D’abord le personnage est follement romantique, ce beau jeune homme blond qui meurt avec tant de grâce, en émettant un chant du cygne si sublime. Pas une phrase n’est ennuyeuse.

« J’aime le langage fluide, presque parlé. (…) J’aime que ça passe le plus directement possible entre ma pensée et la vôtre, que le style n’empêche pas la transfusion ».

Le succès s’explique aussi par la chaleur humaine qui rayonne de ces livres, par cet amour pour les petits et les faibles, par ce témoignage de courage et de dignité, par cet amour émerveillé de la vie.

« C’est quand j’écris que je suis le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux, n’en déplaise à David qui a été scandalisé par le slogan publicitaire : La première victoire des mots sur le sida.

Mon livre a un peu changé ça, ce regard sur les malades du sida. En fait j’ai écrit une lettre qui a été directement téléfaxée dans le cœur de 100 000 personnes, c’est extraordinaire. Je suis en train de vous écrire une nouvelle lettre. Je vous écris. »