Éloi Leclerc, Le royaume caché, DDB, 1987, 225 pages

 

 

Je vais vous parler aujourd’hui d’un livre impossible à résumer, tellement chaque phrase, chaque mot est beau et indispensable.

Voici les premières phrases du livre :

« En écrivant cet ouvrage, j’ai voulu exprimer ma découverte du Christ. Elevé dans une famille croyante, j’ai reçu une éducation tout imprégnée de foi. Mais, au sortir d’une jeunesse heureuse et protégée, une expérience redoutable m’attendait. J’avais seulement un peu plus de vingt ans quand je fus plongé dans l’univers des camps de concentration nazis. »

Dès ces quelques lignes, on a un aperçu du caractère du livre : simplicité, limpidité, profondeur. Puis l’auteur pose la question du silence de Dieu. Il a cette phrase étonnante :

« Je compris qu’on pouvait être athée, oui, athée par égard pour Dieu. Pour l ’honneur de Dieu. Afin de ne pas le rendre complice, par son silence, des crimes qui se perpétraient. »

Et un peu plus loin :

« J’ai relu les évangiles à la lueur sinistre des fours crématoires. J’ai cherché à rencontrer une présence, un visage. »

L’auteur a donc cherché à retrouver l’expérience vécue par Jésus, et c’est ce qui rend ce livre unique, à mon avis, car on a l’habitude de voir des livres qui parlent de Jésus de l’extérieur, mais revivre de l’intérieur son itinéraire est plus original et plus passionnant. Jésus ainsi regardé devient plus vivant et plus attachant encore.

L’auteur voit une relation essentielle entre le joyeux message et l’abandon dans lequel meurt le messager.

 

Chapitre après chapitre, Éloi Leclerc suit la vie de Jésus.

Dans le premier chapitre, Les racines bibliques, il fait revivre l’ambiance de l’enfance de Jésus, la spiritualité des pauvres de Yahvé qui était celle de sa famille, spiritualité faite de confiance et d’humilité.

« Dès qu’il put penser, Jésus conçut Dieu immédiatement comme Père. »

Le chapitre 2, Le baptême de Jésus, est étonnant. Éloi Leclerc voit dans ce baptême l’expérience fondamentale de la vie de Jésus. Jésus voit les cieux s’ouvrir, façon imagée de dire « qu’une réalité divine, encore voilée à ses yeux, se révèle à lui. »

« Ce que Jésus expérimente alors, c’est une proximité merveilleuse et proprement inouïe de Dieu. »

Ce moment d’illumination a éclairé toute sa vie. C’est là qu’il perçoit sa mission. Toute sa vie, il ne fera pas autre chose que communiquer aux hommes cette merveilleuse découverte que Dieu se fait proche de l’homme. Qu’est-ce qui lui fait dire, avec cette insistance et cette autorité, que le règne est là ? C’est qu’il en fait lui-même l’expérience.

Les Béatitudes, dans cette perspective, sont la révélation que Dieu s’approche gratuitement de l’homme, et les pauvres sont « les mieux placés » pour le savoir, puisqu’ils n’ont « rien à donner en retour ». Les prescriptions d’aimer ses ennemis, de pardonner etc., se comprennent mieux : Jésus se décrit lui-même. Il est si plein de l’amour de Dieu qu’il trouve naturel que cet amour se répande sur autrui et qu’il voudrait que tout le monde soit comme lui.

Sinon, si on prend les exigences de Jésus pour des lois morales, indépendantes de la grâce de Dieu, elles sont impraticables et n’ont aucun sens. Quand Jésus dit de ne pas s’inquiéter, c’est pour nous inviter non à l’insouciance mais à la confiance, c’est pour nous libérer. Il ne nous promet pas une vie facile, mais une relation filiale avec Dieu, même dans les pires épreuves.

Et là l’auteur cite une anecdote. Quand il était au camp de Buchenwald, il a rencontré un Juif hongrois qui venait d’arriver et qui « avait tout perdu, sa femme, ses enfants, ses biens », et cet homme savait qu’il allait bientôt partir à Auschwitz vers la mort, et il était plein de sérénité, parce que ce Juif, qui était converti au christianisme, n’avait pas peur, et il a cité  la phrase de l’évangile :

« Votre Père sait de quoi vous avez besoin. »

C’est pour dire que, quand Dieu nous dit de ne pas nous inquiéter, ça ne veut pas dire qu’on n’aura pas de problèmes.

