Pages feuilletées

 

Albert Cohen, Carnets 1978, 190 pages

 

Albert Cohen est né en 1895 à Corfou. Son grand-père fut pendant trente ans le président de la communauté juive de l’île. Albert était encore enfant quand il émigra en France avec ses parents, à Marseille. Le jour de ses dix ans, le gentil petit garçon adoré par sa mère découvrit la haine, l’antisémitisme, il fut, dit-il, « chassé de l’humaine communion ». Il ne s’en est jamais remis.

Il fut un enfant très solitaire : son seul ami fut, étrangement, Marcel Pagnol, qu’il rencontra à leur entrée en sixième. Ils sont restés amis toute leur vie. C’est assez drôle que deux écrivains si différents aient sympathisé.

Albert Cohen passa presque toute sa vie à Genève, où il exerça de hautes fonctions diplomatiques et autres, notamment à l’ONU.

Il a aussi passé sa vie à séduire beaucoup de femmes.

Il a écrit quelques livres très beaux et assez célèbres, surtout en 1968, à 73 ans, le fameux roman Belle du Seigneur, le plus beau livre de langue française (à mon avis), qui a 845 pages et pas un mot de trop, et je ne vous en parlerai pas car je l’aime trop.

Albert Cohen est mort en 1981, à l’âge de 86 ans.

 

Aujourd’hui nous allons feuilleter son dernier livre, publié en 1978, les Carnets 1978, qui sont une sorte de journal, mais pas un journal banal qui reflète la vie quotidienne. Non, on y retrouve les grands thèmes qui remplissent son œuvre et reviennent sans cesse : l’amour pour sa mère, l’amour pour son ami Marcel Pagnol, l’amour pour les merveilleuses femmes de sa vie, l’amour pour Dieu, enfin il ne s’agit que d’amour, avec toujours, en toile de fond, l’obsession de la mort. Et aussi pas mal d’humour.

Le livre commence sur une évocation de sa mère.

« Ma sainte mère pauvreté se levait à cinq heures et demie du matin, cependant qu’en une croisière autour du monde une dame millionnaire dormait en bavant un sourire dans sa cabine de luxe. Ma mère, elle, descendait au magasin, travaillait, travaillait, courbée, et je ne veux pas dire son travail, travaillait, puis remontait au troisième étage pour balayer l’appartement et faire la cuisine, puis redescendait au magasin, travaillait, travaillait, et son pauvre cœur se détraquait ».

« Je retourne vers toi, bien-aimée, ma morte et vivante, bienfaitrice, éternelle dispensatrice. Il est neuf heures en ce jeudi et je l’entends qui gravit l’escalier et revient de son travail pour faire les lits, balayer l’appartement. J’entends son pas lourd et lent de cardiaque. Trois étages à monter la fatiguent tellement. Quand je serai grand, je serai colonel médecin, avec une bande de velours grenat sur mon képi à cinq galons, je lui prescrirai le repos et son mari devra m’obéir ».

 « Son mari » c’est bien sûr le père d’Albert. Il regarde sa mère faire la cuisine.

« Pendant que mijote le bœuf, elle me parle de la Bible. Sache, mon fils, que l’Éternel, béni soit Son saint nom, a parlé Lui-Même à notre maître Moïse qui était Son ami intime, loué soit-il, et Il lui a dit que si l’âne de ton ennemi est en difficulté, tu dois aider l’âne, tu dois le relever gentiment s’il est tombé, et tu dois le ramener à ton ennemi. Ce sont les propres paroles de l’Éternel dans le Livre que dans Sa grande bonté Il a donné à notre peuple. Te rends-tu compte, l’Éternel, roi de l’univers, qui S’occupe même d’un petit âne ! N’est-ce pas chose sainte, mon fils ? »

Albert est toujours seul car sa mère travaille toujours et il n’a pas d’amis et il prend l’habitude d’écrire en l’air avec son doigt et sa mère l’appelle mon écrivain chéri et, dit-il, « je suis resté le même et j’ai écrit chacun de mes livres pour une femme aimée ».

Albert Cohen décide de pardonner à son père d’avoir tyrannisé sa maman chérie, et de ne plus voir que les côtés positifs de cet homme qui n’était pas si intelligent et fin que sa femme mais qui respectait la littérature, la philosophie et la musique, même s’il n’y comprenait pas grand chose.

« Pendant une quarantaine d’années, il s’est efforcé de nager dans les eaux de la connaissance. Toujours il a perdu pied, toujours il s’est noyé, et toujours il est revenu à la surface, a recommencé courageusement. Et ceci encore, en peu de mots. Sa fierté secrète, pudique, des livres de son fils. Et aussi, en somme, son affection pour son fils, affection gênée, jamais dite. Oui, père, je brûle les mauvais souvenirs avant de mourir, et je fais ma paix avec vous ».

 

Albert Cohen évoque ensuite son chagrin de la mort de son cher Marcel Pagnol, et son regret de la mort de la belle Diane, qui a inspiré le personnage d’Ariane dans Belle du Seigneur.

Le sentiment de base, dans tout cela, c’est l’horreur de la mort, son caractère irrévocable, le sentiment de perte définitive des personnes aimées. Albert Cohen essaie de toutes ses forces de croire à une vie après la mort et il oscille constamment entre la confiance et le pessimisme.

La moitié du livre est constituée de prières. Il n’y a pas besoin de croire en Dieu pour le prier, et d’ailleurs qu’est-ce que la foi ? L’autre jour je vous parlais du pasteur Wurmbrand, qui dit que beaucoup de gens croient être chrétiens et ne le sont pas, et qu’inversement beaucoup de gens croient être athées et ne le sont pas.

« Ô Dieu et père, ô mon aimé muet, je me présente devant Toi et, les mains jointes, essayant de sourire pour trouver grâce, je Te demande de me parler enfin, de me dire Ta promesse et de me donner Ton réconfort. Pourquoi suis-je seul abandonné par Toi, alors que tant d’autres, moins aimants de Toi, croient tellement à Toi et sont heureux en leur compacte sécurité ?»

« Et le plus beau de l’affaire, c’est que le religieux c’est peut-être moi, malgré mes mécréances, et non ces aimables dont les nobles croyances sont une supplémentaire bouillotte et un additionnel chauffage central et aussi une morphine. N’empêche que je vous aime, chers croyants, et je vous respecte malgré ma moquerie d’immense tristesse et perdition ».

« Il me faut Dieu, le seul, le vrai, celui qui apporte la paix qui est joie ».

Albert Cohen se croit incroyant parce qu’il a une trop haute idée de Dieu pour accepter l’image médiocre que lui en donnent les croyants qu’il connaît, ceux, dit-il, « qui se désintéressent de Toi et qui donc T’acceptent et n’ont rien à Te reprocher ».

« Car moi, je T’aime, et toujours on condamne ceux qu’on aime. (…) Je T’aime et Tu m’indignes. Je Te veux digne de Toi et je T’appelle au secours contre Toi ».

« Mon Dieu, aide-moi. Je ne demande qu’à croire en Toi et de toute mon âme T’aimer, mais je veux que Tu sois vrai. Ce qu’ils disent de Toi est trop niais ».

Les faux-semblants ne l’intéressent pas. Il cherche l’absolu et rien d’autre.

« Je veux que Tu sois par Toi et non par moi ».

Le silence de Dieu le désespère. Parfois tout s’éclaire et Dieu semble se manifester « et j’ai crié qu’il est, et que tout ce que les athées disent est faux, car Il est, et que tout ce que les religieux disent est faux, mais qu’Il est ! »

Et à la page suivante :

« Assez, assez de ces faibles éclairs de foi voulue. Si Dieu était, je serais le premier à le savoir, car qui plus que moi pourrait L’aimer ? »

 

Albert Cohen aime aussi Israël, son peuple. Il oppose l’idéologie païenne du nazisme, et le judaïsme. Le nazisme c’est la loi de la nature, c’est-à-dire la loi du plus fort, « l’homme de nature qui est un pur animal et de proie, le fauve qui est noble et parfaite créature, un seigneur sans l’humilité née de la faiblesse. (…)Et en vérité lorsqu’ils massacraient ou torturaient mes Juifs, ils punissaient le peuple ennemi, le peuple de la Loi et des prophètes, le peuple qui a voulu l’avènement de l’humain sur terre. Oui, ils savaient ou pressentaient qu’ils étaient le peuple de nature et qu’Israël était le peuple d’antinature ».