L’amour, pour lui, n’a rien de mièvre. Quand il dit « Laissez venir à moi les petits enfants », ce n’est pas de l’attendrissement envers ces petits mignons, c’est une sorte de révolution qui consiste à considérer l’enfant comme une personne à part entière.

De même l’attitude de Jésus envers les femmes devait choquer les mentalités antiques. Jésus leur redonne leur dignité humaine, par exemple la femme courbée qu’il redresse et qui est le symbole de la condition féminine antique ; son opinion sur le mariage ; ses propos à Marthe qu’il essaie de libérer de l’esclavage des travaux domestiques, etc.

En général, Jésus remet en question tout l’édifice social, moral et religieux qui était basé sur la loi. Jésus, lui, considère que la grâce de Dieu vient avant la loi, c’est pourquoi il a été rejeté si violemment par la société judaïque.

L’évangile, ainsi éclairé de l’intérieur, avec une base exégétique solide, paraît plus logique et plus évident que dans beaucoup de commentaires qui restent au niveau intellectuel et idéologique.

 

Éloi Leclerc chemine ainsi tout au long de la vie de Jésus.

Venons-en au Tournant décisif (titre d’un chapitre). C’est le moment où Jésus comprend et accueille sa mort, d’abord comme un mystère, puis à la lumière de la figure du Serviteur souffrant dont parle Isaïe.

« Dans cette lumière, Jésus a pu comprendre que sa mort, loin d’être un échec et un démenti à son message, serait au contraire le point culminant de sa mission. (…) Au cœur de l’absence et de la nuit, il serait pour tous, pour les maudits eux-mêmes, la lumière de la nouvelle proximité de Dieu.

 Alors Jésus comprit que tout l’Évangile, sans cette mort, ne serait qu’un hochet d’enfant ou un merveilleux conte de fée. »

Dans le chapitre 20, Le cri d’abandon, l’auteur parle de Jésus à Gethsémani.

« C’est l’heure du silence de Dieu. L’heure où Dieu laisse l’homme être homme et se décider lui-même, en toute liberté. Il ne lui dicte pas ce qu’il doit faire. Il appartient à l’homme d’assumer son destin et de lui donner un sens. Mais c’est aussi l’heure où l’homme doit laisser Dieu être Dieu, dans l’adoration de son mystère. »

Puis Éloi Leclerc parle du cri d’abandon de Jésus sur la croix.

« Il n’a jamais été aussi près de Dieu, aussi ouvert à son action, qu’au moment où, par amour, il accepte de pénétrer jusqu’au fond de la situation de l’homme sans Dieu. (…) Jamais il ne fut si proche de l’homme. Jamais non plus aussi proche de Dieu. Jamais il n’a rendu Dieu si proche de l’homme ».

Éloi Leclerc pense qu’on ne peut comprendre la résurrection du Christ en-dehors de la croix. Dans l’épilogue, intitulé Le silence de l’aube, il dit que l’expérience du silence de Dieu, autrefois réservée à quelques mystiques, est maintenant universelle. Le mal est triomphant et l’athéisme en est la conséquence. Ce fait pose question aux chrétiens.

Éloi Leclerc en conclut que « le message de Jésus s’adresse en premier lieu aux hommes qui vivent une telle situation d’abandon et d’éloignement.(…) Jésus a poussé si loin la recherche de l’homme perdu qu’il s’est lui-même perdu, en voulant témoigner de l’amour de Dieu aux plus éloignés. Et il s’est enfoncé dans le silence de Dieu. Mais par sa présence, par son cri dans le ravin des ténèbres, le silence a pris une densité infinie ; il est devenu le langage de l’inouï. (…) Il arrive un moment où la Parole ne fait plus qu’un avec le silence. Un silence qui n’est pas un vide, mais un trop-plein de présence. (…) Il faut savoir écouter ce silence où germe et grandit, comme l’aube au bout de la nuit, la question, la seule question : « Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ? »

 

Et le livre s’achève sur cette question qui rejoint toute l’humanité, parce que finalement la question est : Mais au fait, comment sait-on que Dieu existe ?

Il est bon de sortir un peu du cadre du système, de sortir des dogmes habituels et de retrouver l’essentiel sous la poussière des mots et des habitudes.

Le royaume caché  est un livre d’une écriture sobre, nette, poétique et précise, il n’est jamais ennuyeux. On voit que la pensée de l’auteur a été purifiée par beaucoup de souffrance. Il ne reste que l’essentiel.

 

 

Éloi Leclerc, franciscain, a écrit beaucoup de livres sur saint François d’Assise et la spiritualité franciscaine.