« Issue de mon peuple, la religion chrétienne a transformé la gentilité et par elle sur d’immenses territoires l’homme est devenu humain ( …) Ces deux filles de Jérusalem, la juive et la chrétienne, Hitler les haïssait également car toutes deux sont reines d’humanité ennemies des lois de nature. Qu’elles le sachent ou non, qu’elles le veuillent ou non, les plus nobles portions de l’humanité sont d’âme juive et se tiennent sur leur roc qui est le livre de mon peuple ».

 

Albert Cohen aime l’espèce humaine.

« Ô notre chère planète qui fut belle et peut-être unique, à jamais déserte bientôt. L’espèce humaine, si merveilleuse malgré tout, celle de Beethoven et de Mozart, va disparaître, assassinée par son ingénieuse méchanceté ».

Il se méfie de la force, et de l’admiration de la force. La force lui fait peur car elle est le pouvoir de tuer. Belle du Seigneur, par exemple, est remplie de cette question : comment les femmes, qui sont des êtres si raffinés, peuvent-elles aimer les hommes forts, c’est-à-dire, dans cette optique, les moins humains ? Il trouve ça scandaleux. Il connaissait bien la question car il a beaucoup été aimé (pourtant il n’avait rien d’une brute !)

 

Il expose aussi ses idées sur l’amour du prochain.

« Depuis deux mille ils parlent de l’amour du prochain, ils croient y croire, et parfois ils jouent à aimer leur prochain, mais ils ne l’aiment pas en vérité ». Le seul véritable amour du prochain est ce qu’il appelle la « tendresse de pitié », à laquelle on accède par trois voies.

La première est l’identification à l’autre : si je suis l’autre, comment n’éprouverais-je pas pour lui une tendresse de pitié ?

La deuxième voie est la connaissance de l’universelle irresponsabilité : si je sais que les autres ne peuvent pas être autrement qu’ils sont, je ne peux pas leur en vouloir, et je n’y ai aucun mérite.

« La troisième et dernière voie, la royale et la plus sûre, vers la tendresse de pitié, seul possible et sincère amour du prochain, est la connaissance de l’universelle mort et la terrible certitude que le prochain mourra ».

« Mes petits enfants, mes pauvres futurs morts, ne haïssez plus, ayez pitié les uns des autres, car vous mourrez. Croyez à ma vérité, car elle est grande quoique simple et humble et trop répétée par moi, maladroitement répétée. (…) Ô vous, frères humains, croyez à cette loi que je vous propose, loi de la tendresse de pitié, frêle testament que je laisse aux vivants, humble loi que je sais être celle du seul possible et seul sérieux et seul véritable amour du prochain ».

 

Les dernières pages du livre contiennent encore des supplications.

« Dieu de justice, j’en appelle à Toi contre Toi (…) Fais de moi Ton enfant éperdu de foi. Mène-moi vers les eaux du repos. Aie pitié, n’oublie pas que je suis de la maison d’Aaron. Aie pitié de cet infidèle qui n’a pas eu la chance d’une foi transmise. Je n’attends ma foi que de Toi. Est-ce une faute de n’attendre que de Toi ? »

Le livre s’achève sur ces mots. Albert Cohen a 83 ans. Trois ans après il a eu la réponse à ses questions : j’espère bien qu’il a retrouvé sa mère et les autres, et son Dieu bien-aimé.

 

Pour finir voici encore deux phrases tirées des Carnets :

« Le génie, c’est avoir le cœur plein d’amour et l’œil méchant ».

« Je ne sais dire que ce que je ressens et qui me torture ».

Ces deux phrases dépeignent très bien l’auteur. Il est intelligent, lucide, ironique, sensible, naïf, jamais ennuyeux ni abstrait ni vulgaire, il a du charme, enfin il a toutes les qualités !

Les livres d’Albert Cohen se trouvent partout. Ils existent tous dans la collection Folio :

les romans (Solal, Mangeclous, Les valeureux, Belle du Seigneur),

Le livre de ma mère (méditation sur la mort de sa mère),

Ô vous frères humains, qui raconte sa découverte de l’antisémitisme.

Et si vous ne connaissez pas encore Albert Cohen, vous avez bien de la chance, parce que vous allez pouvoir le découvrir. Alors bonne lecture !